Prêche #69 « Pourquoi avons-nous peur de Dieu ? », (Omero Marongiu-Perria, 28 novembre 2025)
J’adresse mes louanges à Dieu, le Créateur du monde, le Miséricordieux en son Essence et dans ses actes ; Il est le Puissant (al-‘Azîz) et l’Aimant (al-Wadûd), le Juste (al-‘Adl) et le Généreux (al-Karîm). Il est le pourvoyeur de toute subsistance (al-Razzâq) ; Il a créé l’être humain (bachar : celui dont l’épiderme est apparent) tel le potier façonnant son objet à partir d’un savant mélange d’argile compacte (tîn lâzib), puis il lui a insufflé de son Souffle vital (rûh) afin de le transformer en Souffle animé, ou incorporé (nafs), et Il l’a relié à l’ensemble des règnes et des êtres dotés du Souflle (al-nasama), telle la brise du matin (al-nasîm) qui diffuse, de par le monde, l’énergie de vie. J’adresse mes salutations sur notre Noble Prophète, Muhammad, que la paix et les bénédictions de Dieu soient sur lui.
J’ai choisi de formuler le thème de ce sermon en une phrase interrogative pouvant apparaître comme ambigüe ; le questionnement peut en effet sous-entendre de ma part un acquiescement implicite, dans le sens où je cautionnerai sans réserve le fait que nous devons avoir peur de Dieu. À l’inverse, le point d’interrogation peut transcrire une critique de la notion de peur de Dieu elle-même et de ses implications, comme si nous ne devrions pas envisager notre relation au divin sous cet angle. De mon point de vue, les deux approches ne sont pas forcément antagonistes ; elles constituent en fait les deux facettes d’une attitude spécifique aux croyant·e·s monothéistes dans leur rapport au monde, dans leur représentation et dans leur rapport à Dieu. Mais, encore convient-il de définir les termes qui entrent dans le registre de la peur, de la crainte, mais aussi de la prudence et du désir. Beaucoup, parmi les émetteurs de discours sur l’islam, les emploient en effet avec une tendance à gommer leurs nuances, allant jusqu’à prôner le contraire des éléments structurants du rapport à Dieu tels que le Coran le propose. Cela est souvent dû à ce que j’ai qualifié, dans plusieurs de mes textes, d’“approche péjorative du divin”. De ce point de vue, il existe une véritable “théologie de la peur”, historiquement construite en islam comme dans le christianisme1. Aussi, certain·e·s musulman·e·s développent aujourd’hui une véritable allergie – pour ne pas dire une révulsion – radicale à la peur, qu’iels considèrent comme représentant purement et simplement un dévoiement de l’esprit des textes sacrés et de la façon dont ils explicitent l’amour que Dieu dispense au sein de la création. Ces musulman·e·s ne veulent plus entendre parler de la peur, iels fuient les passages du Coran où, dans les traductions courantes, différents mots arabes sont transcris par des vocables liés à la peur. Éduqué·e·s – à la maison, à la mosquée, dans les réseau de pairs – à une vision de Dieu qui se dessine sous la forme triviale du Père fouettard prêt à punir pour le moindre écart, iels ont pris le parti de jeter le bébé avec l’eau du bain en cherchant à supprimer ce qui les fait désormais souffrir dans leur religiosité musulmane.
