Prêche #68 « Arrogance et humilité : deux attitudes face à la foi » (Eva Janadin, 31 octobre 2025)

Chères sœurs, chers frères en humanité.

L’humilité et l’arrogance sont deux attitudes qui nous permettent de mieux comprendre la foi.

L’imân et la taqwa : de la foi à la prudence morale

L’imân, la foi, consiste à reconnaître un ordre supérieur et transcendant : elle est confiance en l’ordre divin et adhésion intime à une vérité spirituelle. Cette foi n’est pas une simple acceptation intellectuelle d’un ensemble de dogmes ; elle est engagement moral et motivation intérieure à bien agir.

Mais la foi, si elle ne s’incarne pas dans les actes, demeure vaine. Sa mise en pratique, son expression concrète, c’est la taqwa. Ainsi, le Coran affirme :

« Ce Livre est un guide pour ceux qui ont la foi (imân) et pratiquent la taqwa. » (Al-Baqara, 2:2)

« Les plus nobles auprès de Dieu sont les plus pieux (taqwa). » (Al-Hujurât, 49:13)

La taqwa peut se traduire par prudence morale. La racine waqa exprime l’idée de se préserver d’un mal ou d’un danger, qu’il soit physique, moral ou spirituel. La taqwa, c’est donc l’art de la maîtrise de soi, la capacité à éviter les excès et à rester dans les limites fixées par Dieu.

Cette prudence morale transforme la foi en humilité concrète : le croyant humble est prudent, car il sait dominer ses passions, éviter l’injustice et accepter ce qui dépasse sa volonté ou ses moyens.

Ce concept rejoint la phronesis d’Aristote – la « prudence morale » ou « sagesse pratique ». La phronesis est la faculté de discerner ce qu’il convient de faire dans une situation concrète pour atteindre le bien. Comme la taqwa, elle n’est pas un savoir théorique mais une sagesse appliquée à la vie quotidienne, un art de bien agir.

On est donc loin de la traduction réductrice de la taqwa comme simple crainte de Dieu. Comprendre la taqwa comme peur ou frayeur devant la Toute-Puissance divine est un contresens. La peur est une réaction émotionnelle, souvent irréfléchie et paralysante. Un croyant animé par la peur s’écraserait ou s’humilierait devant Dieu, perdant à la fois raison et confiance en lui.

Or, la taqwa appelle à une attitude consciente, rationnelle, volontaire et durable. Elle oriente nos choix sans les imposer par la peur. Elle développe une confiance lucide en notre capacité à progresser et à nous améliorer.

C’est pourquoi il s’agit d’apprendre à concilier humilité et confiance en soi. Dans le Coran, l’humilité n’est jamais synonyme d’abaissement ni d’humiliation, mais de conscience de soi, de ses limites et de sa juste place dans l’univers :

« Dieu n’impose à personne une charge supérieure à sa capacité. » (Al-Baqara, 2:286)

1. L’humilité coranique repose sur la reconnaissance de sa mesure

Ce verset enseigne que chaque être humain possède une capacité propre. Être humble, c’est reconnaître cette mesure : ne pas se surestimer, par orgueil, mais ne pas se sous-estimer non plus, par autodépréciation ou auto-flagellation. Ainsi, l’humilité n’est pas un dénigrement de soi, mais une lucidité sur sa propre valeur. L’homme humble sait ce qu’il vaut : il agit avec justesse parce qu’il connaît ses qualités tout en acceptant ses limites.

2. L’humilité ne nie pas la valeur de l’homme

Lorsque le Coran affirme que « Dieu n’impose à personne une charge supérieure à sa capacité » (Al-Baqara, 2:286), il reconnaît la dignité intrinsèque de chaque être humain. Ce verset implique que Dieu connaît, respecte et honore cette dignité. L’humilité coranique exclut donc toute idée d’écrasement ou d’humiliation spirituelle. L’homme n’est pas un être soumis par peur, mais un être responsable, porteur d’une mission. C’est ce que symbolise le rôle de khalifa, successeur de Dieu sur Terre, confié à Adam : preuve de la confiance immense de Dieu en la valeur humaine.

3. L’humilité est confiance en Dieu, et non défiance envers soi

La taqwa nous invite à reconnaître notre dépendance envers Dieu, non pour nous rabaisser, mais pour agir avec assurance dans les limites de ce qu’Il nous a rendus capables d’accomplir. Cette attitude engendre force, paix et sérénité – à l’opposé de l’humiliation, qui produit peur et impuissance.

