Prêche #65 « L’Alliance ou l’unité dans la pluralité », (Omero Marongiu-Perria, 25 avril 2025)

Cher·e·s coreligionnaires et cher·e·s ami·e·s je vous propose, dans ce prêche, d’explorer une
notion qui a été peu investie, au cours du temps, par les commentateurs du Coran et par les
théologiens. Pourtant, sa portée est très profonde et elle offre des pistes de collaboration
interconvictionnelles, pour la justice, très importantes au regard des défis à relever au sein d’un
monde qui voit resurgir, de toutes parts, les replis isolationnistes et exclusivistes. Dans le Coran,
deux termes expriment la notion d’alliance, ce sont ‘ahd et mîthâq ; on les traduit à la fois par
pacte et par alliance et, dans certains passages coraniques, ils se sont directement dans le
prolongement de la notion d’alliance telle qu’elle se trouve exposée dans le Premier Testament
de la Bible. Cette notion, qu’on peut décliner au singulier et au pluriel, englobe dans les textes
biblique et coranique deux dimensions en constante interpénétration. La première, téléologique
– c’est-à-dire orientée vers une finalité voulue par Dieu –, exprime le dessein de Dieu pour la
création et le salut de l’être humain dans l’au-delà. Elle renvoie à la compréhension du projet
divin et à la façon dont il s’incarne, à travers le temps, dans les sociétés humaines. De ce point
de vue, il revient à l’être humain de comprendre les commandements divins et de les mettre en
pratique, pour assurer sa place auprès de Lui après sa vie terrestre. Les croyants cherchent ainsi
les signes par lesquels le Tout-Puissant s’incarne dans le monde et leur trace une voie de salut
personnelle. Cette première dimension de l’alliance correspond donc à une sorte de réception,
d’appropriation et d’incorporation des attentes et des commandements de Dieu vis-à-vis des
êtres humains ; on peut la qualifier de “verticalité descendante” car elle est en lien avec le Dieu
qui se révèle.

La seconde dimension est de l’ordre du contrat social et elle questionne les conditions et
modalités de l’agir collectif sur terre. Le Coran appelle les humains à préserver les équilibres
que Dieu a instaurés dans l’univers, par sa Justice/Équité avec laquelle il jugera les êtres au Jour
du Jugement dernier, en établissant eux-mêmes la justice dans tous les aspects de leur vie
terrestre. Le Coran met ainsi deux termes en interaction : la balance – al-mîzân, al-qistâs – et
la justice/équité – al-qist –, pour indiquer le fondement éthique et juridique intangible sur lequel
doit reposer l’organisation des collectifs humains et le rapport qu’ils entretiennent avec leur
environnement. Pas moins de vingt-cinq passages coraniques illustrent cette idée, avec une
adresse directe aux croyants afin qu’ils demeurent fermes pour l’établissement de la
justice/équité, par exemple :

[Dieu] a élevé les cieux et a posé la balance (mîzân) ; [avec, pour consigne] : ne fraudez pas dans la balance ; Établissez la pesée avec équité et ne faussez pas la balance ; la terre, Il l’a établie pour l’ensemble des êtres vivants. (Coran 55 : 7-10)

Ô, vous qui avez la foi, efforcez-vous de pratiquer la justice/équité (qist) en témoignant devant Dieu, fut-ce contre vous-mêmes, vos père et mère et vos proches. Qu’il soit riche ou pauvre, c’est Dieu qui [doit avoir] la priorité sur eux. Et ne suivez pas la passion de préférence à la justice. Si vous déformez ou vous détournez [de la justice], eh bien Dieu est informé de ce que vous faites. (Coran 4 : 135)

