Prêche #50 Moïse en islam : l’archétype du cheminement initiatique (Anne-Sophie Monsinay, 2 février 2024)

Moïse est le premier Prophète à apporter une Révélation à la fois spirituelle et légiférante. Avant lui, d’autres Prophètes, comme Noé ou Joseph, avaient transmis les enseignements de Dieu et invités à l’Unicité divine mais sans fournir de Révélation. A l’exception peut-être d’Abraham dont les feuillets sont mentionnés dans le Coran et dont au moins une partie des pratiques religieuses étaient ritualisées (processions autour de la Kaaba avec Ismael). Certains juifs attribuent le Sefer Yetsirah, le « Livre de la Création » à Abraham. Il s’agit d’un texte métaphysique relatant la création du monde à travers les lettres hébraïques. Si cet ouvrage offre de nombreux enseignements sur le fonctionnement spirituel de la création, il n’établit pas de prescriptions religieuses pour une communauté. La Torah sera donc la première révélation ayant cette vocation : elle offre ainsi un cadre à la fois pratique et spirituel au peuple de Moïse. Le Coran qualifie la Torah de « Livre du discernement » offrant guidance et Lumière pour l’humanité. En cela, Moïse incarne la promesse que Dieu a faite à Abraham à travers son fils Isaac et devient ainsi une des grandes figures prophétiques aussi bien des juifs que des chrétiens et des musulmans. La Torah indique la grandeur prophétique de Moïse à travers ce verset :

Il n’a plus paru en Israël de prophète semblable à Moïse. (Deutéronome 34 : 10)

Les Prophètes juifs qui suivent Moïse réactualisent les commandements sans en ajouter, y compris Jésus. Seul Muhammad sera un nouveau prophète législateur qui agira en dehors d’Israël.

Son enfance : choix divin et premières épreuves

Yokebed : le sacrifice du fils

Dès sa naissance, Moïse affronte la plus terrible épreuve : celle de la survie face à un ennemi qui veut le tuer. En effet, le Pharaon d’Egypte ayant eu écho d’une prophétie annonçant la venue d’un israélite parmi ses esclaves qui causerait sa perte, ordonne de tuer tous les enfants mâles. Cette épreuve est fréquente chez les prophètes : Jésus connaîtra le même sort à sa naissance, obligeant sa mère Marie à fuir vers l’Egypte. D’ailleurs le parallèle entre Moïse et Jésus ne s’arrête pas là et concerne aussi leurs mères : si Marie, mère de Jésus, reçoit une révélation de l’ange Gabriel avant la naissance de son fils pour lui annoncer sa grossesse, Yokebed, la mère de Moïse, recevra une révélation de Dieu après la naissance de son fils Moïse. En cela, ces deux femmes sont prophétesses puisqu’elles ont toutes deux reçue une Révélation. Voici celle reçue par la mère de Moïse :

Et Nous avons inspiré (awhayna) à la mère de Moïse : « Allaite-le ! Si alors tu craignais pour lui, jette-le dans les flots et ne crains, ni ne t’attriste, vraiment Nous te le ramènerons et Nous l’établirons parmi les Envoyés. » (Coran 28 : 7)

Le terme awha traduit ici par Maurice Gloton par « inspiré » signifie d’après Al Ajami « inspiré dans le sens de faire révéler » et découle du processus de révélation sans interférer sur la sacralité du contenu. Ce terme est également utilisé pour parler de l’inspiration ou de la révélation du Coran sur Muhammad (42 : 7 par exemple). Yokebed reçoit donc cette information divine, qu’elle prenne la forme d’une phrase entendue ou d’une intuition importe peu, le contenu en est divin et la place dans la délicate posture de la confiance absolue à avoir en Dieu, vécue sous une forme très proche par Abraham avant elle. La seule nuance est qu’Abraham devait sacrifier son fils sans savoir que Dieu l’en empêcherait une fois Sa demande accordée, alors que Yokebed a d’ores et déjà la promesse que son enfant sera sauvé des eaux et deviendra Prophète. Pour autant, l’épreuve n’en est pas moins difficile. Jeter son enfant dans un fleuve où figure tous les dangers (noyade, crocodiles etc) sur une simple promesse demande une confiance absolue en Dieu. L’enfant dans la mystique représente notre ego (nafs) car il est ce à quoi on tient le plus. En acceptant de sacrifier son enfant (pour Abraham) ou de l’abandonner au fleuve (pour Yokebed), c’est-à-dire au danger, c’est leur ego que nos prophètes sacrifient ou abandonnent ici, pour s’en remettre à leur Esprit (Rûh) divin, c’est-à-dire à Dieu. Malgré la peur et la douleur, Yokebed a suivi cette intuition divine, sans chercher à l’éviter par d’autres stratégies moins périlleuses qui auraient pu également sauver son enfant, comme le cacher dans un endroit où Pharaon n’aurait pas pu le trouver. Evidemment, la suite de l’histoire et du destin prophétique de Moïse dépendait pleinement de ce choix de Yokebed. En acceptant l’épreuve divine et en plaçant sa confiance en Dieu, elle élève son âme en degrés spirituels, sauve son enfant et répond à la promesse divine de salut des enfants d’Abraham que sont les hébreux.

Le berceau de bois contenant Moïse fut par la suite recueilli par la femme de Pharaon qui, cherchant une nourrice pour allaiter l’enfant, fut dirigée vers la mère de Moïse par la sœur de ce dernier. Ainsi, Dieu accomplit sa promesse en rendant Moïse à sa mère.

Premières épreuves de Moïse

Les premiers jours de Moïse furent soumis à une double épreuve : échapper à une tentative d’assassinat et être abandonné au fleuve.

