Prêche #51 « Jeûner n’est pas un acte, c’est une disposition de l’être » (Omero Marongiu-Perria, 16 mars 2024)

Cher.e.s frères et sœurs réuni.e.s ici en cette belle soirée du ramadan, je me plie avec plaisir à l’exercice rhétorique dont le cadre m’a été imposé par l’imame Anne-Sophie Monsinay, à savoir parler d’un thème en lien avec le jeûne. Je vous propose donc une petite plongée dans le passage coranique évoquant le jeûne pour en extraire quelques enseignements. Voici le passage :

Ô, vous qui avez la foi ! Le jeûne vous a été prescrit comme il a été prescrit à ceux d’avant vous, afin que vous vous prémunissiez en conscience ; pendant un nombre déterminé de jours. Quiconque, parmi vous, est malade ou en voyage, il devra alors jeûner ultérieurement un nombre de jours équivalent. Mais pour ceux qui ne pourraient le supporter [le jeûne] qu’au prix de grandes difficultés, il existe une compensation, celle de nourrir des pauvres. Aussi, si quelqu’un fait plus de son propre gré, c’est pour lui, mais il est mieux pour vous de jeûner, si vous saviez ! ; Le mois de ramadan [est celui] au cours duquel le Coran a été descendu comme guide pour les gens et comme preuves claires de la guidée et du discernement. Celui qui, parmi vous, aura témoigné [de la lunaison] du mois, qu’il le jeûne. Et quiconque est malade ou en voyage [compensera ultérieurement] un nombre équivalent de jours [de jeûne]. Dieu veut pour vous la facilité, Il ne veut pas pour vous la difficulté, et afin que vous paracheviez le décompte et que vous proclamiez la grandeur de Dieu pour vous avoir guidés, et afin que vous soyez reconnaissants ; Et lorsque mes serviteurs t’interrogent sur Moi, alors je suis proche, je réponds à l’invocation de celui qui m’invoque lorsqu’il m’invoque. Qu’ils répondent donc à Mon appel et qu’ils aient foi en moi afin qu’ils soient bien guidés. » (Coran 2, 183-186)

Le passage débute par une information lapidaire mais non moins intéressante pour notre propos, celle de la continuité, dans le temps, de la prescription – kitâb – du jeûne, puisqu’il a été prescrit à « ceux d’avant vous », sans aucune autre précision. Si l’on se réfère aux textes de l’Ancien et du Nouveau Testament – pour demeurer dans la filiation monothéiste judéo-christiano- islamique – nous obtenons plus de précisions à ce sujet. Le jeûne – tswom en hébreu – y est en effet mentionné à plusieurs reprises et pratiqué dans des circonstances bien précises. J’en donne ici juste quelques exemples à titre illustratif :

  • il est associé au rituel de pénitence pratiqué par les Hébreux : les pénitents jeûnaient, ôtaient leurs vêtements pour se couvrir d’un sac et se noircissaient de cendres – ‘epher (Cf. Js 7, 6, Es 4,1-3 ; Jr 6, 26 ; Lm 2, 10 et 1R 21, 27). C’était une pratique aussi bien individuelle que collective. C’est sur la base de cet ancien rituel que les chrétiens, à partir du IVe s., vont pratiquer le « chemin de pénitence » pour les personnes reconnues coupables de péchés graves. L’imposition des cendres est alors publique et les personnes sont temporairement exclues de la communauté – durant quarante jours – pour être absoutes et réintégrées à Pâques. C’est de là que naîtra, plus tard, le mercredi des cendres ;
  • on retrouve cette idée de pénitence dans le Jour du pardon – Yom kippour – dix jours après le nouvel an juif. Dans la tradition juive, Yom kippour correspond au jour où Dieu juge et fixe le sort de l’humanité pour l’année à venir. Le jeûne est associé au comportement vertueux et à la charité, en signe de gratitude et d’humilité envers Dieu ;
  • l’Ancien Testament mentionne également le jeûne surnaturel de Moïse, qui s’abstient de nourriture et de boisson durant les quarante jours et quarante nuits qu’il passe au Mont Sinaï pour y recevoir les Tables de la Loi. Après avoir cassé les Tables, il repart sur le sommet de la montagne et y effectue un second jeûne pour, finalement, recevoir les secondes Tables de la Loi et la Torah (Cf. Ex. 34, 28 ; Dt 9, 9-18). Il en est de même pour Élie qui marche durant quarante jours et quarante nuits vers le mont Horeb, en jeûnant et priant, afin d’y rencontrer Dieu (1R 19, 7-9) ;
  • le Livre de Daniel, en son chapitre 9, décrit la longue supplique du prophète Daniel qui, jeûnant, priant, prenant le sac et la cendre, confesse à Dieu tous les péchés et les égarements d’Israël, source de la chute du royaume de Juda et de la déportation par l’ordre divin. L’ange Gabriel vient ensuite à lui « d’un vol rapide » pour l’instruire et ouvrir son intelligence et lui indiquer les conditions fixées par Dieu pour le rétablissement de Jérusalem (Dn 9, 1-27) ;
  • Lorsqu’Esther, femme juive devenue épouse d’Assuérus, roi de Perse, après la déportation à Babylone, apprends que son ministre Haman a décidé d’éliminer tous les juifs du royaume, elle décide de jeûner complètement durant trois jours et trois nuits, invitant les juifs à faire de même, puis elle révèle au roi son identité juive et elle obtient leur salut (Es 4, 15-16). Les juifs commémorent le sauvetage par le reine de leur peuple en jeûnant la veille de la fête de Pourim ;
  • dans le Nouveau Testament, Jésus est conduit par l’Esprit dans le désert pour y être tenté par le diable. Il jeûne durant quarante jours et quarante nuits. Le jeûne est ici associé à l’ascèse qui permet d’être à l’abri des tentations et plus proche de Dieu.