On peut qualifier cette dimension de “verticalité ascendante” car elle rend compte de la façon
dont les êtres humains pensent et construisent, au fil du temps, leur vie collective et comment
ils la projettent dans des idées, des valeurs et des principes transcendants. L’Alliance et les
alliances traduisent ce double mouvement descendant et ascendant, comme un aspect de coconstruction, ou cocréation, qui associe Dieu et l’être humain. Dans une perspective musulmane, l’Alliance primordiale, par sa double caractéristique universelle et atemporelle, incarne parfaitement la verticalité descendante ; elle constitue le récit fondateur du lien qui unit les humains à la transcendance divine, à partir d’une injonction, qui vient sous la forme d’une question adressée par Dieu aux humains en devenir, en les prenant à témoin contre eux-mêmes des conséquences de leur venue future à la vie terrestre et qui appelle une réponse forte et tranchée, sans appel :

“Attesterez-vous que je suis votre Seigneur ?” ; “Oui, répondirent-ils” (Coran 7 : 172)

Les alliances successives illustrent la verticalité ascendante et la dimension de co-construction.
Elles possèdent un caractère immanent qui renvoie à notre condition historique humaine et à la
façon dont nous pensons le monde, notre place et notre action en son sein. Nous sommes ici au
point de jonction entre l’agentivité de Dieu et celle de l’être humain, entre la souveraineté divine
et la liberté/responsabilité humaine, entre les commandements divins que Dieu descend et les
idéaux que l’être humain façonne et qu’il dédie à la transcendance. Nous sommes en présence
d’un va-et-vient continuel entre le haut et le bas, au sein de cette verticalité ; le dessein divin
pénètre l’histoire humaine et l’être humain, à travers le temps, ne cesse de transcender son
action pour écrire son histoire et faire franchir des étapes à la grande histoire humaine, comme
le souligne Muhammad Iqbal : « C’est pourquoi l’homme dans son essence est tel que le Coran l’a décrit : une force créatrice et une âme transcendante qui progresse en avant d’un état existentiel à un autre : “Non ! Je jure par le crépuscule, et par la nuit et ce qu’elle enveloppe, et par la lune quand elle devient pleine-lune ! Vous passerez, certes, par des états successifs !” (La Déchirure, 16-19)1 »

Les alliances cristallisent cette jonction et interrogent directement le lien fondamental qui nous
unit à Dieu, aux autres et au monde, dans la diversité des règnes qui le composent. Comment,
d’un point de vue musulman, penser ce lien et ses ramifications multiples, au prisme des
alliances ? Sur le plan théologique, on pourrait l’aborder sous le prisme de l’unité dans la
diversité ; chaque règne évolue dans la sphère qui lui est propre, et les humains forment des
groupes très divers, sur le plan de leurs langues, de leurs cultures et de leurs modes
d’organisation. Mais ils vivent tous dans l’unité par le fait que l’ensemble de la création, telle
que le Coran la décrit, est irriguée par le Souffle divin, et tous les éléments et les êtres qui la
composent entretiennent, de ce fait, un lien d’interdépendance. C’est dans ce sens qu’on peut
évoquer l’idée d’une destinée commune, non pas forcément sous la forme d’une ligne historique préétablie ou d’une prédestination déjà réglée dans les moindres détails par le Créateur, mais plutôt comme la nécessité de prendre en compte le tout, l’autre, l’environnement immédiat et
lointain, de penser les conséquences de nos actes sur ce vaste ensemble, en cherchant la voie
d’une réalisation individuelle et collective qui soit toujours la plus vertueuse.

Face aux nouveaux défis engendrés par l’accroissement de la capacité d’agir des êtres humains,
avec ses avancées positives mais aussi ses effets délétères croissants, il est nécessaire de
repenser les conditions et les modalités des alliances si l’on espère une transformation du monde pour un avenir meilleur. C’est la question du pourquoi, pour qui, avec qui, comment et pour quelles finalités qui représente ici l’enjeu crucial de l’agir collectif. Dans ce cadre, la verticalité ascendante prend alors tout son sens ; une théologie de la coopération peut en dessiner les contours, à condition de sortir de la tentation du moralisme religieux, de l’uniformisme ou encore de l’inclusivisme, pour se recentrer sur les valeurs fondamentales communes nous permettant de faire société.