S’il a échappé à cette première épreuve, tous n’ont pas eu cette chance et beaucoup d’enfants hébreux furent tués par Pharaon. Ces morts seront compensés et réparés spirituellement (tikkoun) par la mort des enfants égyptiens lors des 10 plaies d’Egypte. Ibn Arabi voit dans cette compensation spirituelle une sagesse profonde : « Selon sa signification spirituelle, le meurtre des enfants mâles (des Israélites, meurtre ordonné par Pharaon) dans le but de détruire le prophète (dont la naissance lui avait été prédite), eut lieu pour que la vie de chaque enfant tué dans cette intention affluât à Moïse ; car ce fut en supposant qu’il était Moïse que chacun de ces enfants fut tué ; or, il n’y a pas d’ignorance dans l’ordre cosmique, de sorte que la vie de chacune de ces victimes dut nécessairement revenir à Moïse. C’était de la vie pure, primordiale, n’ayant pas été souillée par des désirs égoïstes. Moïse étant donc la somme des vies de ceux qui avaient été tués dans l’intention de le détruire. Dès lors, tout ce qui était préfiguré dans la prédisposition psychique de chaque enfant tué se retrouvait en Moïse, ce qui représente une faveur divine exceptionnelle que personne avant lui n’avait reçue. » Moïse synthétise les âmes des enfants d’Israël tués en son nom. D’après le Zohar, le livre fondateur de la mystique juive, Moïse n’était pas seulement le représentant du peuple d’Israël, mais ce peuple lui-même dans la mesure où toutes les âmes trouvaient racine dans la sienne.[1]

Être abandonné dans un berceau voguant sur les eaux du Nil fut pour Moïse une première épreuve initiatique. L’âme d’un bébé s’incarne dans un corps pendant sa conception dans le ventre de sa mère. Durant cette phase et les premières années de sa vie sur terre, l’enfant vit la difficile épreuve de l’incarnation dans un corps. L’âme est projetée dans un petit corps limité par ses mouvements dans la paroi de l’utérus puis limité par son incapacité à se déplacer lors des premiers mois suivant la naissance. Cette limitation spatiale et spirituelle peut être difficile à vivre pour une âme et il faudra des années pour apprivoiser ce corps et tenter de retrouver notre origine divine en nous reliant à la transcendance. Ibn Arabi perçoit dans l’arche de bois où Moïse fut placé un symbole et une extension de son corps, plongé dans le fleuve divin. L’écoulement de l’eau symbolise le temps qui passe, le mouvement divin et la Vie (Hay). L’âme de Moïse pu ainsi s’approprier son corps et le sacraliser pour l’Unir au fleuve divin. Voici la façon dont Ibn Arabi le décrit :  « Pour ce qui est de la sagesse impliquée dans le fait que Moïse a été mis dans une arche et abandonné au Nil, nous dirons que l’arche correspond à son réceptacle humain et le Nil à la connaissance qu’il dut assimiler par l’entremise de ce corps, c’est-à-dire par le moyen de la pensée et des facultés de sensation et d’imagination, facultés qui ne sauraient transmettre quelque chose à l’âme humaine sans l’existence préalable de ce corps composé des éléments. Seulement quand l’âme arrive dans ce corps et qu’elle en dispose par ordre divin et le gouverne, elle est douée des facultés correspondantes, qui lui permettent de réaliser ce que Dieu veut qu’elle réalise par le gouvernement de cette arche, où habite la Paix du Seigneur. C’est ainsi que Moïse fut exposé dans son arche au Nil, afin qu’il réalise par ces facultés les domaines respectifs de la connaissance. Dieu lui apprit par là que si l’esprit est bien le roi (de l’organisme humain), il ne le régit cependant que par lui, c’est-à-dire par l’intermédiaire des facultés rattachées à ce réceptacle humain dont le symbole est l’arche. (…) Selon les apparences, le fait que Moïse ait été mis dans l’arche et abandonné au Nil signifiait sa perte. En réalité, c’est par là qu’il a été sauvé et qu’il a pu vivre, de même que l’âme est vivifiée par la connaissance après que s’est dissipée l’ignorance. » Cette première épreuve initiatique donnera à Moïse son nom égyptien Moshe, qu’il a gardé en tant que Prophète. Certains Prophètes changent de nom après leur réalisation spirituelle (Abram devient Abraham, Jacob devient Israel). Moïse gardera son nom égyptien Moshe, donné par sa mère adoptive, et ne reprendra pas son nom hébreu d’origine. Moshe signifie « sauvé des eaux » en égyptien. Mais rien n’étant laissé au hasard, le prénom égyptien Moshe a également une signification en hébreu : le sauveur. Ainsi, Moshe, le « sauvé des eaux », porte en son nom à la fois le début et la finalité de sa mission prophétique : il est sauvé des eaux par les égyptiens pour devenir celui qui sauvera les hébreux.

Le cheminement spirituel de Moïse

Son grand péché : le meurtre de l’Egyptien

Une fois adulte, Moïse surprend un égyptien en train de battre un hébreu. Il intervient, frappe l’égyptien de coups de poing et le tue. La tradition islamique présente ce meurtre comme accidentel : Moïse a voulu défendre l’hébreu attaqué et a tué l’égyptien sans le vouloir. L’idée défendue ici est qu’un Prophète ne peut pas commettre un péché aussi grave que le meurtre. Le Coran ne précise pas si la mise à mort est accidentelle ou intentionnelle. En revanche, la Torah donne plus de détails :

Il (Moïse) regarda de côté et d’autre, et voyant qu’il n’y avait personne, il tua l’Egyptien, et le cacha dans le sable. (Exode 2 : 12)

Ce passage ne signifie pas que Moïse avait l’intention de tuer l’Egyptien, mais il a pris soin de vérifier qu’il n’était pas observé. Quoiqu’il en soit, et bien que défendre ici l’hébreu attaqué était bien sûr légitime, le Coran indique à plusieurs reprises que Moïse prit conscience de sa faute et se repentit immédiatement :

Il dit : « Cela est l’œuvre du démon. Vraiment, lui est un ennemi explicite qui égare ! » (Coran 28 : 15)

Moïse dit : Je l’ai fait (le meurtre) alors que j’étais parmi ceux qui s’égarent. (Coran 26 : 20)

Dieu accepte sa repentance, lui pardonne mais va le soumettre à des épreuves pour être purifié de sa faute. Cette épreuve sera son exile de la terre d’Egypte vers le pays de Madyan.