Ces quelques exemples du jeûne illustrent différents aspects de cette pratique qui convergent tous vers un point central, celui d’une disposition particulière pour communiquer avec le divin. Qu’il soit expiatoire, de repentance, de remerciement, de supplication (Cf. le jeûne de David durant la maladie puis la mort de son fils en 2Sm 12, 16), de combat ou d’ascèse, le jeûne met le croyant dans une disposition du corps et de l’esprit prête à s’ouvrir au divin par l’abandon total de soi. On remarque d’ailleurs, dans les épisodes bibliques cités, qu’une large partie correspond à la période de la déportation des juifs à Babylone et au regard qu’ils portent sur leur foi et sur l’état, dégradé, de leur relation à Dieu et à ses commandements. Bien entendu, ce n’est pas l’historicité effective de ces récits qui nous intéresse, mais plutôt leur dimension symbolique et spirituelle. Aussi, il est logique qu’on retrouve ces différents aspects du jeûne dans la tradition musulmane : plusieurs passages du Coran et des textes de la tradition prophétiques évoquent le jeûne comme vecteur d’expiation des péchés, comme compensation de manquements à certaines pratiques rituelles – durant le pèlerinage par exemple – et également comme moyen d’ascèse. D’ailleurs, chez les soufis, il représente un élément incontournable du cheminement spirituel, dans ce sens où il permet de dépasser le monde des pulsions charnelles et de maitriser son corps et son esprit pour ensuite s’ouvrir totalement au divin. La fin du premier verset précédemment cité associe le jeûne à la taqwâ, le fait de se prémunir en conscience, qui est elle-même évoquée, dans le Coran, comme le chemin vers la posture de dévotion totale – qunût – à travers la gratitude, le chukr. La suite du passage associe quelques modalités techniques du jeûne à la pratique de la charité, en compensation de jours non jeûnés pour ceux qui ne peuvent le pratiquer qu’au prix d’une grande peine. Puis on trouve la chute, le point d’aboutissement du passage : « et que vous proclamiez la grandeur de Dieu pour vous avoir guidés, et afin que vous soyez reconnaissants ». La proclamation de la grandeur de Dieu s’effectue par l’énonciation du takbîr. Quant à la reconnaissance, elle consiste dans l’attitude de gratitude qui n’est autre que le chukr. Nous proclamons la grandeur de Dieu et nous le remercions pour le fait de nous avoir guidés, notamment à travers la descente – c’est-à- dire la révélation – du Qur’ân, lui-même présenté « comme guide – hudân – pour les gens et comme preuves claires de la guidée – hudâ – et du discernement – furq’ân. » La phrase, telle qu’elle est formulée en arabe, est intéressante dans ce sens où elle présente le Coran comme un vecteur : il guide, dans le sens où il représente un support par lequel nous avons l’occasion de développer une capacité accrue de discernement en ce monde. Reste à savoir ce que nous devons, ou plutôt ce que nous voulons discerner ? Il revient à chacun de se poser la question et d’y apporter ses propres réponses ; pour ma part, j’y vois un lien fort avec l’éthique de la vertu qui traverse l’ensemble du Coran. J’ai eu l’occasion de m’y attarder dans l’amour de Dieu dans le Coran, en consacrant une réflexion sur les conditions du discernement. De ce point de vue, ce passage est à mettre en lien avec la façon dont le Coran nous interpelle sur notre capacité à discerner ce qui relève de la « vie bonne » :