Les alliances au regard du projet divin

Du point de vue téléologique, les alliances entre Dieu et les êtres humains constituent autant
d’étapes d’un projet divin pour l’ensemble de l’humanité. Le but sous-jacent de leur multiplicité
et de leur évolution serait de conduire les humains vers une relation toujours plus profonde,
plus parfaite avec Dieu, ou alors de les maintenir – voire de les réorienter – dans une relation
constante avec Dieu lorsqu’ils s’en écartent au sein des collectifs qu’ils forment sur terre. La
perspective islamique s’écarte, sur ce point, de la visée chrétienne de la Nouvelle Alliance en
Jésus-Christ, considérée à la fois comme l’accomplissement et comme le dépassement des
précédentes alliances, et établie pour restaurer le lien originel entre Dieu et l’être humain brisé
par le péché. Pour le musulman, ce lien originel trouve son fondement dans le récit coranique
précédemment évoqué au sujet du témoignage des humains envers Dieu alors qu’ils étaient
encore à l’état d’âmes. Le Coran insiste sur sa valeur symbolique et pratique à travers un
dialogue tout aussi mystérieux (Cf. 33, 72) dans lequel il présente un dépôt – amâna – aux
cieux, à la terre et aux montagnes, qu’elles refusent et dont elles prennent peur, alors que l’être
humain l’accepte sans en mesurer les conséquences qui l’engagent vis-à-vis de Dieu et de la
création. On trouve ainsi, dans le Coran, plusieurs récits allégoriques où les éléments créés sont
personnifiés ; l’objectif n’est pas simplement de mettre en valeur les attributs divins – de
miséricorde, de force, etc., lesquels dessinent un anthropomorphisme divin spécifique – mais
également de montrer la noblesse conférée à l’être humain tout en lui posant le cadre de son
califat/khilâfa : la création est sacrée, la vie est sacrée, au sens du terme arabe harâm, que le
texte coranique cite à plusieurs reprises pour fixer les limites à ne pas transgresser dans la
relation aux autres et à l’environnement.

L’imam al-Zamakhsharî (1075-1143), illustre théologien mu’tazilite, considérait ces passages
comme relevant d’un langage symbolique – il les qualifie de tamthîl, takhyîl et majâz, c’est-à-dire
des figurations, des fictions et des allégories – à l’instar de la poésie arabe antéislamique
qui faisait un usage abondant de ce type d’images. C’est la dimension anthropologique émanant du Coran qui nous intéresse ici, plus précisément concernant la façon d’envisager la sacralité du monde. Le passage relatif à l’Alliance primordiale est particulier, tout d’abord parce qu’il
semble situer la responsabilité humaine en amont de la présence effective de la descendance
adamique sur terre, en un temps et un lieu incertains. Ensuite, parce qu’il oblige, au sens
étymologique du terme, les êtres humains : nous sommes liés et engagés – personnellement et
collectivement – à cause de cette Alliance primordiale, à répondre librement à l’appel de Dieu
et à oeuvrer collectivement pour établir une société humaine vertueuse. Partant de là, les
alliances successives ont pour finalité de rappeler aux humains qu’alors même qu’ils étaient à
l’état d’âmes et en potentiel devenir, ils ont reconnu le Dieu unique comme leur Seigneur et ils
lui ont fait la promesse de perpétuer cette reconnaissance lorsqu’ils viendront à la vie terrestre.
Dans le Grand récit monothéiste, cette visée téléologique possède un aboutissement
eschatologique qui se décline dans la présentation à la fois individuelle et collective –
l’ensemble de l’humanité passée sur terre depuis les origines de l’être humain jusqu’à la fin du
monde – devant la Justice divine, avec pour conséquence la récompense ou le châtiment.