Et tu as tué un individu. Alors, Nous t’avons délivré de l’affliction et Nous t’avons soumis à des épreuves. Alors, tu es resté des années parmi les affiliés de Madyan. (Coran 20 : 40)

Cet exil forcé n’est pas seulement la punition de son acte mais avant tout une épreuve purificatrice qui élève et prépare Moïse à devenir un futur prophète et sauveur du peuple hébreu. Comme souvent dans les cheminements initiatiques des prophètes, Moïse traverse le désert pendant plusieurs jours et expérimente le dépouillement. Faouzi Skali indique dans son ouvrage « Moïse dans la tradition soufie » : « D’un certain point de vue, Moïse avait tout perdu en quelques heures : son statut social, ses richesses, sa famille, la considération que Pharaon lui portait. Une nouvelle période de sa vie marquée par l’exil s’ouvrait devant lui. Il s’agissait là d’une phase de dépouillement extérieur que Dieu lui faisait subir afin de le mettre à l’épreuve sur la force et la sincérité qui animait sa quête intérieure. » Pour accomplir cette préparation, cette épreuve sera aussi son plus grand bienfait car c’est à Madyan qu’il rencontrera sa femme Sephora avec qui il aura ses enfants, et qu’il rencontrera son maître spirituel : Jethro, le père de Séphora.

D’après une tradition de la mystique juive, Moïse est la réincarnation (gilgul) de Abel, le fils d’Adam et Eve. Abel a été tué par Caïn. Moïse « répare spirituellement » (tiqqun) son assassinat à 3 niveaux :

  • son mariage avec Sephora car l’amour répare le meurtre
  • le meurtre de l’Egyptien qui visait à sauver un hébreu agressé
  • la mise à mort de Coré par Dieu dans le désert. Coré était un hébreu jaloux de Moïse qui cherchait à dissuader les israélites de suivre Dieu et Moïse.

Ses maîtres spirituels : Jéthro et al-Khadir

La Torah indique que Jethro est le sacrificateur de Madian (Exode 18 : 1). Le Coran évoque un prophète envoyé au peuple de Madian : le Prophète Chouaib. La tradition islamique associe naturellement Chouaib à Jéthro. Ce dernier est le père de Séphora, la femme de Moïse. Dans la Torah, un passage indique la sagesse de Jéthro. Après que Moïse eut fait sortir son peuple d’Egypte, Jéthro le retrouvera dans le désert et lui donnera des conseils pour gérer sa communauté en recommandant à Moïse de se faire assister dans son rôle de juge. Moïse suivra ses recommandations, ce qui montre l’influence de Jéthro sur Moïse. Néanmoins, en dehors de ce passage, la Bible développe peu le rôle de Jéthro. En revanche, le Coran qualifie Chouaib de Messager (Coran 26 : 178-183). Si Chouaib était Messager et qu’il correspond bien à Jéthro, alors sa fonction auprès de Moïse devient évidente. Faouzi Skali considère que son rôle de maître spirituel est confirmé par la manière dont les filles de Jéthro qualifient leur père dans le Coran :

Notre père est un vieillard éminent (shaykh kabir). Alors, il (Moïse) abreuva leurs bêtes. Puis il se retira à l’ombre et dit alors : « Vraiment, mon Seigneur ! Je suis démuni (faqir) du bien que tu as fait descendre soudainement jusqu’à moi. » (Coran 28 : 23-24)

L’expression shaykh kabir traduite par « vieillard éminent » renvoie également au cheikh soufi, c’est-à-dire le maître spirituel. Dans le verset suivant, Moïse se qualifie de faqir, c’est-à-dire le pauvre ou le nécessiteux. Mais dans le langage soufi, ce terme signifie le disciple. Faouzi Skali voit donc dans ce passage une allusion discrète au lien de maître et disciple entre Jethro et Moïse.[2]

Le Coran évoque un autre maître spirituel ayant enseigné à Moïse à travers un récit énigmatique. Il s’agit bien sûr d’al-Khadir, le « verdoyant ». Il sera surnommé ainsi par la tradition soufie car le Coran ne le mentionne que par « un de Nos adorateurs » (abd). Une tradition prophétique situe leur rencontre lors de l’errance des hébreux au Sinaï. Si on suit cette tradition, cela signifie que, lors de l’échange coranique entre al-Khadir et Moïse, ce dernier avait déjà été initié par Jéthro et il avait déjà reçu l’annonce au Buisson ardent où il se voit chargé de son rôle de prophète et libérateur du peuple hébreu. Cette mission était déjà accomplie puisque le peuple hébreu était sorti d’Egypte et Moïse avait déjà reçu les tables de la loi au Sinaï. Ce qui signifie que cette rencontre a lieu alors que Moïse a déjà atteint un haut niveau de réalisation spirituelle. Le bref enseignement d’Al-Khadir offrira à Moïse une science spirituelle supplémentaire qui ne lui avait pas encore été dévoilée. Voici les 3 épisodes coraniques ayant eu lieu pendant cette rencontre :