Cette attitude, je pense, est en grande partie la conséquence d’abus de la part d’imams et de prédicateurs qui rivalisent de détails sur la cruauté, la perversité et la tyrannie d’un Dieu prêt à châtier, dans l’au-delà, pour le moindre faux-pas et les petites choses de la vie quotidienne. À ce sujet, il m’apparait pourtant très clair qu’il faut établir une distinction entre le Coran et les de la tradition prophétique sur la façon dont les deux corpus envisagent la notion même de la peur et le rôle qu’elle joue dans les rapports entre les humains, entre l’humain et le reste du monde, et entre l’humain et Dieu. Le discours coranique, par exemple, est fondamentalement articulé à la responsabilité humaine pour la réalisation d’un idéal de société juste et pacifiée ; de ce point de vue, être croyant signifie avant tout se rallier à un idéal de libération de toute oppression pour retrouver la plénitude de l’engagement, individuel et collectif, appelé Alliance primordiale, contracté avec Dieu alors que, encore à l’état de souffles en potentiel devenir humain, nous avons pris l’engagement à le reconnaître comme Seigneur (Cf. Coran 7:172). Le Coran, à ce propos, emploie parfois des mots extrêmement durs vis-à-vis des humains qui ont dévoyé ce pacte primordial en se voilant la face et en cherchant à se soustraire de leur engagement – c’est d’ailleurs le sens littéral du terme kâfir – car, par leur attitude et leurs actes concrets, ils concourent à semer le désordre sur la terre. Les descriptions coraniques du Jour du Jugement Dernier, des conséquences post-mortem des actions commises en ce monde, et du châtiment divin, avec la sémantique de la peur qui les accompagne, sont à restituer dans le cadre général de cet idéal de réalisation collective que le Coran propose. J’y reviendrai dans la suite de mon propos mais je soulignerai, ici, pour susciter votre curiosité, que le registre de la peur, dans le Coran, n’est pas du tout employé pour ce qu’on nomme, par pragmatisme, les actes du culte comme la prière ou le jeûne ; le texte ne mentionne aucunement qu’on prie et qu’on jeûne parce qu’on a peur de Dieu, ou qu’on doit les pratiquer en ressentant de la peur vis-à-vis de Dieu. En revanche, le croyant et la croyante peuvent ressentir des émotions qui confinent à la peur ; il y a là une subtilité qui n’est anecdotique et que j’expliciterai plus bas.
La distinction, ici, avec les textes de la tradition prophétique, mérite d’être clairement établie. C’est en effet dans le corpus des hadiths que la peur se transforme en instrument de culpabilisation des croyant·e·s, pour un peu tout et n’importe quoi, y compris pour les actes du culte. Je voudrais vous en donner un exemple très basique à travers ce propos, attribué au Prophète et rapporté par plusieurs auteurs de Sunan, d’après Abû Hurayra : « Protégez-vous de l’urine car l’essentiel des tourments de la tombe en découlent2. » Bukhârî et Muslim rapportent, pour leur part, que le Prophète passa près de deux tombes en disant : « Les deux individus enterrés ici sont châtiés, et pas pour un grand péché : le premier ne se préservait pas de son urine et le deuxième colportait la médisance3. » On trouve également, chez les auteurs des Sunan, un hadith, avec quelques variantes, selon lequel le Prophète aurait affirmé : « Parfois, un individu peut finir d’accomplir sa prière et il ne lui en est inscrit [auprès de Dieu] que le dixième, le neuvième, le huitième, le septième, le sixième, le cinquième, le quart, le tiers, ou encore la moitié4. »
Les ouvrages de hadiths abondent ainsi en propos, attribués au Prophète, qui tendent à culpabiliser les musulman·e·s et qui les plonge, finalement, dans une situation d’insécurité en suscitant chez elleux une véritable peur d’un Dieu qui s’est transformé en comptable des moindres détails de notre vie. Installée dans les discours religieux, cette peur tue la spontanéité dans la relation au divin ; c’est pour cela que beaucoup de musulman·e·s tombent, parfois pendant de nombreuses années, dans un conformisme religieux où la forme de l’acte est valorisée au détriment de la profondeur du lien à Dieu. Iels en ressortent, pour certain·e·s, complètement abîmé·e·s, sur le plan psychologique, avec un sentiment de panique dès lors qu’on les invite à porter un simple regard critique sur leur relation à Dieu.