Par l’âme et ce qui l’équilibre ; lui inspire une mauvaise conduite (fujûr) ou de se prémunir en conscience (taqwâ) ; A réussi celui qui l’a purifiée. A échoué celui qui l’a abaissée jusqu’à la souiller. (Coran 91, 7-10)

Ce passage coranique est souvent traduit par le fait que c’est Dieu qui façonne l’âme et qui lui inspire à la fois sa piété et son libertinage. Pourtant, il s’agit bien de l’affirmation de la capacité pleine de l’être humain à développer sa faculté de discernement, que je résumerai en une formule lapidaire : se prémunir en conscience pour agir en conscience. C’est là que le jeûne prend tout son sens : pour une personne en bonne santé physique et psychique, il consiste dans un affaiblissement volontaire du corps pour développer sa spiritualité. À ce propos, on trouve dans toute religion un « dispositif pratique » qui comprend des rites, des actes cultuels et de dévotion, plus ou moins codifiés ; ils ont pour vocation de proposer aux adeptes un cadre structurant pour établir leur relation à la transcendance ou, pour ce qui nous concerne en tant que musulmans, à Dieu. Dans le dispositif pratique, le jeûne tient cependant une place particulière dans ce sens où on le définit d’une façon apophatique : jeûner, ce n’est pas vraiment faire quelque chose, ce n’est pas une action en tant que telle puisqu’il réside avant tout dans le non-faire : on ne boit pas, on ne mange pas, on s’abstient de relations sexuelles de l’aube jusqu’au coucher du soleil. On parle d’acte d’adoration, mais l’illustre Ibn ‘Arabî, au chapitre 71 de ses Futûhât (Les victoires mecquoises) nous invite à changer de perspective : « Le jeûne n’est pas un acte, mais l’abandon d’un acte. […] Celui qui sait que le jeûne est un attribut négatif, puisqu’il consiste à s’écarter des choses qui pourraient le rompre, sait avec certitude qu’il n’a pas de semblable : en effet, il n’a pas d’essence propre pouvant    revêtir une qualification de réalité (wujud) intelligible pour nous. C’est pourquoi Allâh le Très-Haut a dit aussi : « Le jeûne M’appartient ». Il ne s’agit, en réalité, ni d’une œuvre d’adoration ni d’un acte (‘amal). Le mot « acte » comporte, quand on le lui applique, une certaine impropriété, tout comme le terme « existant » (mawjud) appliqué à Dieu tel que le comprend l’Intelligence humaine ; en effet, sa réalité (wujud) tient à Son Essence (dhatu-Hu) et ne peut Lui être attribuée de la même façon qu’à nous. » Le maître fait ici allusion au hadith qudsî – tradition sainte – dans lequel est évoqué le fait que tous les actes de l’être humain sont à lui, hormis le jeûne qui n’appartient qu’à Dieu et c’est Dieu qui en paie le prix. Il l’interprète dans le sens où, par le jeûne, nous approchons un attribut divin, al-Samad, qui transcrit le fait de subsister par soi-même, sans aucune source extérieure. L’être humain, en son corps physique, ne peut entrer dans cette samadiya, c’est pour cela que le prophète mentionne les deux joies du jeûneurs : celle de rompre son jeûne pour accorder son dû au corps physique, et celle de la rencontre spirituelle de son Seigneur par son jeûne. C’est dans ce sens aussi que le jeûne est mentionné, dans le même hadith qudsî, comme étant un bouclier (junna) ; le terme possède le sens de wiqâya, ou protection, dont dérive la taqwâ, la prémunition en conscience. Le cœur du jeûne réside alors dans un non-agir pour mieux agir, une absence – j’entends par là l’abstinence – pour mieux être présent à Dieu et approcher certains de ses attributs qui ne peuvent être approchés, justement, ni par les actes, ni par l’intellect. Dans ce sens, le jeûne nous permet d’entrer dans une disposition du corps, de l’esprit et de l’âme. En état de jeûne, il n’y a rien d’immédiatement perceptible, sauf à l’œil alerte : les petites habitudes qui structurent notre quotidien sont cassées, les petits rituels liés aux repas, aux boissons, aux pause-café, ne sont plus, ce qui nous offre une occasion sans équivalent d’être à l’écoute. De qui ? De quoi ? Tout d’abord de son corps, ce qui représente déjà une chose considérable : après un certain temps de pratique du jeûne, en fonction de mes impératifs quotidiens, je suis sensé être capable de moduler ma ration alimentaire quotidienne, je connais parfaitement à quel moment la sensation de faim va