Tous deux partirent jusqu’à s’embarquer sur un navire : il y fit une brèche. Il (Moïse) dit : « L’as-tu percé pour noyer ses passagers ? Tu as, certes, commis une chose abominable ! » (Coran 18 : 71)

Ils s’en allèrent alors jusqu’au moment où ils rencontrèrent un adolescent. Alors, il le tua. Il (Moïse) dit : « As-tu tué une âme innocente de la mort d’une autre ? Tu viens certes de faire une chose désapprouvée ! » (Coran 18 : 74)

Tous deux repartirent jusqu’à arriver auprès de gens d’une cité auxquels ils demandèrent à manger. Alors, ceux-ci refusèrent de leur donner l’hospitalité. Tous deux trouvèrent là un mur qui menaçait de tomber en ruine. Alors, le compagnon de Moïse le redressa. Il (Moïse) dit : « Si tu voulais, tu pourrais réclamer une rétribution pour cela ! » (Coran 18 : 77)

Les soufis ont fait plusieurs commentaires de ce récit initiatique coranique. Parmi eux, Ibn Arabi relève tout d’abord la proximité entre les 3 décisions adoptées par al-Khadir, qui choqueront Moïse, et les propres épreuves vécues par Moïse durant sa vie :
– En coulant le bateau, al-Khadir sauve les gens qui s’y trouvent de la perte de leur navire car ce dernier allait être prélevé par un dirigeant. De même, en déposant le panier de Moïse sur le Nil, sa mère sauve sa vie des intentions meurtrières de Pharaon. Ces deux actions en apparences dangereuses et répréhensibles, sont en réalité salvatrices.
– Le meurtre de l’adolescent renvoie au meurtre de l’Egyptien par Moïse : cet adolescent a été tué par al-Khadir car il deviendrait mécréant et risquait de pervertir la foi de ses parents. Est-ce légitime de tuer quelqu’un pour cela ? On peut se poser la même question avec le meurtre de l’égyptien par Moïse. L’égyptien maltraitait l’hébreu et les coups de fouet auraient pu entrainer sa mort. Est-ce légitime de le tuer pour cela ou de prendre sa vie pour éventuellement sauver celle de l’hébreu ? Est-ce un péché pour Moïse ? Est-ce une faute d’Al-Khadir ?
– La réparation du mur sans demander de contrepartie renvoie à l’action de générosité de Moïse vis-à-vis des filles de Jéthro lorsqu’il a puisé l’eau du puit pour leur troupeau. Il avait aussi refusé d’être récompensé pour son geste.
Ces 6 situations sont toutes aussi absurdes ou répréhensibles d’un point de vue extérieur. Seul leur sens caché permet d’en comprendre la portée qui est liée à la fois à leur intention (le navire percé, le berceau sur l’eau ou abreuver pour le troupeau) et à l’omniscience de Dieu qui mesure les conséquences de ces actes sur le futur. Ce récit nous enseigne qu’une action est souvent neutre, ni bonne ni mauvaise, mais dépend de la valeur spirituelle qui l’accompagne.

Ibn Arabi justifie les réactions d’opposition de la part de Moïse aux choix et enseignements de son maître al-Khadir par son statut de prophète. Il rattache al-Khadir à la station spirituelle de la « proximité » qui, selon Ibn Arabi, se situe juste « en dessous » de celle de la Prophétie. En tant que prophète ayant reçue une révélation légiférante, Moïse est empreint de la loi et du respect des commandements fondamentaux. Ibn Arabi estime donc que son opposition à des actions répréhensibles par la loi spirituelle (le meurtre ou dégrader le bien d’autrui) se justifie par sa vocation prophétique : « Moïse fut subjugué sous l’empire de la jalousie que Dieu a donnée aux envoyés pour la station de la Loi divine. Pour Dieu il réprouva et réitéra sa réprobation, en dépit de l’avertissement que lui adressa le saint serviteur à chaque question. Sous l’empire de la jalousie, il ne pouvait que marquer son opposition, car la Loi était pour lui une connaissance « gustative » et ce qu’il vit de la part d’autrui lui étant étranger, même s’il s’agissait d’une science authentique. »[3]

La mission prophétique de Moïse

La première révélation au buisson ardent

La mission prophétique de Moïse commence véritablement lors de l’appel au buisson ardent. Voici deux versets coraniques évoquant cet épisode :

Cette voix provenait du côté droit de la vallée, dans le bas-fond béni et du milieu de l’arbre : « O Moïse, en vérité, c’est Moi le Seigneur des mondes ! » (Coran 28 : 30)

Certes, Je suis ton Seigneur ; ôte donc tes deux souliers, car tu as pénétré dans la vallée sacrée de Touwa. (Coran 20 : 12)

Moïse cherchait du bois pour faire un feu lorsqu’il aperçu un buisson dévoré par les flammes. Ibn Arabi indique que la manifestation de Dieu à travers le buisson est une théophanie qui répond au besoin de Moïse et l’élève vers la sacralité. L’émir Abdelkader souligne la manifestation immanente de cette apparition : la transcendance divine s’exprime à travers sa création. Le Coran indique en effet que la voix provient de la vallée, du milieu des arbres et des bas-fonds. D’après Hallaj, la montagne du buisson ardent symbolise la stabilité et la grandeur du monde spirituel. Les vallées qui permettent l’épanchements des eaux, symbolisent les divers degrés de perfection des cheminants spirituels.[4]
Dieu demande à Moïse d’ôter ses deux souliers pour pénétrer dans ce lieu sacré. Outre le fait d’indiquer la sacralité du lieu, cette demande renvoie symboliquement, selon al-Ghazali, au fait de se détacher des « deux mondes » : le monde d’ici-bas et le monde de l’au-delà. Seul un détachement pur permet d’accéder à la Réalité Ultime. Hujwiri, un soufi persan du 11ème siècle, considère qu’en entrant dans la vallée sacrée, Moïse pénètre dans la demeure de la perfection spirituelle (vallée) et de la stabilité (la montagne). En enlevant ses souliers et en jetant son bâton, il se débarrasse de ses outils de voyage qui ne sont plus nécessaires car il arrive alors au terme de son cheminement spirituel et atteint l’union avec Dieu.[5]