Les alliances pour œuvrer à une destinée commune

Cette première dimension entretient un lien constant, dans nos textes scripturaires respectifs,
avec une seconde qui est plutôt immanente et d’ordre contractuel. Dans la Bible, les alliances
revêtent un aspect fondamental pour la libération du peuple d’Israël et pour le pousser à prendre en main son destin. Elles constituent autant de rappels que d’injonctions à devenir l’acteur collectif de sa liberté, à partir du cadre structurant des commandements divins. Dans le récit
biblique, Moïse, que le philosophe Jacob Rogozinski qualifie d’insurgé2, tient une place
particulière en tant que prophète indiquant la voie de la libération du joug de Pharaon et de la
servitude. Il libère son peuple et lui apporte les Dix paroles, ou commandements, scellant
l’alliance avec Dieu. Il ouvre ainsi une voie de construction individuelle et collective centrée,
entre autres, sur l’obéissance à la Loi qui doit se traduire par une vie vertueuse permettant aux
Hébreux de faire société. Dans la deuxième sourate, qui s’attarde longuement sur différents
aspects de l’histoire des Enfants d’Israël, le Coran rappelle des éléments de cette alliance, en
mentionnant la difficulté des Hébreux à la maintenir à travers le temps, malgré leur agrément
et leur témoignage :

Lorsque nous fîmes (lit. prîmes) alliance avec les Enfants d’Israël : vous n’adorerez que Dieu et agirez bien avec vos parents, les proches, les orphelins et les pauvres. Parlez aux hommes en bien, accomplissez la prière et versez l’aumône. Puis vous vous êtes retournés, sauf un petit nombre d’entre vous, en vous détournant ; Et lorsque nous fîmes alliance avec vous : vous ne verserez pas le sang parmi vous et vous ne vous expulserez pas de vos demeures. Vous agréâtes en rendant témoignage. (Coran 2 : 83-84)

C’est à la lumière de ce poids de l’alliance qu’on peut interpréter l’invocation présente à la fin
de la sourate, dans laquelle le Coran invite les croyants :

Dieu n’impose à personne que selon sa capacité ; à chacune, ce qu’elle aura acquis et, à son détriment, ce qu’elle aura commis [de mal]. Seigneur, ne nous tiens pas rigueur si nous oublions ou si nous fautons. Seigneur, ne nous fait pas porter une charge (isr, également : alliance) semblable à celui dont tu as chargé ceux qui nous ont précédés. Seigneur, ne nous fais pas supporter ce dont nous n’avons pas la force. Passe sur nos fautes, pardonne-nous et fais-nous miséricorde. Tu es notre Souverain, viens à notre secours contre le peuple dénégateur. (Coran 2 : 286)

La voie initiée par l’alliance mosaïque n’est donc pas si simple à mettre en oeuvre ni figée ; elle
se poursuit par des alliances ultérieures qui reflètent l’évolution de la condition historique
humaine, notamment à travers l’idée de l’incapacité des êtres humains à respecter pleinement
la Loi dans son aspect exotérique. Dieu scelle alors une nouvelle alliance dans laquelle il décide d’écrire la Loi directement dans le coeur des croyants. C’est un espace d’intimité qui se dessine
avec la perspective d’une dimension intérieure et personnelle de la relation à Dieu, mais c’est
aussi un regard renouvelé sur la nature humaine elle-même et sur la façon de s’approprier le
divin. Sur le plan collectif, c’est aussi une autre façon d’envisager la manière de faire-société ;
notre destinée commune ne réside pas dans une uniformité extérieure ou dans le contrôle des
comportements individuels, mais plutôt dans une aspiration commune au sein d’un collectif qui
démarre par une conscience, ou une intériorisation profonde, de ce qui est bon et de ce qui est
mal pour la collectivité.