Les figures de l’humilité dans le Coran

Le Coran propose une typologie des types de manifestations de l’humilité.

1. L’humilité de comportement et d’attitude extérieure

L’humilité dans le comportement et l’attitude extérieure est une vertu essentielle dans le Coran. Elle s’exprime à travers la manière d’être, de marcher, de parler et d’interagir avec autrui. Le croyant humble se distingue par une présence paisible et respectueuse, loin de toute ostentation ou arrogance.

La sourate Al-Furqân (25:63) décrit les « serviteurs du Tout Miséricordieux » comme ceux « qui marchent humblement sur terre, et qui, lorsque les ignorants s’adressent à eux, disent : “Paix” ». Cette image traduit une disposition intérieure de sérénité et de douceur, qui se reflète dans le comportement extérieur : le croyant ne répond pas à la provocation par la colère, mais par la paix.

De même, la sourate Luqmân (31:18-19) invite à la modestie dans la démarche et l’attitude : « Ne détourne pas ton visage des gens et ne marche pas sur la terre avec arrogance. Dieu n’aime pas tout arrogant plein de gloriole. Et sois modeste dans ta démarche. » Cette injonction relie directement l’humilité à la manière de se tenir et de se comporter en société. Le visage, la démarche et la parole deviennent ainsi des reflets du cœur : détourner son visage, marcher avec orgueil ou parler avec hauteur traduit une rupture du lien social et spirituel que l’humilité cherche à préserver.

Deux racines arabes éclairent cette conception. Dans Al-Furqân (25:63), le verbe « marcher humblement » provient de la racine h-w-n, qui évoque la douceur, la modération et une forme d’humilité tranquille. Elle désigne un comportement apaisé, exempt de brutalité ou d’arrogance. Dans Luqmân (31:19), l’expression « sois modeste dans ta démarche » renvoie à la racine q-ṣ-d, signifiant « viser droit », « être équilibré » et « agir avec mesure ». Cette racine associe l’humilité à la rectitude et à la juste mesure : elle ne suppose pas l’effacement, mais une marche droite, consciente, et dépourvue d’excès.

Ainsi, l’humilité extérieure dans le Coran n’est pas une simple posture, mais le signe visible d’une disposition intérieure équilibrée. Elle traduit la maîtrise de soi, la douceur dans les rapports humains et la conscience de la présence divine, qui incite le croyant à se comporter avec retenue, dignité et bienveillance envers autrui.

2. L’humilité face à Dieu

L’humilité face à Dieu est une dimension spirituelle et intérieure de la foi, profondément ancrée dans le Coran. Elle se manifeste dans l’attitude du cœur et de l’esprit devant la grandeur divine, traduite par le recueillement, la prosternation et la prière sincère. La sourate As-Sajda (32:15) indique que « seuls croient en Nos versets ceux qui, lorsqu’on leur rappelle, tombent prosternés et célèbrent la louange de leur Seigneur sans orgueil ». Ici, l’humilité se traduit par l’absence de vanité et de prétention devant la parole divine, une disposition où le croyant se reconnaît petit face à la magnificence de Dieu.

La sourate Al-Hadîd (57:16) souligne que « le moment n’est-il pas venu pour ceux qui croient que leurs cœurs s’humilient à l’évocation de Dieu et de ce qu’Il a révélé de la vérité ? ». L’accent est mis sur le cœur, dont l’humilité implique une sérénité intérieure et un abaissement volontaire, non pas physique seulement, mais spirituel. Cette racine, kh-sh-ʿ, évoque la prosternation intérieure, la concentration et le recueillement, révélateurs d’une humilité authentique, non ostentatoire.

De manière complémentaire, la sourate Al-Mu’minûn (23:2) précise que les croyants authentiques sont « humbles dans leur prière ». La pratique régulière et sincère de la prière est ainsi un miroir de l’état intérieur du croyant : se tenir humble devant Dieu, s’abaisser dans le respect et la concentration, et ressentir pleinement sa dépendance et sa limite face à Lui.