être déclenchée par le cerveau et quand elle va s’atténuer. Ne pas être prisonnier des rythmes conventionnels quotidiens pendant un certain temps, « casser la routine », comme on dit simplement aujourd’hui, est déjà un bon départ sur le chemin spirituel. Le jeûne, de ce point de vue est, bien entendu, contraignant parce qu’il repose sur l’abstinence et sur une dimension de la spiritualité qui se joue au plus profond de moi, au cœur du non-agir, dans une dimension intuitive qui me relie plus facilement à ma disposition originelle, la fitra. Aussi, lorsqu’on me pose la question du : « pourquoi tu jeûnes ? », ma réponse est toujours la même, simple et concise : « Parce que je suis libre. » C’est une réponse étonnante par laquelle j’explique la façon dont j’accepte d’éprouver ma liberté au cœur du monde, dans ce qui se joue de plus intime, en mon for intérieur, entre le divin et moi. Permettez-moi une petite digression vers la littérature et la philosophie. Cela raisonne, pour moi, avec la notion de « contrainte libératoire » ou « contrainte artistique volontaire » ; elle a été inventée au sein du groupe de l’Oulipo dont le cofondateur et l’une des figures de proue fut l’illustre écrivain et poète Raymond Queneau. Les auteurs du groupe considèrent qu’en posant un ensemble de contraintes préalables à l’écriture, on ouvre un immense champ de créativité. Dans son Voyage en Grèce, il écrit : « Une autre bien fausse idée qui a également cours actuellement, c’est l’équivalence que l’on établit entre inspiration, exploration du subconscient et libération, entre hasard, automatisme et liberté. Or, cette inspiration qui consiste à obéir aveuglément à toute impulsion est en réalité un esclavage. Le classique qui écrit sa tragédie en observant un certain nombre de règles qu’il connaît est plus libre que le poète qui écrit ce qui lui passe par la tête et qui est l’esclave d’autres règles qu’il ignore1. » J’adore le propos car je le trouve complètement en phase avec le jeûne en tant que dispositif de contrainte : nous avons trois éléments qui encadrent l’exercice : pas d’eau, pas de boisson, pas de rapports sexuels, durant un laps de temps diurne et sur une période déterminée ; il y a là de quoi mettre en œuvre toute l’énergie créatrice dans notre ouverture au divin, alors allons y pleinement ! Ce propos fait aussi écho, dans mon esprit, avec la notion de contrainte morale, telle qu’Emmanuel Kant la définit. Son prédécesseur, Jean-Jacques Rousseau, avec opéré avec justesse une distinction entre la liberté naturelle, qui n’aurait aucune limite, et la liberté civile, dont le citoyen jouit dans un cadre contraignant. Il conclut ainsi le chapitre de l’état civil de son Contrat moral ainsi : « On pourrait sur ce qui précède ajouter à l’acquis de l’état civil la liberté morale, qui seule rend l’homme vraiment maître de lui ; car l’impulsion du seul appétit est esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté2. » Kant prolonge cette réflexion dans sa critique de la raison pratique où il considère que le libre-arbitre consiste à se positionner pour ou contre la loi morale, car la liberté n’est pas en dehors de toute loi. Il écrit : « Une volonté libre et une volonté soumise à des lois morales sont par conséquent une seule et même chose3. » Nous sommes libres uniquement lorsque nous agissons en dehors de toute impulsion et si nous agissons selon l’impératif catégorique, à savoir que ma raison me permet de me représenter une loi morale selon laquelle je dois agir de telle manière que la maxime de mon action puisse être élevée au rang de maxime universelle. D’un point de vue croyant, il existe aussi une dimension intuitive, en deçà de la raison, qui me permet d’accéder à un niveau de conscience spirituelle qui opère une jonction, quelque part, entre l’éthique de la vertu et la loi morale. Dans mon expérience personnelle, en tout cas, le jeûne est un vecteur puissant d’élévation de la conscience morale et spirituelle, c’est ce que j’ai tenté de partager avec vous à travers ces quelques réflexions.

1 Raymond Queneau, Voyage en Grèce, Gallimard, 1973, p. 94.

2 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Livre I, chapitre VIII : « De l’état civil ».

3 Emmanuel Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs, Delbos, p. 180.