À ce propos, le Coran articule d’une manière très subtile la foi, la vertu et les bonnes oeuvres,
sans restreindre la relation à Dieu dans le cadre de la pratique du culte. Le croyant n’est donc
pas tant défini par son adhésion à une doctrine particulière de la foi que dans sa capacité à
traduire sa relation à Dieu dans une vie vertueuse et dans son engagement à promouvoir le
ma’rûf – ce qui est « universellement » reconnu comme bien – et condamner le munkar – ce
qui est reconnu comme « universellement » répréhensible. Ces deux notions ne sont pas
clairement définies dans le Coran et elles nous engagent déjà dans une réflexion sur la façon
d’envisager, aujourd’hui, en tant que croyants, l’action collective, à la jonction des
préoccupations métaphysiques et des nécessités de faire société. Ainsi, l’Alliance et les
alliances invitent à penser la pluralité comme une richesse et une responsabilité, à la lumière du
projet divin et des exigences de justice, d’équité et de solidarité qui en découlent. Elles nous
rappellent que la relation à Dieu ne se limite pas à la sphère de l’intime, mais qu’elle s’incarne
dans l’agir collectif, dans la préservation des équilibres, la promotion du bien et la lutte contre
l’injustice, pour oeuvrer ensemble à une destinée commune, dans la diversité et l’unité de la
création.

Penser l’Alliance au prisme de la justice et de l’interdépendance

Les différences religieuses et idéologiques deviennent de plus en plus relatives face à
l’interdépendance croissante des sociétés et des humains, notamment sur les plans économique, politique et environnemental. Cette interdépendance, sans précédent dans l’histoire, exige de transformer notre regard sur l’autre, qui nous « oblige », selon la pensée de Levinas, car nous
sommes désormais liés par la proximité géographique, les réseaux connectés et une culture
commune émergente. L’urgence climatique, par exemple, devrait conduire à refonder une
théologie de la coopération humaine, en dépassant la théologie inclusiviste qui considère l’autre
à travers le prisme de sa propre vérité, ne lui concédant qu’une place résiduelle. L’“approche
inclusiviste de l’autre” repose sur la notion de “cercles concentriques”, illustrée par Paul VI
dans son encyclique Ecclesiam Suam (1964), où l’Église est le centre autour duquel gravitent
chrétiens, croyants et humanité. Cette vision, également présente dans l’islam contemporain,
repose sur une sorte d’anthropologie morale dans laquelle l’adhésion aux dogmes et la morale
individuelle sont perçues comme la voie quasi exclusive du salut, au détriment de l’action
collective pour la justice sociale. Les institutions religieuses, notamment islamiques, insistent
sur la moralité individuelle et la conformité aux dogmes, individualisant la responsabilité des
maux sociaux et occultant les injustices structurelles. Cette théologie, focalisée sur le contrôle
des moeurs et l’uniformité doctrinale, cautionne souvent l’ordre dominant, à rebours de la
radicalité des textes bibliques et coraniques, qui appellent à la remise en cause des logiques de
domination et à la libération des opprimés. Pourtant, les prophètes n’ont jamais prêché une
morale individuelle réduite au conformisme, mais plutôt un changement radical des rapports
humains visant la justice collective et la libération des plus faibles. De la libération des Hébreux
à la contestation du monopole des oligarques mecquois par Muhammad, les textes sacrés
monothéistes portent ainsi une dynamique de libération collective.