L’humilité face à Dieu se distingue donc de l’humilité sociale ou comportementale : elle ne se réduit pas à la posture ou à la douceur extérieure, mais naît d’un apaisement du cœur et de l’esprit, d’une sérénité intérieure qui conduit à la prosternation, à la louange sincère et à la reconnaissance permanente de la grandeur divine. Elle se fonde sur l’absence d’orgueil (lā k-b-r) et l’inclination respectueuse (kh-sh-ʿ), traduisant une humilité profonde, à la fois intérieure et contemplative.

3. L’humilité empreinte de miséricorde envers autrui

L’humilité empreinte de miséricorde envers autrui est une dimension relationnelle de l’humilité coranique, qui se manifeste par la douceur, le respect et la compassion dans les rapports humains. Elle ne se confond pas avec la soumission servile : elle implique un équilibre entre humilité et dignité, douceur envers ceux qui méritent bienveillance et fermeté face à l’injustice ou à l’arrogance. La sourate Al-Isrâ’ (17:24) illustre cette humilité filiale : « Et abaisse pour [tes parents] l’aile de l’humilité par miséricorde, et dis : “Seigneur, fais leur miséricorde comme ils m’ont élevé tout petit” ». Le croyant est appelé à s’abaisser par tendresse et gratitude, dans un geste de douceur sincère, sans humiliation, et à manifester un respect affectif envers ses parents.

Cette orientation se retrouve dans la sourate Ash-Shu‘arâ’ (26:215) : « Et abaisse ton aile de miséricorde pour les croyants qui te suivent ». Ici, l’humilité devient fraternelle et communautaire : elle se traduit par la bienveillance et la douceur envers les pairs, un abaissement symbolique issu de la compassion et de la solidarité. De même, la sourate Al-Mâ’ida (5:54) précise que les vrais croyants « sont humbles envers les croyants, fiers et dignes envers les mécréants », montrant que l’humilité ne signifie pas effacement total. Elle s’accompagne d’une conscience de la justice et d’une dignité nécessaire pour faire face à l’arrogance extérieure.

Les racines arabes employées pour cette forme d’humilité – dh-l-l – traduisent à la fois la douceur, l’abaissement volontaire et la compassion : que ce soit dans la tendresse filiale, l’attention fraternelle ou la reconnaissance de la justice, elles désignent une humilité affective, relationnelle et équilibrée. Ainsi, cette humilité n’est pas une faiblesse, mais une force intérieure qui permet de créer des liens empreints de miséricorde, de respect et de justice, tout en conservant la dignité et la fermeté face à l’arrogance.

4. L’humilité de détachement et de concentration spirituelle

L’humilité de détachement et de concentration spirituelle est une forme d’humilité intellectuelle et existentielle, qui consiste à se recentrer sur l’essentiel et à ne pas se laisser emporter par l’orgueil lié aux possessions ou au savoir. Le Coran met en avant cette humilité comme une sobriété intérieure, qui protège le cœur et l’esprit de l’illusion du moi autosuffisant. La sourate An-Nûr (24:37) décrit ainsi des hommes « que ni le commerce ni la vente ne distraient du rappel de Dieu », soulignant leur capacité à rester centrés sur le spirituel malgré les préoccupations matérielles et les sollicitations du monde.

De même, la sourate Al-An‘âm (6 : 141) avertit : « Ne te vante pas de ce que tu ne sais pas », rappelant que toute prétention fondée sur le savoir apparent ou les biens matériels est une forme d’orgueil (f-kh-r) qu’il faut éviter. La racine l-h-w, utilisée dans 24 : 37, évoque le détachement et l’insouciance des distractions mondaines : l’humilité consiste alors à ne pas se laisser absorber par ce qui éloigne de Dieu et de l’essentiel.

Ainsi, cette humilité n’est ni sociale ni affective, mais intérieure et réflexive. Elle demande concentration, discernement et simplicité, et permet au croyant de conserver sa sérénité et son équilibre, en évitant l’illusion de la grandeur personnelle, qu’elle provienne de la richesse, du savoir ou des apparences.

L’arrogance, un déficit de foi

Alors que l’humilité conduit à la prudence et à la juste mesure, l’arrogance mène à la folie et aux excès émotionnels : c’est ce que les Grecs appelaient l’hybris, la démesure. Un déficit de taqwa, c’est-à-dire de prudence morale, engendre nécessairement l’orgueil, la vanité et l’arrogance. Refuser de reconnaître un ordre supérieur, ignorer ses propres limites et mépriser autrui, c’est précisément rompre avec la sagesse de la foi.