Permettez-moi donc d’explorer la sémantique de la peur, de la crainte, de l’humilité et du désir, pour mieux comprendre le fond de la proposition coranique à l’adresse des êtres humains. Cela nous permettra de redéfinir une base de départ et une trame assainie du rapport à Dieu. Mais commençons par nous attarder succinctement sur le terme lui-même, objet de la présente réflexion. La peur vient du latin paveo, issu de pavere, signifiant littéralement battre. Le Wiktionnaire donne trois définitions de pavere qui sont : être ému ou être frappé ; trembler de peur, être effrayé ; se contracter. Sous ces trois angles, la peur apparaît comme revêtant un aspect très concret, physique : c’est une « émotion pénible produite par l’idée ou la vue d’un danger. » Le Cnrtl, pour sa part, en donne une définition plus détaillée : « État affectif plus ou moins durable, pouvant débuter par un choc émotif, fait d’appréhension (pouvant aller jusqu’à l’angoisse) et de trouble (pouvant se manifester physiquement par la pâleur, le tremblement, la paralysie, une activité désordonnée notamment), qui accompagne la prise de conscience ou la représentation d’une menace ou d’un danger réel ou imaginaire. Synon. crainte, effroi, épouvante, frayeur, terreur ; arg., pop. frousse, pétoche, trouille, venette. » Le dictionnaire en ligne Synonymo donne quarante-quatre synonymes au mot peur, entre autres la crainte, l’effroi, la frayeur, mais aussi le cauchemar, l’inquiétude, l’anxiété, la panique. Même si nous n’en avons pas une connaissance précise et affinée, nous utilisons chacun de ces mots, par éducation mais aussi par intuition, dans des situations différentes. Nous employons également crainte comme un équivalent de peur ; son étymologie vient du latin tremere, qui signifie frémir, frissonner, et il trouve son pendant dans le gaulois critô. Craindre, c’est « envisager par la pensée quelqu’un ou quelque chose comme devant être nuisible, dangereux » mais c’est aussi « respecter et vénérer un personne ». La crainte n’est pas équivalente à la peur mais, dans les deux cas, les mots transcrivent ce qu’on ressent au fond de soi, et que le corps et la parole expriment.
De ce point de vue, la peur revêt dans le Coran un aspect très concret, physique et visible ; on la voit touchant directement des prophètes, des croyants, mais aussi les groupes les plus fragilisés au sein des sociétés antiques, lorsque tous ces personnages des scènes coraniques subissent des affres de la part des gens de pouvoir assoiffés de domination et d’exploitation. Le dictionnaire des mots du Coran répertorie cent-vingt-deux occurrences du terme khawf, la peur. Elle est nommée, détaillée, déconstruite et si le Coran s’y attarde autant, c’est tout simplement parce que la peur est inhérente à la vie elle-même. Je n’entrerai pas ici dans un exposé des fondements physiologiques de la peur qui dépasserait le champ de cette modeste réflexion ; on peut la définir simplement comme une réponse du corps qui se déclenche dans l’amygdale, la partie du système limbique du cerveau traitant les émotions et identifiant les menaces. Cette émotion spécifique est liée à notre instinct de survie et elle se traduit par trois types de comportements : la fuite, le combat et la paralysie. On peut donc affirmer que la peur est une partie intégrante des interactions humaines et du lien que les humains entretiennent avec leur environnement. Le Coran mentionne, d’un côté, la situation parfois très délétère que peuvent vivre des prophètes et des croyants, en ce monde, en contraste avec l’apaisement qu’ils vivront dans l’au-delà. D’un autre côté, il décrit les illusions de bonheur matériel que peuvent vivre les transgresseurs des commandements divins et les oppresseurs ; elles masquent en fait une peur sous-jacente de perdre leur domination et leurs richesses matérielles.
