Prêche #53 Aïd el-fitr « La prière collective du vendredi » (Anne-Sophie Monsinay, 10 avril 2024)

As-Salâm ʿalaykum wa rahmatu llâh wa barakâtuhu. Que la paix, la miséricorde et les bénédictions de Dieu soient sur vous.
‘Aïd mubarak sa’îd ! Je vous souhaite une bonne fête de la rupture du jeûne ! Que ce mois de purification physique entraîne la purification de notre âme afin qu’elle devienne le réceptacle de la Parole et de l’Esprit divins. Que les bienfaits spirituels de ce mois de jeûne perdurent en nous, rejaillissent sur autrui, et que Dieu nous élève et nous comble de Ses bénédictions !

Afin de faire perdurer l’état particulier dans lequel nous plonge le mois de Ramadan, je souhaiterais traiter aujourd’hui de la prière collective du vendredi qui, en tant que rassemblement, contribue à nous immerger dans un instant sacré particulier faisant fortement écho à ceux que nous pouvons connaître lors de ruptures de jeûne en collectivité.

L’importance du collectif dans le cheminement spirituel est la raison d’être d’une mosquée. La masjid (lieu de prosternation, lieu où l’on s’abaisse) est avant tout un lieu d’adoration de Dieu mais aussi un lieu collectif d’adoration. En somme la mosquée permet de bénéficier de la force du collectif, de la force d’un groupe, que ce soit pour partager nos réflexions sur le Coran, sur notre façon de pratiquer, sur notre vision de Dieu et tout autre sujet spirituel, ou que ce soit par l’énergie spirituelle spécifique à un groupe et générée par le groupe, que l’on ne peut pas retrouver seul. Et c’est cela qui a souvent fait défaut aux musulmans progressistes. Faute de lieux de cultes et d’espaces communs, ils se sont souvent retrouvés « orphelins de mosquée » et condamnés à réfléchir mais surtout à pratiquer seuls. Non pas que la pratique en solitaire soit moins puissante, moins efficace qu’une pratique collective, mais elle apporte une énergie différente de la pratique communautaire. Ibn Arabi considère que seule la prière individuelle est réellement transformatrice et source d’union à Dieu. Dans son ouvrage L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi, Henry Corbin rapporte les propos d’Ibn Arabi suivant : « L’Oraison préconisée par Ibn Arabi, tout en utilisant le rituel de la Prière officielle, n’est nullement la Prière collective publique, mais un « service divin » pratiqué en privé, une monâjât, un entretien intime. (…) La « vie d’oraison » pratiquée dans l’esprit et selon les indications d’Ibn Arabi, représente donc la forme authentique d’un « processus d’individuation » dégageant la personne spirituelle des normes collectives et des évidences toutes faites, pour l’amener à vivre comme unique pour et avec son Unique. » Il est indéniable que la solitude a une saveur toute particulière que ce soit dans la prière ou en retraite puisque ces moments d’union au divin ne sont jamais une véritable solitude car Dieu est toujours là, plus que jamais présent en nous dans ces moments hors du temps. Mais pour tous ceux qui ont vécu des expériences de prières ou de dhikrs collectifs, la synergie des énergies d’un groupe permet de multiplier la puissance spirituelle de la pratique et de bénéficier de la force spirituelle de chacun et de chacune. En cela, elle offre une expérience différente de la pratique individuelle, elle peut aussi parfois raviver des flammes d’adoration. On pourrait presque envisager la prière ou le dhikr en groupe comme une pratique à part entière et distincte de la prière ou du dhikr individuel. Quoiqu’il en soit, cette prière collective fait pleinement partie des pratiques de l’islam et il est tant que les musulmans progressistes de France ne s’en privent plus.

La prescription coranique de la prière collective du vendredi

Dans la sourate Al-jumu’a (Le vendredi), les trois derniers versets évoquent les modalités de la prière du vendredi :

O vous qui avez mis en œuvre le Dépôt confié ! Quand on appelle à la prière le jour de la réunion du vendredi, empressez-vous alors à rappeler Dieu et délaissez toute transaction ! Cela est meilleur pour vous si vous saviez ! Aussi, quand cette prière est achevée, alors dispersez-vous sur la terre et recherchez ardemment quelque faveur de Dieu et rappelez-vous Dieu abondamment ! Puissiez-vous être prospères ! Or, quand ils voient une marchandise à négocier ou une occasion de se distraire, ils s’y précipitent et te laissent sur place. Dis : Ce qui est chez Dieu est meilleur que la distraction et le négoce. » Dieu, le Meilleur des sustenteurs. (Coran 62 : 9-11)