L’arrogant n’a aucune lucidité sur lui-même : il ne sait ni ce qu’il vaut, ni quelle est sa juste place dans l’ordre du monde. L’orgueilleux se manifeste souvent par l’excès : il se met en avant, étale ses diplômes, ses connaissances, ses biens matériels ; il se surestime. Mais l’arrogance peut aussi prendre la forme d’une fausse modestie : certains se dévalorisent, manquent de confiance en eux, s’auto-censurent ou s’auto-sabotent. Sous cette apparente humilité se cache en réalité une peur du jugement et un orgueil inversé, car l’âme continue à se regarder elle-même au lieu de s’en remettre à Dieu.

Celui qui manque de confiance cherche alors à en faire trop pour prouver sa valeur ; il se surinvestit au-delà de ses forces, incapable de trouver sa juste place dans l’équilibre du monde. Cette course épuisante finit par le consumer intellectuellement et spirituellement, le privant de la paix intérieure que procure la taqwa.

Comme pour l’humilité, le Coran propose une typologie des types de manifestations de l’arrogance.

1. L’arrogance spirituelle et métaphysique

Refuser l’ordre divin, c’est contester la sagesse et la légitimité de Dieu dans Ses décisions. Ce refus trouve sa racine dans k-b-r, qui signifie « se grandir », « se croire supérieur », et désigne l’attitude d’orgueil par laquelle la créature se place au-dessus de son Créateur. L’exemple d’Iblîs dans la sourate Al-A‘râf (7:12) en est l’illustration parfaite : lorsque Dieu lui ordonne de se prosterner devant Adam, il réplique : « Je suis meilleur que lui, Tu m’as créé de feu, alors que Tu l’as créé d’argile. » En refusant d’obéir, Iblîs ne rejette pas seulement un ordre, il rejette la sagesse même de Dieu. Son arrogance est métaphysique : il s’érige en juge du plan divin, refusant de reconnaître que Dieu voit au-delà des apparences imparfaites de l’homme et connaît la valeur de l’être humain, capable de faiblesse comme de grandeur. Là où Dieu célèbre la liberté morale et la dignité de l’homme, Iblîs, enfermé dans son orgueil spirituel, refuse cette confiance et se condamne ainsi à la rupture avec le divin.

2. L’arrogance politique : usurpation de la souveraineté et domination absolue

Dans le Coran, la figure de Pharaon incarne la forme la plus radicale de l’arrogance politique. Il représente le despote qui confond autorité humaine et souveraineté divine : « C’est moi votre Seigneur, le Très-Haut » (An-Nâzi‘ât, 79:24) ; « Ô notables ! Je ne connais pour vous d’autre dieu que moi » (Al-Qasas, 28:38). Par ces paroles, il érige le pouvoir politique en religion de lui-même et transforme sa supériorité sociale en dogme. Son péché est métaphysique : il se prend pour Dieu, il nie la transcendance et fait de son « moi » un absolu. La racine ṭ-gh-y (transgresser, dépasser la mesure) traduit cette volonté de toute-puissance. Le Coran décrit son élévation injuste (‘alâ) – « Pharaon s’éleva dans le pays et divisa ses habitants en factions » (28 : 4) – comme une corruption fondamentale de l’ordre moral et social. Cette arrogance politique repose sur la prétention à détenir le pouvoir ultime, sans limite, et devient ainsi le symbole de la démesure humaine.

3. L’arrogance sociale : hiérarchie, mépris des faibles et orgueil de caste

À côté du despote se dresse l’élite hautaine, dont le Coran dénonce la suffisance et le mépris. Les notables des anciens peuples – ceux de Noé, Hûd, Sâlih ou Shu‘ayb – rejettent les prophètes non par ignorance, mais parce qu’ils se croient supérieurs : « Les notables orgueilleux de son peuple dirent aux faibles qui avaient cru : “Savez-vous si Sâlih a été envoyé par son Seigneur ?” » (Al-A‘râf, 7:75). Leur refus naît de la condescendance de classe : suivre un homme ordinaire leur paraît indigne de leur rang. Pharaon agit de même lorsqu’il divise son peuple et réduit certains à l’esclavage : « Il réduisait en esclavage un groupe d’entre eux, égorgeait leurs fils et laissait leurs filles en vie. Il était vraiment parmi les corrupteurs » (Al-Qasas, 28:4). Ce mépris social, nourri par l’orgueil (k-b-r) et la domination (ʿ-l-w), est une perversion du lien humain fondé sur la justice et l’égalité. « [Moïse fut envoyé] à Pharaon et à ses notables ; mais ils s’enflèrent d’orgueil, car c’étaient des gens hautains » (Al-Mu’minûn, 23:46) : le Coran y dénonce la corruption morale d’une caste satisfaite d’elle-même et convaincue de sa supériorité naturelle.