Le Coran use de la sémantique de la peur pour condamner les actions humaines immorales et la volonté de puissance qui conduit certains humains à une forme d’arrogance et de perversion. Il insiste également sur le fait qu’on ne peut pas bâtir une société apaisée sans vertu, sans morale collective, sans confiance, sans sécurité, sans justice et, aussi, sans combattre toutes les formes d’asservissement. C’est pour cela que le texte coranique détaille la peur dans ce qu’elle a de plus concret : lorsque la vie est en danger, lorsque le ventre est vide, lorsqu’on est confronté à la guerre, à l’exploitation, aux menaces de tous bords. Le lien à Dieu vient en remède à cette peur ; il apaise les croyant·e·s, il renforce l’action des prophètes lorsqu’ils alertent leurs peuples sur la nécessité de tenir compte des conséquences de leur éloignement de cette visée morale. Lorsque le Coran évoque la peur, c’est donc toujours en lien avec un état de société particulier. Il nous rappelle que la vie humaine n’est pas simple ; elle possède son lot de joie et de bonheur, mais elle comporte aussi une part malsaine qui renferme de la peine, de l’affliction et de la peur. C’est pour cela que, face aux transgressions humaines constantes et à la peur que certains humains suscitent chez d’autres5, Dieu peut lui-même instiller de la peur dans le cœur des premiers afin de les éprouver et de leur rappeler qu’il est le seul détenteur du pouvoir absolu. Le Coran, rappelle, à ce propos, une situation relative à la bataille de Badr, à l’adresse du Prophète :
Et lorsque Nous t’avons dit : “Ton Seigneur cerne les humains [de sa connaissance]” ; et Nous n’avons fait, de la vision que Nous t’avons accordée, ainsi que de l’arbre maudit dans le Coran, qu’autant de mises à l’épreuve pour les humains. Mais Nous avons beau les intimider (takhwîf), cela ne les fait qu’accroître leur esprit de rébellion. (Coran 17:60)
Le Coran nomme d’ailleurs ces derniers d’un qualificatif tranché, celui de mujrim (pl. mujrimûn), que l’on traduit généralement en français par criminel(s) ; le terme le plus approprié, à mon sens, est cependant plutôt celui de prévaricateur(s) : c’est la traduction qu’avait adopté, en son temps, Muhammad Hamidullah. Prévariquer, en français un peu vieilli, signifie manquer sciemment, par intérêt ou par cupidité, aux devoirs de sa charge. Rapporté aux textes sacrés, la prévarication est une transgression directe de la loi divine, d’un devoir religieux ou d’une obligation morale. Le Coran va donc droit au but en visant directement les soubassements de la corruption humaine, de ses conséquences et de la nécessité de la combattre. À l’inverse, lorsque les croyants se considèrent dans une situation désespérée, Dieu manifeste sa Toute-puissance et sa Bonté afin qu’ils recouvrent la plénitude de la foi.
Le Coran, à ce propos, utilise une fois le terme de peur, comme pour réajuster le regard que les croyants portent sur le monde, sa réalité et ses illusions :
Très certainement, voilà [la réalité de] Satan ; il suscite la peur (takhwîf) chez ses suppôts (awliya’ : litt. protégés). N’ayez pas peur (khawf) d’eux mais ayez peur de Moi si vous êtes des croyants [authentiques, véridiques, accomplis]. (Coran 3:175)
Selon les commentateurs, ce verset conclut un passage relatif à la bataille de Uhud : les tribus polythéistes s’étaient liguées dans leur volonté de détruire les musulmans et l’information s’était répandue au sein des croyants, suscitant chez certains de la peur. Le Coran vient ici apporter une réponse graduelle à cette stratégie de peur. C’est dans ce sens qu’on peut aussi interpréter les passages suivants :
Dieu leur a enjoint de ne pas prendre deux divinités distinctes ; vous n’avez qu’une divinité unique et c’est Moi que vous devez craindre (rahba). » (Coran 16:50) et « Et d’où que tu sortes [pour partir en voyage], tourne ton visage en direction de la Mosquée Sacrée ; où que vous soyez, tournez vos visages dans sa direction afin que les gens n’aient pas d’arguments contre vous, exception faites des Injustes (zhâlim/ûn : inique, oppresseur, qui cherche à nuire) parmi eux. Ne les craignez (khachiya) donc pas, craignez-moi plutôt, et afin que je parachève sur vous Mon bienfait (ni’ma), sans doute serez-vous bien guidés. (Coran 2:150)
La racine arabe ra-ha-ba signifie à la fois la crainte et le fait de redouter quelque chose ; elle est utilisée pour désigner le moine, al-râhib, terme qu’on pourrait traduire comme celui qui nourrit une crainte révérencielle pour Dieu en fuyant ce qu’il redoute du monde.