A travers le buisson, Dieu parla directement à Moïse (Coran 4 : 164). Aucun ange ne sert d’intermédiaire, aussi bien lors de cette première prise de contact que lors de la Révélation de la Torah sur le mont Sinaï ultérieurement. En cela, Moïse a le privilège d’avoir un contact direct avec la Voix de Dieu. Ibn Arabi souligne que dans la racine du terme kalam, la parole, se trouve l’idée de blessure qui laisse une trace. Faouzi Skali relate ainsi les conséquences de la mise en contact avec la puissance de cette Parole sacrée : « L’audition de la Parole divine par Moïse provoque en lui un mouvement spontané de prosternation, comme s’il avait été touché et blessé par un projectile et que son corps s’en trouvait anéanti. Le caractère éphémère et contingent de l’individualité de Moïse s’efface devant l’expression d’une Présence pérenne et principielle. En un instant, le regard de Moïse ne peut plus soutenir la vue du buisson car l’être profond de Moïse a été blessé par la Parole divine. De cette blessure est née la pleine conscience de la Présence divine : Moïse n’a plus devant lui un feu, mais la projection des Lumières divines qui aveuglent tous les regards. »[6] Cette Puissance immanente et transcendante sera confirmée par la Parole transmise dans la Torah lors de cet épisode lorsque Moïse demande à Dieu son Nom et qu’Il lui répond :

Je suis Celui qui suis. (Exode 3 : 14)

René Guénon traduit ce passage par « L’Etre est l’Etre » (Ehyeh asher Ehyeh) et indique que l’Etre évoque le Sujet (transcendant) et l’Attribut (immanent) : « l’Etre se pose en quelque sorte en face de Lui-même pour Se connaître, en Se dédoublant en sujet et objet. »[7] Ce verset peut aussi être traduit par « Que je sois qui Je suis » car il s’agit d’un dévoilement divin dynamique et d’une promesse divine faite à Moïse et à son peuple.

À la suite de l’annonce de son élection et de sa mission prophétique, Moïse se verra attribuer deux signes miraculeux : le bâton qui se transforme en serpent et sa main qui devient blanche.
La fonction principale de ces deux signes est de rassurer Moïse du soutient de Dieu pour défier Pharaon. Moïse craint évidemment de retourner en Egypte, d’être châtié pour son crime et d’être impuissant face à Pharaon. Il craint également de défier les magiciens de Pharaon. Le rôle du bâton sera de contrecarrer les artifices des magiciens. Ainsi, Dieu renforce Moïse qui dépasse sa peur initiale et fait confiance à Dieu en saisissant le bâton transformé en serpent.
D’après une tradition talmudique juive, ce bâton fut transmis à tous les Prophète depuis Adam jusqu’à Joseph. A la mort de Joseph en Egypte, ses biens furent entreposés dans le palais de Pharaon. Jéthro y trouva alors le bâton et l’emporta dans le jardin de sa maison. C’est ici que Moïse le trouva. Ce bâton est ainsi un témoin de la continuité prophétique et de l’action divine dans le monde. Sur le plan symbolique, les soufis associent le bâton se changeant en serpent à l’ego qui se manifeste en devenant mauvais. En craignant le serpent, Moïse est submergé par l’incapacité à dompter l’ego. Seul le réconfort divin permet de l’apaiser et de lui donner la force de l’affronter, c’est-à-dire de saisir le serpent. Ce dernier redevient bâton lorsqu’il s’unit à la Volonté divine. Dans le Mathnawi, Rumi exprime cette idée ainsi : « L’arbre du corps est comme le bâton de Moïse, au sujet duquel l’ordre divin lui arriva : « Laisse-le tomber de ta main, afin que tu puisses déceler ce qui est bon et mauvais en lui ; ensuite, reprends-le, par Son ordre. Avant qu’il le laisse tomber, ce n’était que du bois ; chaque fois qu’il le prenait sur Son ordre, il devenait efficace. »

Quant au signe de la main blanche, Rumi y voit le jaillissement des Sciences divines et le signe du haut degré spirituel atteint alors par Moïse. Cet état de pureté spirituelle le rend pleinement apte à débuter sa mission prophétique.

Moïse et Pharaon : sortir de la domination de l’ego

L’altercation entre Moïse et Pharaon visera à la fois à convaincre Pharaon de libérer les esclaves hébreux mais aussi à démontrer l’existence du Seul Vrai Dieu. Dans la sourate 26, Moïse répond à Pharaon qui l’interroge sur la nature de Dieu par deux réponses :

Moïse dit : « C’est le Seigneur des cieux et de la terre et de ce qui est entre les deux, si seulement vous en aviez la certitude. (Coran 26 : 24)

Moïse dit : « Le Seigneur de l’Orient et de l’Occident et de ce qui est entre les deux. Si seulement vous pouviez comprendre par la raison. » (Coran 26 : 28)

Ibn Arabi indique que cette double réponse vise à convaincre les égyptiens en fonction de leur degré de compréhension spirituelle. Le premier verset vise ceux qui possèdent la certitude intérieure (yaqin), c’est-à-dire l’intuition spirituelle (kashf) et l’identification à l’Etre (al-wujud). Ces personnes perçoivent la Réalité divine à travers des expériences spirituelles et leur état d’être. Le second verset s’adresse à ceux qui se fondent sur leur raison, leur intellect pour aboutir à la conclusion de l’existence d’un Dieu unique.[8]