4. L’arrogance collective : domination civilisationnelle et déviation morale

Le Coran évoque une arrogance historique et collective, lorsque des peuples entiers se croient supérieurs et oublient la limite. « Vous [enfants d’Israël] commettrez certes la corruption sur terre à deux reprises, et vous vous élèverez en une grande élévation » (Al-Isrâ, 17:4). Cette élévation (‘uluww) n’est plus seulement individuelle : elle devient la marque d’une civilisation qui se prend pour la norme, qui confond sa réussite matérielle avec une légitimité morale. Elle conduit inévitablement à la déchéance, car toute élévation injuste finit par s’effondrer sous le poids de son excès.

5. L’arrogance économique et matérielle : ostentation, méritocratie illusoire et négation de la grâce

Une autre forme d’arrogance dénoncée dans le Coran est celle de la richesse ostentatoire et de l’illusion du mérite personnel, incarnée par Qârûn (Coré). « Qârûn était du peuple de Moïse, mais il se montra hautain envers eux. Nous lui avions donné des trésors dont les clefs auraient pesé lourd à une troupe d’hommes forts » (Al-Qasas, 28:76). Le mot baghâ – dépasser les limites, se montrer arrogant, opprimer – décrit son comportement. Son orgueil naît de sa richesse, qu’il considère comme le fruit exclusif de son intelligence : « C’est par une science que je possède que ceci m’est venu » (28:78). Qârûn nie ainsi la grâce divine et attribue son succès à lui-même, à sa « science » et à ses talents. Les croyants l’exhortent pourtant à la modération et à la reconnaissance : « Recherche à travers ce que Dieu t’a donné la demeure dernière, et ne néglige pas ta part ici-bas » (28:77), mais il les méprise. Pire encore, il parade devant le peuple : « Il sortit devant son peuple dans tout son apparat » (28:79), suscitant l’envie et l’admiration des matérialistes. Cette vanité, nourrie par les racines b-gh-y, k-b-r et ʿ-l-w, illustre l’arrogance économique : le sentiment d’autosuffisance, la négation de la transcendance et la glorification de la réussite visible. Le châtiment est à la mesure de cette démesure : « Nous fîmes donc engloutir la terre avec lui et sa maison » (28:81). Le symbole est fort : celui qui se hausse trop haut finit avalé par la terre, rappelant la fragilité du pouvoir et la vanité de la richesse.

6. L’arrogance intellectuelle et spirituelle : refus de la vérité et orgueil du savoir

Pharaon, comme d’autres tyrans, ne rejette pas le message divin par ignorance, mais par orgueil : « Ils les nièrent injustement et par orgueil, bien qu’au fond d’eux-mêmes ils y crussent avec certitude » (An-Naml, 27:14). L’arrogance intellectuelle consiste à connaître la vérité tout en la refusant, par peur de perdre son prestige. Cette même attitude se retrouve à La Mecque, chez les notables de Quraysh, tel al-Walîd ibn al-Mughîra : « Ensuite il s’est détourné et a marché avec orgueil » (Al-Muddaththir, 74:23). Ce n’est pas le doute, mais la peur de l’humiliation sociale qui motive le refus. L’orgueil devient ainsi un obstacle cognitif : le cœur sait, mais le moi refuse. Cette forme de kibr (orgueil du savoir) est l’une des plus subtiles, car elle se pare de raison et de lucidité tout en s’opposant à la vérité morale.