Ces versets sont un appel à la prière collective le jour du vendredi. Maurice Gloton traduit ici jumu’a par « réunion du vendredi ». Le terme jumu’a signifie en effet « rassembler, réunir, collecter, regrouper, jour de réunion, vendredi, concentrer ». Les notions de rassemblement, de groupe, de collectif et de réunion sont fortement présentes dans le vocable. L’idée principale est ici le partage spirituel et fraternel. On trouve également l’idée de « concentration » dans le terme jumu’a qui implique de se consacrer au collectif et à Dieu. La suite du verset précise que cette réunion s’accompagne d’une certaine sacralité du jour qui lui est consacré, le vendredi, et d’une invitation à prolonger l’instant de la prière par d’autres pratiques comme le dhikr (rappel) ou de rechercher Dieu de quelque manière que ce soit avec un retour progressif du collectif à l’individuel (« dispersez-vous sur la terre et recherchez ardemment »). L’enjeu ici est de conserver la ferveur spirituelle de la collectivité et la sacralité de l’instant dans l’individualité tout en gardant cette sacralité. Et pour cela, de manière très concrète, le verset invite les croyants à délaisser le négoce c’est-à-dire toute forme d’activité professionnelle qui permet de gagner sa vie ainsi que tout ce qui est source de distraction. Cela signifie que le temps sacré de la prière du vendredi ne se limite pas au moment de l’office du vendredi à la mosquée. Sans en définir la durée précise, on comprend à travers ces versets coraniques que les moments suivant la prière rituelle collective du vendredi se doivent d’être chômés et consacrés à Dieu. La proximité avec le Shabbat juif semble ici évidente. Dans la Torah, Dieu prescrit aux israélites de se reposer et de cesser le travail durant le jour du Shabbat. Cette prescription s’accompagne d’un certain nombre de règles encadrant les modalités et fixant des pratiques spécifiques pour ce jour. La journée est également définie et correspond du vendredi au coucher du soleil jusqu’au crépuscule du samedi soir. Le shabbat est une pratique qui a été suivie par tous les Prophètes de Moïse jusqu’à Jésus. Si le verset coranique se veut imprécis sur la durée et plus souple sur les modalités pratiques comparé au shabbat juif, il est indéniable que l’état d’esprit en est le même. Ce jour se doit d’être chômé et consacré à Dieu. La temporalité est également proche. Si la prière du vendredi se pratique traditionnellement au moment de la prière du zenith (dohr), le Coran ne l’indique pas. Néanmoins, il est fort probable que la transmission mimétique conforte le moment de la prière de jumu’a au vendredi midi. Toutefois, il s’agit seulement du début de ce moment sacré et rien n’empêche de le poursuivre jusqu’au vendredi soir, voire jusqu’au samedi soir comme les Prophètes précédant Muhammad l’ont pratiqué. La durée de ce moment dépendra bien sûr des possibilités et des contraintes professionnelles ou familiales de chacun. Ce prolongement de la prière collective du vendredi peut passer par un temps de dhikr à la mosquée à l’issu de la prière, un temps de dhikr individuel chez soi dans l’après-midi ou la soirée du vendredi, d’un temps de lecture du Coran ou d’écoute de cantillation coranique par exemple.

A qui s’adresse la prière collective du vendredi ? Est-elle obligatoire ?

L’orthopraxie considère qu’il est obligatoire pour un homme de se rendre à la prière collective du vendredi et que cela est facultatif pour les femmes. Aucun verset coranique ne fait cette distinction entre les genres. Le verset 9 de la sourate 62 s’adresse aux moumin de la racine amana que nous pouvons traduire par « croyants pratiquants » ou « croyants impliqués dans leur religion » et que Maurice Gloton traduit par « ceux qui mettent en œuvre le Dépôt confié ». Ces croyants désignent évidemment aussi bien les hommes que les femmes. Ainsi, la prière collective du vendredi et le respect de la sacralité de cette journée est une prescription aussi bien pour les hommes musulmans que pour les femmes musulmanes. Tout comme la prière rituelle ou le jeûne du mois de Ramadan, une prescription n’est pas une obligation mais une recommandation. De la même manière, un médecin qui prescrit une ordonnance à son patient, lui recommande de suivre le traitement, mais le patient est libre de le faire ou non. D’ailleurs, le verset insiste sur le bienfait de cette recommandation par la formule « Cela est meilleur pour vous si vous saviez », qu’on retrouve dans la sourate 2 : 184 au sujet du jeûne du mois de Ramadan, après que le Coran ait proposé l’alternative de nourrir un pauvre pour ceux qui choisissent de ne pas jeûner (voir khutba « Le sens et les modalités du jeûne du mois de Ramadan »). Ainsi, Dieu recommande vivement à tous les musulmans de participer à la prière collective du vendredi et de réserver un temps à la suite de cette prière collective pour adorer Dieu sans travail ni divertissement. Cette prescription a donc le même statut que celle du jeûne du mois de Ramadan. L’une n’est pas plus « obligatoire » que l’autre.