La principale raison du rejet de Pharaon est son orgueil et son statut de divinité exclusive qu’il s’est attribué. Il menace Moïse ainsi :

Pharaon dit : Si jamais tu adoptes une autre divinité que moi, je te ferai mettre en prison. (Coran 26 : 29)

En cela, Pharaon est la personnification de l’ego (nafs) qui refuse de s’abandonner à l’Esprit divin (Rûh). Quant à Moïse, il représente celui qui au contraire, dompte son ego (nafs) et s’en remet à la Volonté divine. Rumi évoquent ce double archétype de Moïse et de Pharaon régulièrement dans le Mathnawi : « Cette histoire (de Moïse et du Pharaon) n’est pas une histoire aux yeux de l’homme d’expérience : c’est une description d’un état spirituel, et la présence de l’Ami de la Caverne. » ou encore « L’illusion appartient à Pharaon, l’incendiaire du monde, alors que la faculté de discernement appartient à Moïse, l’allumeur de l’esprit. » En présentant ces archétypes, le récit des deux personnages n’a pas qu’une portée historique ou informative dans le Coran car, si tel était le cas, le texte coranique se contenterait de l’évoquer une fois. L’insistance du Coran sur cet épisode vise avant tout à faire prendre conscience de la présence de Pharaon en nous-même. Faouzi Skali décrit cela ainsi : « Pharaon n’est plus perçu comme un simple personnage historique, mais devient, pour le chercheur de Vérité, l’archétype d’une humanité livrée à ses ténèbres intérieures et privée ainsi de discernement. Tout homme peut reconnaître en lui ces tendances contre lesquelles le combat est permanent dès lors qu’il est sur le chemin de la pacification de l’être. La démesure du personnage de Pharaon illustre les dégâts que commet toute âme humaine livrée à la tyrannie de ses passions terrestres. »[9] Le Mathnawi de Rumi se fait aussi écho de cette réalité archétypale en indiquant : « Moïse et Pharaon sont dans ton propre être : il te faut chercher ces deux adversaires en toi-même. », ou encore « Ce qui était en Pharaon est aussi en toi, mais ton serpent est maintenant caché. Ce que tu voudrais imputer au seul Pharaon agit malheureusement en toi. Pourtant, si on te le dit, tu te sens offensé, et si on le dit d’un autre, cela te semble être une fable. Quelle ruine produit en toi ton âme charnelle ! Cette maudite compagne te repousse bien loin de Lui. Ton feu n’a pas le combustible que possédait Pharaon, sinon il produirait les mêmes flammes que celles issues du feu de Pharaon. »

L’échange verbal et les signes miraculeux de Dieu (le bâton se transformant en serpent et la main blanche) ne suffiront pas à convaincre Pharaon. Dieu enverra alors les 10 plaies sur l’Egypte. Le Coran en dénombre 9 (Coran 17 : 101) et en mentionnera explicitement 5. La Torah les évoque en totalité : l’eau changée en sang, les grenouilles, les poux, les mouches venimeuses, la mortalité du bétail, les ulcères, la grêle, les sauterelles, l’obscurité et l’extermination des premiers nés égyptiens. Il est probable que le Coran comptabilise à part l’extermination des premiers nés égyptiens sans la considérer comme un « signe » (ayat) tout d’abord car il s’agit de la manifestation divine ayant fait céder Pharaon. Il s’agit également de la réparation spirituelle (tiqun) du meurtre des premiers nés hébreux lors de la naissance de Moïse. Cette réparation contribue à rétablir l’équilibre suite à une injustice initiale. Bien évidemment, cela ne peut se faire que sur le plan divin car, avec la relativité humaine, il s’agirait d’une vengeance égotique plus que d’une juste réparation visant à un équilibre global du monde. La Torah présente également cette dernière plaie à part dans le récit biblique en la plaçant après l’institution du rituel de la Pâque. Cette fête est instituée comme une « loi perpétuelle » (Exode 12 : 14), elle sera conservée et complétée par Jésus puis reprise par le Coran dans la sourate 5 (Coran 5 : 114). Ce rituel prépare et sacralise l’accomplissement de la dernière plaie. En effet, lors de la Pâque, les israélites doivent sacrifier un agneau et répandre son sang au-dessus de leurs portes afin d’échapper au dernier fléau. Les premiers nés égyptiens sacrifiés, ont ainsi valeur de sacrifice de l’ego de tous les égyptiens alors que l’agneau vaudra pour celui des hébreux qui sortiront de la servitude vers la liberté (passage – « pâque ») suite à cet accomplissement spirituel.
Outre leur fonction première visant à convaincre Pharaon par la force de laisser sortir les hébreux d’Egypte, les 10 plaies symbolisent les épreuves traversées lors du cheminement spirituel. Ces épreuves physiques peuvent être aussi des épreuves de l’âme par les différentes souffrances que nous vivons et auxquelles nous nous identifions. La résistance de Pharaon face à ces fléaux souligne l’obstination de l’ego. Dans la Torah, Pharaon est souvent sur le point de céder à Moïse et cherche à négocier la libération d’une partie du peuple, ou une libération provisoire, ou de les laisser partir sans leurs biens et leur bétail. Là encore, cela illustre une attitude fréquente chez beaucoup de personnes qui se tournent vers Dieu uniquement dans les épreuves puis Le délaissent quand celles-ci s’éloignent ou encore lorsque nous cédons à notre ego en pensant l’avoir dominé.