7. L’arrogance corporelle et comportementale : le mépris visible et la vanité du paraître

Le Coran condamne également l’arrogance visible, celle du corps, du geste et de l’attitude. Marcher avec ostentation, détourner le visage, afficher sa supériorité dans la manière de se présenter – tout cela relève du même esprit d’orgueil. « Et ne marche pas sur la terre avec arrogance ; tu ne pourras fendre la terre, ni atteindre la hauteur des montagnes » (Al-Isrâ, 17:37). Le terme m-r-ḥ renvoie à la démarche insolente, à la fierté excessive. De même, « Ne détourne pas ton visage des gens avec orgueil et ne foule pas la terre avec arrogance. Dieu n’aime pas tout arrogant plein de gloriole » (Luqmân, 31:18) évoque la racine ṣ-ʿ-r, le mépris visible, l’attitude hautaine. Le Prophète a précisé dans un hadith authentique : « L’orgueil consiste à nier le droit et à mépriser les gens » (Muslim). L’arrogance n’est donc pas dans la beauté, la propreté ou la dignité du vêtement, mais dans le refus de la justice et la suffisance envers autrui. Un autre hadith, rapporté par Muslim, évoque un homme qui marchait vêtu d’un habit somptueux, fier de son allure : Dieu le fit engloutir par la terre, dans laquelle il s’enfoncera jusqu’au Jour de la Résurrection – un écho direct au sort de Qârûn. Le corps devient ici le miroir de l’âme : la manière d’occuper l’espace traduit la manière de se situer face à Dieu et aux hommes.

Ainsi, qu’elle soit politique, économique, intellectuelle ou sociale, toute arrogance dans le Coran est une forme de rupture de la mesure et de désordre, une élévation injustifiée de l’homme au-dessus de sa condition et une forme de corruption morale : « Cette demeure dernière [le Paradis], Nous la réservons à ceux qui ne recherchent ni supériorité (‘ulûw) sur terre, ni corruption. » (Al-Qasas, 28:83).

Pharaon et Qârûn en sont les archétypes : l’un incarne le pouvoir qui se divinise, l’autre la richesse qui s’auto-idolâtre. Le mépris des faibles, la domination des puissants, le culte du rang social, la vanité du paraître ou l’orgueil de la connaissance procèdent d’un même désordre intérieur : la confusion entre ce que l’homme détient et ce qu’il est. Le Coran rappelle ainsi que la vraie grandeur ne réside ni dans la puissance ni dans la possession, mais dans la conscience de la limite et la reconnaissance de Dieu.

Mettre en pratique l’humilité coranique aujourd’hui

La valeur de la foi se mesure à ses effets sur la vie individuelle et collective : elle est authentique si elle se traduit par des comportements moraux et justes ; sinon, elle reste stérile, voire néfaste. Aujourd’hui, nous vivons dans un monde où l’orgueil et l’arrogance dominent, tant à l’échelle personnelle que sociétale.

En France, par exemple, le système scolaire reste l’un des plus inégalitaires de l’OCDE. Il favorise la compétition et l’esprit de supériorité, valorise le mérite individuel au détriment de la coopération et stigmatisent les élèves en difficulté. Cette logique nourrit l’arrogance dès le plus jeune âge, en renforçant l’ego et en marginalisant ceux qui ne réussissent pas selon les critères établis.

À l’inverse, des systèmes éducatifs comme ceux des pays scandinaves privilégient l’égalité et la coopération. Tous les élèves y ont accès aux mêmes ressources et à un soutien équitable. L’apprentissage repose sur la collaboration, le travail en groupe et l’entraide, tandis que l’évaluation formative valorise le progrès plutôt que les notes. La pédagogie met l’élève au centre, encourageant autonomie et responsabilité. Le résultat est une diminution du stress lié à la compétition, un développement de l’empathie, de la solidarité et de la confiance en soi, et une inclusion plus respectueuse des élèves moins performants.

1. Au niveau individuel : adopter une éthique du cœur et du comportement

L’humilité personnelle se traduit par plusieurs pratiques essentielles :

  • Reconnaître sa dépendance et ses limites : accepter que l’on ne se suffise pas à soi-même et que toute réussite est en partie le fruit de facteurs extérieurs ou d’une aide reçue. Il s’agit de ne pas se croire supérieur, plus intelligent ou moral que les autres, d’accepter d’apprendre et de se tromper.
  • Cultiver la gratitude plutôt que la comparaison : transformer la jalousie en reconnaissance, se réjouir du succès d’autrui et adopter plus d’authenticité dans ses relations et sur les réseaux sociaux. La reconnaissance quotidienne devient ainsi une pratique d’humilité.
  • Servir plutôt que dominer : l’humilité n’est pas synonyme de faiblesse. Elle se manifeste dans la bienveillance envers les proches, la justice dans les rapports sociaux, la modestie dans la réussite et la priorité donnée à la coopération plutôt qu’à la compétition.
  • Pratiquer l’auto-examen : « Celui qui connaît son âme connaît son Seigneur ». Vérifier ses intentions avant d’agir : est-ce pour servir, pour paraître ou pour dominer ? Accueillir la critique, éviter le besoin de toujours avoir raison et faire un bilan moral quotidien sur les manquements à l’humilité.