Dans le christianisme contemporain, la théologie de la libération incarne une actualisation de
la notion d’Alliance centrée sur la défense des pauvres et des opprimés. Elle place la délivrance
de toutes les oppressions et l’engagement pour la justice au coeur de sa démarche, en réponse à l’appel divin, comme l’illustre le récit biblique de l’Exode. Cette perspective déplace l’Alliance
d’une relation verticale, centrée sur le salut individuel, vers une foi engagée pour la justice dans
le monde présent. Des penseurs musulmans, tels que le Sud-africain d’origine pakistanaise
Farid Esack, ont adopté une lecture similaire du Coran, y voyant un modèle de société fondé
sur la libération des opprimés. Esack, théologien et militant, s’est inspiré de la théologie
chrétienne de la libération dans sa lutte contre l’apartheid. Son expérience de solidarité entre
musulmans et chrétiens dans les townships sud-africains l’a convaincu de la valeur intrinsèque
du « religieusement autre » et de la nécessité d’une solidarité interreligieuse pour bâtir un
monde plus juste. Deux événements majeurs ont marqué la pensée de Farid Esack : ses études
au Pakistan, où il a découvert la théologie de la libération et constaté les discriminations subies
par les chrétiens, puis son retour en Afrique du Sud où il s’est engagé dans la lutte contre
l’apartheid, fondant le mouvement The Call of Islam et collaborant avec des mouvements de
libération. Face à la passivité ou à l’hostilité de certains milieux religieux, il a réalisé que la
véritable frontière ne se situe pas entre musulmans et non-musulmans, mais entre ceux qui
servent la justice et ceux qui sont complices de l’injustice. Farid Esack souligne que la
théologie, dans un contexte d’oppression, peut soit soutenir les structures d’oppression, soit
s’allier à la lutte pour la libération. La « théologie de l’accommodement » justifie le statu quo,
cautionne l’injustice et réduit les pauvres à la passivité, se concentrant sur la conversion
personnelle et le salut individuel tout en ignorant le rôle des structures socio-économiques dans
la formation des valeurs personnelles. Prolonger l’Alliance aujourd’hui, dans sa dimension
immanente, revient donc à poursuivre les luttes de libération : contre le colonialisme,
l’esclavagisme, l’exploitation des femmes, etc. C’est aussi considérer que chaque personne et
chaque élément de la création possède une valeur intrinsèque à respecter pour elle-même, pas
pour le bénéfice qu’on peut en tirer. Aussi, cette réflexion doit s’approfondir à mesure que nos
capacités d’action et nos moyens technologiques évoluent, générant de nouveaux défis.

Les croyants comme force de proposition

Les croyants peuvent agir comme force de proposition pour le monde en développant des
alliances articulées autour de valeurs humaines fondamentales contre l’injustice. Dans le
christianisme, le pape François incarne cette orientation, marquant son pontificat par un
engagement social fort, prônant l’unité dans la diversité des cultures et des croyances. Dans son
exhortation apostolique Evangelii Gaudium (2013), il abandonne la vision des cercles
concentriques au profit de la métaphore du “polyèdre”, dans laquelle chaque face conserve son
identité tout en participant à l’ensemble, valorisant ainsi la diversité comme richesse. Les
encycliques Laudato sì (2015) et Fratelli tutti (2020) traduisent concrètement cette approche,
insistant sur l’inclusion sociale, économique et politique de tous, en particulier des
marginalisés. Le pape François invite ainsi à la solidarité et à la coopération entre les individus
et les humains, respectant leurs particularités tout en oeuvrant ensemble pour le bien commun.
Il critique vigoureusement les systèmes politiques et économiques prédateurs qui stigmatisent
et excluent, appelant à une transformation structurelle pour plus de justice.

Du côté musulman, le texte actuellement le plus argumenté et le plus engagé sur les grands
problèmes environnementaux est certainement Al-Mizan: a Covenant for Earth3 (La Balance :
un pacte – ou une alliance – pour la terre). Proclamé le 27 février 2024 à Nairobi, dans le cadre
de la 6ᵉ Assemblée des Nations Unies pour l’environnement, le document représente une
contribution musulmane majeure aux réflexions contemporaines sur la crise écologique. C’est
l’aboutissement d’une longue initiative, qui a pris naissance après le sommet islamique sur le
climat de 2015 et qui a associé un collectif de théologien·e·s musulman·e·s, avec une
consultation de plus de trois cents institutions islamiques à travers le monde. Al-Mizan s’appuie
sur le concept coranique de l’équilibre et de la justice, affirmant que l’humanité a reçu la
mission de préserver la balance de la création, en évitant toute forme de corruption ou de
déséquilibre sur Terre. Cette vision s’oppose à l’exploitation prédatrice des ressources
naturelles et invite à repenser les modes de production et de consommation à l’aune de la justice, de la modération et du respect du vivant. Le texte, du plus de cent pages, insiste sur la nécessité d’une coopération globale et interreligieuse pour répondre à l’urgence climatique, en dépassant
les logiques de domination et d’appropriation. Al-Mizan propose ainsi une théologie de
l’Alliance renouvelée, où la foi s’exprime par l’action collective en faveur de la justice
environnementale. Il appelle les croyants à s’engager concrètement pour la sauvegarde de la
création, en développant des alliances transversales et en valorisant la diversité des traditions
religieuses comme une richesse pour l’humanité et la planète. Cette démarche rejoint la
perspective plus large du texte initial, qui plaide pour une refondation de la coopération
humaine à l’ère de l’interdépendance mondiale et de la crise écologique, en s’appuyant sur les
ressources spirituelles et éthiques des grandes traditions. En somme, Al-Mizan incarne une
réponse islamique contemporaine à l’appel universel à la justice écologique, en invitant à
dépasser les frontières confessionnelles pour construire une alliance planétaire au service de la
Terre et des générations futures.