L’exode vers le Mont Sinaï

Après la dernière plaie, Pharaon acceptera de laisser les hébreux quitter l’Egypte avant de revenir une énième fois sur sa décision. Dieu demande alors à Moïse de partir dans la hâte durant la nuit et indique les modalités du voyage :

Nous inspirâmes à Moïse : « Pars de nuit avec Mes adorateurs, et fraie alors pour eux un chemin sec dans les flots ! Ne crains pas d’être poursuivi, et n’aie pas peur ! Alors, Pharaon les poursuivit avec ses troupes. Le flot qui les submergea les recouvrit entièrement. » (Coran 20 : 77-78)

Selon les soufis, la mer traversée par les hébreux symbolise la mer de l’âme (nafs), c’est-à-dire nos émotions, notre intellect, notre mental, nos pensées. Traverser la mer signifie réaliser le cheminement spirituel qui permet de dépasser notre mental, nos peurs, nos frustrations, nos jugements et toutes nos illusions pour atteindre la paix intérieure. Ceux qui ne parviennent pas à traverser et qui se noient sont ceux qui restent dominés par leur ego et submergés par leurs émotions.[10]

Cet exode mènera les israélites au mont Sinaï où Moïse recevra les Tables de la loi avec les 10 Paroles. Après avoir reçu sa vocation prophétique lors du buisson ardent, Moïse voit ici l’accomplissement de sa mission par la réception de la Torah. Il recevra les Tables à l’issu d’un jeûne de 40 jours que le Coran présente comme 30 nuits complétées de 10 nuits supplémentaires (Coran 7 : 142). Ibn Arabi indique ici les vertus purificatrices de ce jeûne qui permet un « affranchissement des temps fixés »[11] et de ne plus être esclave d’un temps imparti car le jeûne est rallongé à son terme alors que Moïse s’attend à recevoir quelque chose. Il en résulte une plus grande purification intérieure car « l’Instant » attendu peut arriver à tout moment. Ce prolongement oblige à casser les projections du mental qui ne peut plus anticiper la situation à venir et projeter une attente sur le futur.

Les soufis se réfèrent souvent à cet épisode de la vie de Moïse pour évoquer le cheminement spirituel. Faouzi Skali résume cela ainsi : « L’ascension de Moïse sur la montagne symbolise le processus de la réalisation spirituelle pour tout aspirant à la Vérité. La rencontre avec Dieu s’effectue au sommet du mont Sinaï et se conclut par l’évanouissement de Moïse. Cette perte de conscience temporaire évoque ce que les soufis désignent comme l’extinction (fâna) de l’individualité dans la Présence divine. (…) Le nivellement de la montagne au moment où Dieu se projette sur elle désigne alors l’effacement de l’ego qui ne résiste pas à la puissance de la Révélation. »[12] Les soufis complètent ces étapes initiatiques par une redescente de la montagne c’est-à-dire un retour vers les humains conceptualisé dans la station de la subsistance (baqi) et qui consiste à intégrer l’expérience spirituelle de l’extinction dans le quotidien et les actions humaines.

A son retour, Moïse découvrira une partie des hébreux en adoration devant le veau d’or, symbole de l’Ego exprimé. L’idole est l’expression physique de l’ego absolutisé et la manifestation du refus du travail sur l’ego. Malgré les miracles et le secours de Dieu, les israélites n’ont toujours pas confiance en Lui et reviennent à leurs croyances païennes, la vache pouvant évoquer la déesse égyptienne Hathor. Le Coran évoque le personnage de Samari comme l’auteur du veau d’or grâce à ses connaissances d’orfèvre et ses capacités spirituelles puisque Dieu indique dans le Coran qu’il a suivi une inspiration intérieure en prélevant de la poussière de la trace laissée par un Messager, sans l’identifier (Coran 20 : 96). Samari devient ainsi l’archétype de l’orgueil spirituel, détaché de la guidance d’une voie religieuse ou d’un maître d’après Rumi, qui écrit dans le Mathnawi : « L’homme ayant la vision de la fin, qui a vu des centaines d’artifices, n’est pas pareil à celui qui a seulement entendu parlé d’un seul artifice, et qui a été si berné par ce seul artifice que dans son orgueil il est devenu détaché des maîtres. Comme Samirî (magicien fabricant du veau d’or), quand il a perçu en lui-même cette infime adresse, par orgueil il s’est révolté contre un Moïse. Il a appris cette habileté d’un Moïse et ensuite a fermé les yeux en ne voyant plus son maître. Moïse, naturellement, produisit un autre artifice, de sorte qu’il balaya à la fois l’artifice de Sâmirî et sa vie. Oh, combien de connaissances passent par la tête, incitant à devenir éminent – en vérité, par cette connaissance, on perd sa tête. »

La personnalité de Moïse

La personnalité d’un prophète lui donne une couleur spirituelle spécifique et permet aux croyants de s’identifier à lui, notamment quand on partage les caractéristiques de son caractère. Elle donne au prophète sa dimension archétypale et fait que le récit de sa vie est porteur de sens pour nous aujourd’hui.