Comment suivre les prescriptions de la prière du vendredi avec les contraintes occidentales ? Quelles adaptations possibles ?

Beaucoup de pays musulmans ont calé l’organisation de la semaine de travail sur les prescriptions coraniques et font du vendredi un jour chômé. Malheureusement, ce modèle ne s’applique pas en Occident et à l’exception des travailleurs indépendants, peu de professions salariées permettent de libérer le vendredi après-midi. Beaucoup de musulmans délaissent alors, malgré eux, la prière collective du vendredi. Or, comme souvent, le Coran laisse une marge de manœuvre en permettant l’adaptation des pratiques lorsque les situations, qu’elles soient personnelles, professionnelles ou liées à un danger, l’y obligent. Ainsi, bien que le Prophète et les premiers musulmans pratiquaient la prière collective du vendredi au moment de la prière du zenith (dohr), le Coran ne fixe pas ce moment dans la prescription. Il ouvre ainsi la porte à des possibilités d’adaptation et notamment le report de la prière collective le vendredi soir, idéalement avant le couché du soleil pour rester dans la journée du vendredi (un nouveau jour commençant au coucher du soleil dans le calendrier islamique et non à l’aube ou à minuit comme dans le calendrier grégorien). En prenant en compte cette contrainte de la majorité des fidèles de la mosquée Simorgh, nous avons choisi de fixer notre office de jumu’a le vendredi soir. En hiver, il est difficile d’officier avant la prière de maghreb. Mais là encore, mieux vaut déborder un peu sur le jour et accomplir cette prescription coranique que de ne pas l’accomplir du tout. Ce type d’adaptation se fait aisément pour d’autres pratiques islamiques. Par exemple, le Coran prescrit un rattrapage des jours de jeûne manqués par les personnes malades ou en voyage pendant le mois de Ramadan à d’autres jours en dehors du mois de Ramadan. Il y a également des musulmans qui choisissent de rattraper leurs prières en dehors de l’horaire de ces prières, bien que cela ne soit pas proposé par le Coran. Ces deux situations adviennent quand la pratique dans sa forme usuelle est empêchée par la maladie, la vie professionnelle ou une autre activité qu’on ne peut différer. Ainsi, la prière collective peut suivre le même raisonnement et être déplacée en cas de nécessité.

L’autre frein pour certains musulmans à l’accomplissement de la prière collective du vendredi est l’impossibilité de se rendre à une mosquée qui leur correspond. L’évolution de l’islam, le développement des différents courants islamiques et la régression de la place des femmes dans la majorité des mosquées actuelles rendent les offices du vendredi très différents de ce qu’ils pouvaient être à l’époque du Prophète Muhammad. Bien que l’office du vendredi puisse aussi être une occasion – et cela était le cas à l’époque du Prophète – d’aborder différentes problématiques vécues par la communauté, il a avant tout pour vocation de traiter des questions religieuses et de permettre à la fois une élévation spirituelle et l’adoration de Dieu. Il ne s’agit pas tant d’emmagasiner des connaissances intellectuelles – même si cela n’est pas exclu – mais de se plonger dans l’état spirituel du rappel (dhikr) de Dieu par l’écoute d’un discours dans lequel la spiritualité à toute sa place mais aussi par l’adoration active de Dieu à travers a minima la prière, et idéalement la prière et le dhikr afin de prolonger l’instant d’adoration par du rappel (dhikr) des Noms de Dieu comme le prescrit la sourate 62 (« Rappelez-vous Dieu abondamment »). Par conséquent, une mosquée qui n’offrirait pas cette nourriture spirituelle ou dans des conditions qui ne sont pas en conformité avec vos valeurs éthiques et spirituelles (notamment pour l’emplacement réservé aux femmes dans les mosquées), ne sera peut être pas la plus pertinente pour accomplir votre office du vendredi. Certains musulmans se retrouvent alors dans la situation de souhaiter participer à la prière collective du vendredi sans habiter à proximité d’une mosquée qui leur convienne ou sans avoir la possibilité de se déplacer vers une mosquée qui leur convienne. Se pose alors la question de savoir s’il est possible de commémorer la prière du vendredi seul chez soi ou en famille ?

Peut-on accomplir la prière du vendredi seul ou en famille à la maison ?