À travers ce développement, j’ai essayé de montrer que le registre de la peur, dans le Coran, est très cohérent et il décrit les différents aspects de la vie collective et de la condition historique humaine. Il invite les croyant·e·s à transformer leur regard sur le monde en gardant constamment à l’esprit que seul Dieu est le détenteur du pouvoir absolu. Dans ce domaine, la sourate Tâ-Hâ (20) donne une exemple paradigmatique du dépassement de la peur en décrivant toutes les étapes par lesquelles Moïse passe afin d’être en mesure d’affronter Pharaon, incarnation intemporelle de la transgression des commandements divins. Pourtant, même après avoir reçu les miracles, après avoir communiqué sans voile avec Dieu, le prophète a encore vécu un moment de peur intérieure lorsqu’il a affronté les magiciens égyptiens :
En son for intérieur, Moïse éprouva de la peur (fa awjasa fî nafsihi khîfatan mûsâ). (Coran 20:67)
C’est le petit résidu, la peur insidieuse qui surgit des entrailles et qu’on essaie de contenir, de ne pas manifester. Eh bien, à ce moment-là, Dieu vient encore apaiser le cœur de Moïse :
Nous lui dîmes : “N’aie pas peur, c’est toi qui auras le dessus” (Coran 20:68)
Dieu lui demande de jeter son bâton – c’est la deuxième fois, après qu’il lui a demandé de le jeter lorsqu’il se trouvait près du buisson ardent – et ce simple geste va changer la donne. Les magiciens, en effet, prennent alors conscience de l’illusion de puissance dans laquelle ils étaient plongés et cela les conduit non seulement à adhérer au message de Moïse, mais surtout délaisser tout sentiment de peur face à l’arrogance de Pharaon.
Il demeure quand même une formulation coranique qui revient à quatre reprises dans le texte, il s’agit de la dualité khawfan wa tama’an, qui signifie littéralement : “par peur et par désir”. C’est une articulation qui surgit d’une façon inattendue ; elle est liée par deux fois à la manifestation des forces de la nature comme un aspect de la toute-puissance divine :
C’est Lui [Dieu] qui vous fait voir l’éclair, comme un signe de peur et de désir, et Il fait naître (ou : Il forme) les nuages lourds. (Coran 13:12)
Un autre de Ses signes est de vous faire voir l’éclair, comme un signe de peur et de désir, et à faire descendre la pluie du ciel pour faire revivre la terre après qu’elle soit devenue stérile. Il y a, très certainement, en cela, des signes pour tout groupe humain enclin à réfléchir. (Coran 30:24)
Les deux passages évoquent la force de la nature qui devrait nous remplir d’admiration, au sens étymologique du terme – du latin ad-mirare – signifiant “voir avec étonnement” ; cela renvoie à la capacité qu’on se donne, en observant le monde, à se laisser pénétrer par l’émerveillement et la passion, comme un enfant observant le monde avec les yeux écarquillés. Les deux autres passages nous font pénétrer dans une modalité un peu plus pratique du rapport à Dieu :
Adressez-vous (ud’û) à votre Seigneur avec humilité (tadharru’) et discrétion (khufya) car, très certainement, Il n’aime pas ceux qui usent d’un comportement malveillant (mu’tad). Ne semez pas la corruption sur la terre (ifsâd, également le désordre) après qu’elle ait été réformée (içlâh), et adressez-vous à Lui [partagés] entre la peur et le désir. Très certainement, la Miséricorde de Dieu est proche des bienfaisants. (Coran 7:55-56)
Seuls ont foi en Nos Signes (âyât) ceux qui, lorsqu’ils ont été rappelés [à être attentifs] par ceux-ci, tombent prosternés (kharrû sujjadan) en proclamant la louange de Dieu et ils ne s’enflent pas d’orgueil. Leurs flancs se séparent de leur couche ; ils invoquent leur Seigneur par peur et par désir et ils dépensent, en aumône, une partie de la subsistance que Nous leur avons donnée. (Coran 32:15-16)
Il serait trop long, ici, de restituer chaque passage dans le contexte de sa sourate, bien que cela nous permettrait d’aller encore plus en profondeur dans l’interaction des sentiments qu’on nourrit envers Dieu à la jonction entre, d’une part, ce qu’on expérimente en termes d’ouverture de la conscience sur l’incarnation du divin dans le monde et, d’autre part, notre expérience de vie concrète qui intègre la peur comme un élément de notre condition humaine. Cela me permet de faire la transition avec la dimension concrète du rapport à Dieu. Le Coran l’évoque à travers des images très pratiques, palpables, qui relèvent du ressenti qu’on éprouve au plus profond de soi. Le mot qui peut résumer cela est certainement celui de khashya, la crainte révérencielle, qui est à l’opposé de la peur et de l’angoisse :