2. Au niveau collectif : participer à la fondation d’une société de l’humilité et de la justice

L’humilité coranique invite également à construire des structures sociales et politiques justes, et à lutter contre toute forme d’oppression ou de domination :

  • Lutter contre toute forme d’impérialisme : l’humilité collective implique de refuser la domination des peuples et des cultures, le colonialisme, la violence économique ou militaire et toute prétention à imposer son pouvoir par la force. Elle invite à promouvoir le respect, l’équité et la coopération internationale, reconnaissant la dignité de tous et la valeur de chaque communauté.
  • Une culture politique de la responsabilité : l’arrogance collective se traduit par la corruption, le mépris des peuples et la certitude d’être intouchable. Lutter contre les abus de pouvoir, contre la corruption, et valoriser la transparence politique, le service public désintéressé et les institutions qui rendent compte de leurs actes.
  • Une économie de la mesure : rejeter le culte de la richesse et du mérite individuel absolu, promouvoir la sobriété, la redistribution des richesses et la solidarité. La réussite doit être envisagée comme contribution au bien commun, non comme prestige personnel.
  • Une écologie de l’humilité : l’arrogance ultime consiste à croire que l’on domine la nature. Il s’agit de revenir à la mesure, à la sobriété et à la gratitude envers la Terre, de penser nos modes de vie comme des cohabitations plutôt que des conquêtes, et de privilégier le soin plutôt que l’exploitation des ressources.
  • Une éducation à la modestie intellectuelle : enseigner dès le plus jeune âge que l’on ne sait pas tout, apprendre à douter, à débattre sans humilier, et reconnaître la valeur de chaque savoir. Mettre en avant ceux qui servent le bien commun — enseignants, soignants, chercheurs, bénévoles — et valoriser la pluralité culturelle et religieuse.

Voici en substance ce qui pour moi touche à l’essentiel dans l’islam : les finalités éthiques de la Loi divine. Les dogmes et les rites ne sont pas l’essentiel : suivre tous les rituels de la tradition à la lettre mais ne pas veiller à l’importance des vertus, ne pas adopter un comportement humble est totalement contradictoire. On ne doit jamais perdre de vu ces objectifs moraux sinon la foi et la pratique religieuse n’ont absolument aucun sens et ne sont que des lettres mortes.

Invocations finales

Seigneur, Créateur des cieux et de la terre,

Purifie nos cœurs de toute arrogance et de tout orgueil,

Fais que nous ne cherchions jamais à dominer ni à mépriser nos frères et sœurs, qu’ils soient musulmans ou non,

Fais que nous puissions être lucides sur nos forces et nos faiblesses,

Fais que nous puissions trouver notre place et reconnaître notre valeur personnelle,

Seigneur, Maître du savoir et de la raison,

Apprends-nous à reconnaître nos limites,

À écouter avec humilité, à apprendre avec sincérité,

Et à nous réjouir du succès d’autrui sans jalousie ni envie.

Seigneur, Seigneur des opprimés et des faibles,

Inspire-nous à servir plutôt qu’à être servis,

À agir avec justice et droiture,

À transformer nos richesses, nos talents et notre temps en actes de miséricorde.

Seigneur, Guide des cœurs et des âmes,

Fais que notre marche sur cette terre soit humble et mesurée,

Que nos paroles ne blessent pas, que nos actions ne détruisent pas,

Et que notre influence soit source de bien et non d’injustice.

Seigneur, Éternel et Miséricordieux,

Accorde-nous la sagesse pour reconnaître nos erreurs,

La patience pour supporter nos épreuves,

Et la lucidité pour discerner le bien et agir correctement.

Seigneur, Créateur de tout ce qui est visible et invisible,

Éloigne de nous la vanité, la suffisance et l’orgueil,

Remplis nos cœurs d’humilité, de confiance dans Tes conseils,

Et fais de nous des serviteurs sincères, droits et reconnaissants,