Dans le cas où il n’est pas possible de se rendre dans une mosquée qui nous convienne, le cercle familial permet de créer une collectivité dans la pratique de la prière rituelle. Si les membres de la famille prient seuls le reste de la semaine, la prière du vendredi permet de créer un contraste entre jours profanes et jours sacrés et de marquer l’entrée dans le moment consacré du vendredi par un rassemblement (jumu’a) familial au moment de la prière du zénith (dohr) ou, à défaut du coucher du soleil (maghreb) ou de la nuit (isha) le vendredi soir. A cette prière collective familiale, peut s’ajouter un temps consacrer à Dieu, sous la forme choisie par le croyant, de manière autonome ou en famille. Ce jour peut aussi être un moment propice pour transmettre des enseignements religieux à ses enfants à travers le récit d’histoires prophétiques, de la transmission de valeurs éthiques et de pratiques religieuses.

Qu’en est-il d’une personne vivant seule et ne pouvant pas se rendre dans une mosquée qui lui correspond. Nous même, dans la mosquée Simorgh, nous n’organisons qu’un seul office du vendredi par mois du fait de contraintes liées à notre modèle de société qui implique le bénévolat pour les imams et gérants de mosquées. Il en résulte une majorité de vendredi sans offices collectifs lors desquels nos fidèles et nous-même sommes renvoyés vers d’autres mosquées ou à une absence de collectivité. Comme nous l’avons vu, le terme jumu’a utilisé pour évoquer la prière du vendredi renvoie indéniablement à la collectivité et au rassemblement d’un groupe. Par définition, on ne peut donc réaliser la prière « du rassemblement » ou la prière de jumu’a seul. Néanmoins, cela ne signifie pas qu’il ne faille « rien faire » de spécifique pour cet instant et se priver de sa sacralité en se contentant de pratiquer comme lors des autres jours. En effet, si l’absence de mosquée adéquate empêche d’accomplir la prescription coranique du rassemblement, elle n’empêche pas d’appliquer la suite de la prescription à savoir de délaisser le négoce et la distraction pour se consacrer à adorer Dieu. Le verset précise bien que cette activité d’adoration se fait après s’être « dispersé » du rassemblement, donc en solitaire.
L’idée est de créer un contraste entre notre pratique des jours dits profanes et celle des jours sacrés qui engloberont le vendredi (et éventuellement le samedi) ainsi que les fêtes religieuses et les jours du mois de Ramadan. Ce contraste hebdomadaire est très bénéfique pour notre vie spirituelle car il permet une plus grande concentration dans la pratique par des rites spécifiques, exclusifs à ces jours et à ces fêtes, qui sont des jours minoritaires dans le calendrier. Cela éloigne ainsi de l’éventuelle lassitude d’une pratique répétitive et similaire tous les jours de l’année. La forme des pratiques spécifiques du vendredi à accomplir seul peut être diverse et dépendra évidemment des affinités de chacun : des sourates spécifiques récitées que lors des prières du vendredi, un dhikr spécifique, un dhikr supplémentaire à votre dhikr quotidien, la pratique du dhikr uniquement le vendredi pour ceux qui n’en font pas quotidiennement, des chants religieux, l’écoute du Coran cantillé, l’écoute de musique sacrée (et de musique profane les autres jours), l’écoute de conférences religieuses en vidéo, la lecture d’ouvrages religieux, la lecture du Coran, regarder un film sur la vie d’un Prophète etc. Cela peut aussi passer par une atmosphère particulière : porter une tenue vestimentaire spécifique pour vos prières du vendredi, créer une ambiance dans votre lieu de prière par des bougies, de l’encens, la diffusion d’huiles essentielles etc. Ces points de détail semblent anodins mais peuvent contribuer à sacraliser un instant et ainsi renforcer la concentration dans l’adoration. En effet, le Coran nous invite à l’embellissement pour marquer le moment de la prière dans la sourate 7 :

Ô vous les enfants de Adam ! Prenez vos parures (zīnatakum) dans chaque lieu de prière. (Coran 7 : 31)

Le terme zina renvoie à l’idée « d’embellissement ». Ibn Kathīr commente ce verset en disant « Ce verset et les textes de la Sunna qui vont dans son sens montrent qu’il est recommandé de s’embellir, de mettre du parfum, d’utiliser le siwak, de porter des habits blancs pour la prière en général, et en particulier le jour du Vendredi et de fête. »

De manière générale, chaque vendredi peut être marqué de manière spécifique par les croyants, l’idée étant de modifier ou d’adapter ses activités en sacralisant tout ce qui peut l’être. Ainsi, la ferveur du jeûne du mois de Ramadan ou des fêtes religieuses (Aïd) ne se voient plus restreintes à certaines journées isolées durant l’année, mais récurrentes à une fréquence suffisamment élevée pour en faire de véritables leviers spirituels propices à notre transformation intérieure en permettant une pause hebdomadaire dans la paix et la sérénité divine.