Tâ-Hâ, Nous n’avons pas descendu ce Coran sur toi pour que tu sois affligé (chaqiya : être malheureux, avili), si ce n’est que comme rappel pour celui qui craint (li-man yakhshâ). (Coran 20:3)
Ce rappel a des effets concrets :
Dieu a fait descendre le plus beau récit : un Écrit homogène et itératif (qui se répète). Les peaux de ceux qui craignent (khashya) leur Seigneur en frissonnent (taqcha’irr), puis leurs peaux et leurs cœurs s’attendrissent à la mention de Dieu. Telle est la guidance de Dieu, Il guide par cela qui veut [être guidé]. Et quiconque Dieu laisse désorienté ne trouvera aucun [autre] guide. (Coran 39:23)
Très certainement, ceux qui ont la foi sont ceux dont les cœurs frémissent (wajilat qulûbuhum : leurs cœurs sont en émoi) lorsque Dieu est mentionné, et lorsque Ses Signes leur sont transmis, cela accroit leur foi et ils placent confiance en leur Seigneur. (Coran 8:2)
On peut aisément comprendre que ces deux passages du Coran ne se situent pas du tout dans le registre de la peur mais plutôt dans celui de l’émerveillement et de ce qu’il est quasiment impossible de restituer par des mots, car cela relève du sentiment religieux profond. Le Coran décrit également l’attitude complètement opposée :
Et lorsque Nos Signes leur sont énoncés comme des preuves évidentes [de la foi en Dieu], tu discernes (ta’rif : litt. tu comprends) la réprobation (munkar : contestation, négation, désapprobation) sur les visages des dénégateurs. Peu s’en faut qu’ils n’agressent ceux qui leur transmettent nos Signes. Dis : “Vous informerai-je de pire que cela ? C’est le feu que Dieu a promis à ceux qui ont dénié le Message. Et quel mauvais lieu de devenir !” » (Coran 22:72)
C’est la première mention que je fais, dans mon propos, du châtiment divin. Cela est volontaire, de ma part, car j’ai voulu me décentrer d’une approche de Dieu articulée à la peur de l’enfer. Cela méritera une réflexion ultérieure globale sur l’eschatologie coranique qui, à partir de l’arrière-fond biblique, dresse un tableau spécifique du Jugement, du paradis et de l’enfer. Il convient toutefois de mentionner, en lien avec ce que j’ai développé précédemment, qu’une des caractéristiques essentielles de la situation des croyants, dans l’au-delà, est qu’il seront justement à l’abri de la peur : « Ils ne connaîtront ni la peur, ni la tristesse » nous dit le Coran ;
la formule revient treize fois dans le texte, dont six dans la sourate al-Baqara (La Génisse), avec d’ailleurs une imprécision de temps puisqu’elle peut concerner la situation de ceux qui suivent la guidance divine, aussi bien en ce monde que dans l’au-delà. On peut la comprendre dans le sens où la personne ayant un lien fort avec le divin vit sans le double fardeau de la peur des conséquences des actes qu’elle commet et de la tristesse liée à ses actes passés. C’est une sorte d’état spirituel que les croyant·e·s devraient chercher à cultiver au quotidien.
Cela nous conduit sur le terrain des modalités pratiques de la relation à Dieu. Au-delà de toute considération sur les actes eux-mêmes, le Coran s’attarde avant tout sur l’état d’esprit et l’attitude d’humilité avec laquelle le croyant entretien son lien au monde et à Dieu. Deux termes traversent, à ce propos, le texte coranique :
- le premier est le khuchû’, qui est mentionné à dix-sept reprises ; le terme transcrit l’idée de s’abaisser dans une attitude de recueillement. Le Coran donne l’image des cœurs, des visages et du corps lui-même qui se trouvent, d’une façon volontaire en ce monde, et d’une façon générale pour tous les humains et l’ensemble de la création au Jour du Jugement Dernier :
Ce jour-là, ils suivront l’appel du héraut, sans volte-face, et les voix s’abaisseront devant le Tout-Miséricordieux. Tu n’entendras alors qu’un murmure. (Coran 20:108)
De ce point de vue, le khuchû’ est une sorte de discipline du cœur qui laisse émerger une attitude particulière d’humilité.