D’après la Torah, Moïse était un homme extrêmement humble et patient :

Or Moïse était un homme très humble, plus humble que tout autre homme sur la terre. (Nombre 12 : 3)

Cette humilité lui a valu son élection divine en tant que prophète. Elle incarne ainsi une qualité essentielle du cheminant spirituel. L’humilité chez Moïse était telle qu’elle devenait parfois handicapante en se transformant en manque de confiance en lui. Ce tempérament s’exprimait par un bégaiement récurrent dont il ne pouvait se défaire. Il déclare à Dieu dans la Torah qu’il a « la bouche et la langue embarrassées » et qu’il n’a pas la « parole facile » (Exode 4 : 10). Le Coran précise également :

Il (Moïse) dit : « Mon Seigneur ! Dilate ma poitrine, et facilite ma propre décision, et dénoue un nœud sur ma langue afin qu’ils discernent mon propos, et pour moi désigne un délégué parmi mes affiliés, Aaron, mon frère. » (Coran 20 : 25-30)

Rabbi Nissim Ben Reuben, un rabbin du 14ème siècle, considère que cette défaillance a permis à Moïse de convaincre son peuple non pas par son éloquence et son charisme mais par la véracité de ses propos. En cela, Moïse s’efface totalement pour ne faire place qu’à la Parole de Dieu et manifeste ainsi son humilité en s’effaçant. Par ailleurs, Dieu ne doute pas des capacités de Moïse à transmettre Son message malgré ce défaut mais l’assistera, à sa demande, de son frère Aaron. Cette assistance visera davantage à rassurer Moïse qu’à compenser sa défaillance verbale, Dieu lui indiquant dans la Torah « qu’Il sera sa bouche » (Exode 4 : 12). Pour toutes les personnes souffrant d’un manque de confiance en elle ou d’angoisses, l’histoire de Moïse montre que toutes difficultés peuvent être dépassées avec l’assistance de Dieu et des autres.

La patience de Moïse sera déterminante pour lui permettre d’accomplir sa mission jusqu’au bout. En effet, le peuple d’Israël était particulièrement difficile à guider. Le Coran et la Torah s’en font écho à plusieurs reprises :

Je vois que ce peuple est un peuple au cou raide. (Exode 32 : 9)

Toute l’assemblée des enfants d’Israel murmura dans le désert contre Moïse et Aaron. (Exode 16 : 2)

Alors le peuple chercha querelle à Moïse. (Exode 17 : 2)

Ils (Koré, Dathan et Abiram) se soulevèrent contre Moïse, avec 250 hommes des enfants d’Israël, des principaux de l’assemblée, de ceux que l’on convoquait à l’assemblée, et qui étaient des gens de renom. Ils s’assemblèrent contre Moïse et Aaron, et leur dirent : « C’en est assez ! » (Exode 16 : 1-3)

Les israélites étaient vites découragés par les épreuves qu’ils rencontraient et reniaient Dieu à chacune d’elles malgré que Dieu les ait guidé hors d’Egypte et ait répondu à leurs demandes. Bien que Dieu leur ait donné de la nourriture et à boire dans le désert, ils désiraient une nourriture plus variée. Certains regrettaient d’avoir quitté leur statut d’esclave en Egypte face aux difficultés de la vie dans le désert et s’impatientaient de découvrir la terre promise. S’il est facile aujourd’hui, avec le recul et la connaissance de l’intégralité de l’histoire, de déplorer une telle attitude, nous pouvons néanmoins nous mettre à leur place et comprendre les difficultés d’une attente fondée sur une promesse dont l’accomplissement n’est pas daté. En effet, seul Dieu avait connaissance de la durée de la traversée du désert. Or, Dieu souhaitait que son peuple mérite cette terre par sa foi et son élévation spirituelle. La foi chancelante des israélites aura pour conséquence d’allonger leur supplice par une errance de 40 années dans le désert. Le Coran nous dit :

O mon peuple ! Pénétrez dans la terre sanctifiée que Dieu vous a prescrite. Et ne revenez pas sur vos pas car vous vous abimerez en vous retournant. (Coran 5 : 21)

Mais après de nouvelles contestations, Dieu tranchera et annoncera à Moïse :

Dieu dit : « Cette contrée leur est interdite 40 années pendant lesquelles ils erreront sur terre. Alors, ne sois pas préoccupé par un peuple qui se dévoit ! » (Coran 5 : 26)

Là encore, la patience inaltérable de Moïse face à un peuple hostile et difficile, nous inspire sur l’attitude à avoir face au monde et à des personnes néfastes, sources d’épreuves.
Faouzi Skali résume les caractéristiques de Moïse qui font de lui un archétype universel : « A travers les doutes qui l’assaillent parfois, les exaltations qui le transportent, les colères qui s’emparent de lui ou le courage qui ne l’abandonne jamais, Moïse fait écho à la complexité de la situation d’une humanité qui se construit ou se saborde au gré des tribulations des peuples qui la composent. Tout au long de son cheminement, Moïse subit de nombreuses épreuves qui sont autant d’occasions d’approfondir sa relation à Dieu et aux hommes. (…) De part sa relation privilégiée avec Dieu, Moïse est gratifié d’une implacable lucidité sur la nature humaine et d’une continuelle patience en toute circonstance qui lui permettent de lever une à une toutes les embûches qui entravent la liberté de son peuple. Cette quête progressive de la liberté sur un plan collectif est en fait l’image extérieure d’un processus qui touche à l’intime de chaque être animé du désir de se libérer de son joug intérieur que constituent ses tendances égotiques. »[13]


[1] Faouzi Skali, « Moïse dans la tradition soufie »


[2] Faouzi Skali, « Moïse dans la tradition soufie »

[3] Ibn Arabi, « Les illumination de La Mecque »

[4] Faouzi Skali, « Moïse dans la tradition soufie »

[5] Faouzi Skali, « Moïse dans la tradition soufie »


[6] Faouzi Skali, « Moïse dans la tradition soufie »

[7] René Guénon « Le symbolisme de la croix »


[8] Faouzi Skali, « Moïse dans la tradition soufie »

[9] Faouzi Skali, « Moïse dans la tradition soufie »


[10] Faouzi Skali, « Moïse dans la tradition soufie »


[11] Faouzi Skali, « Moïse dans la tradition soufie »


[12] Faouzi Skali, « Moïse dans la tradition soufie »


[13] Faouzi Skali, « Moïse dans la tradition soufie »