Alors, finalement, comment être dans l’alliance aujourd’hui ? Quel projet collectif pour les
humains, pour le monde, pour demain ? Sur ces plans, les grandes traditions monothéistes sont
confrontées à des défis majeurs, en interne, liés, entre autres, à la crise de sens que le monde
traverse mais qu’elles aussi affrontent. Elles doivent aussi proposer des réponses aux nouvelles
formes de domination, d’exploitation et aux inégalités structurelles qui façonnent
inexorablement toutes les sociétés. Dans un tel contexte mondial, croire que la réponse aux
défis majeurs du monde résiderait dans un discours simpliste centrée sur l’idée du salut
individuel ne serait qu’une chimère. L’alliance exige de notre part une lecture renouvelée de la
visée libératrice du Coran, comme de la Bible. C’est une alliance qui offre une perspective de
salut terrestre aux peuples opprimés, en leur montrant la voie de sortie du joug des pharaons
modernes ; elle articule la foi avec la justice, la spiritualité avec transformation du monde, en
tenant compte de l’interdépendance croissante des peuples. L’alliance, pour aujourd’hui et pour
demain, ne s’oppose pas aux perspectives individuelles liées à la foi et au salut. Simplement,
elle nous confronte à une question aussi simple que cruciale, à laquelle chaque croyant devra
trouver sa réponse : que signifie, fondamentalement, dans l’espace mondialisé, vivre à la fois
en vérité, pour soi et dans le soin de l’autre ?

1 Muhammad Iqbal, Le renouveau de la pensée religieuse en islam, traduit par Dr Diah Saba Jazzar, Beyrouth, éditions Al-Biruni, 2004 (éd. orig. 1930), p. 21.

2 Cf. Jacob Rogozinski, Moïse l’insurgé, Seuil, 2021. Dans son essai, à partir d’une critique historique de la figure de Moïse telle qu’elle se déploie dans le texte biblique, l’auteur propose une véritable théologie de l’action centrée sur la figure insurrectrice du prophète. Le Pharaon biblique incarne le pouvoir absolu, qui recouvre différentes formes à travers l’histoire, et Moïse – Moshè, terme dérivé du msès égyptien, le nom, soit : celui dont on ne connait pas le nom véritable – devient une sorte d’archétype de la résistance à l’oppression, qui se déploie elle aussi sous différentes formes à travers l’histoire. L’originalité de l’approche de J. Rogozinski réside dans la « désethnicisation » de la figure de Moïse : il fonde un peuple sur véritable base politique qui transcende tout lien qui serait fondé sur le sang. L’auteur, en se basant sur le regard que Moïse porte sur la terre de Canaan, c’est-à dire sur la promesse dont il ne verra pas, de ses yeux, la réalisation concrète, ouvre également une perspective universelle intéressante en indiquant que le texte biblique offre une quête de libération jamais achevée et qui nécessite une action constante et renouvelée dans le temps.

3 L’initiative est présentée sur le site web du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), Cf. https://www.unep.org/al-mizan-covenant-earth. Elle fait également l’objet d’un site dédié sur lequel le texte est téléchargeable en huit langues. Cf. https://www.almizan.earth.

Laisser un commentaire