- le deuxième est la taqwâ ; c’est un terme particulièrement central de la rhétorique coranique, puisqu’il revient presque quatre-cent fois dans le texte. La racine w-q-y transcrit l’idée de conserver, préserver, prémunir, défendre, et pourtant nombre de traductions du Coran la rendent par le français crainte, ce qui représente une catastrophe. En effet, une personne non-arabisante qui lit le Coran et y trouve des centaines d’occurrences liées à la peur et à la crainte de Dieu ne pourra en déduire qu’une chose : le Dieu du Coran use d’une autorité oppressive. Certaines traductions ont opté pour l’expression “ceux qui se prémunissent” et “ceux qui se prémunissent en Dieu”, ce qui est tout à fait juste. La taqwâ n’est autre, ici, que la conscience morale des croyant·e·s qui puise sa source en Dieu. Parler de conscience morale, c’est établir un lien entre ce qui relève du sentiment religieux, de la foi, de l’indicible, et ce qui relève de l’intellect, de la cognition, de la réflexion sur les valeurs qui nous animent et sur l’attitude à adopter, en qualité de croyant, pour témoigner de sa foi au sein du monde. Le Coran résume d’ailleurs cette jonction à travers une expression qui revient à quelques reprises : « fa/wa t-taqû-Llâh/nî yâ ulû l-albâb », « Et prémunissez-vous en conscience auprès de Moi, vous qui êtes dotés d’une conscience profonde », la dernière expression est la traduction de Maurice Gloton que je fais mienne.
Je m’arrêterai ici pour ce prêche avec une interrogation qui m’anime et que je partage avec vous : ce que le texte coranique exprime est bien différent de la construction historique d’une théologie de la peur qui ne cesse de fragiliser toujours plus les croyant·e·s. Aussi, si la tradition soufie a pu produire des sommités spirituelles qui ont lu le Coran par le prisme de l’Amour, comment en est-on arrivé à une religion au sein de laquelle les émetteurs de discours religieux ont pris le parti de construire une image aussi délétère de Dieu, au mépris de leurs propres textes ? Cela pose aussi la question du rapport critique que les musulman·e·s devraient entretenir avec le corpus de la tradition prophétique qui mérite d’être largement élagué.
J’invoque le Seigneur des mondes, le Très-Haut, afin qu’Il nous accorde une compréhension saine du Coran et qu’Il fasse de nous des témoins sincères et authentiques de l’islam. Amin
1 Pour comprendre la façon dont cette théologie de la peur s’est construite dans le champ chrétien, on pourra consulter les travaux incontournables de Jean Delumeau (1923-2020), notamment ses deux ouvrages La Peur en Occident (XIVe – XVIIIe siècles). Une cité assiégée, Paris, Fayard, 1978 et Le Péché et la peur : La culpabilisation en Occident (XIIIe – XVIIIe siècles), Paris, Fayard, 1983.
2 Ce hadith est rapporté, entre autres, par les imams al-Tabarânî, Ahmad ibn Hanbal, al-Dârqutnî et al-Hâkim. L’imam Ibn Hajar al ‘Asqalânî l’a également intégré dans son recueil des hadiths normatifs Bulûgh al-marâm (L’arrivée au but), support destiné à l’enseignement des canons juridiques.
3 Ce hadith est rapporté par les imams Bukhârî et Muslim dans leurs recueils des traditions prophétiques considérées comme authentiques, ce qui lui confère un statut normatif dans les ouvrages des canons juridiques islamiques.
4 Ce hadith est rapporté dans les recueils des imams al-Nasâ’î, abû Dâwûd et Abû Nu’aym.
5 cf. Coran 39:36 : « Dieu ne suffit-Il pas à Son serviteur [comme soutien] ? Et ils te font peur avec ceux qui sont en-deçà de Lui. Et quiconque Dieu laisse désorienté ne trouvera aucun [autre] guide. »

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