Prêche #44 Fête du sacrifice (Aïd al-adha) « Le Pèlerinage à La Mecque », (Anne-Sophie Monsinay, 29 juin 2023)

Le dhikr (rappel) historique de l’islam

La fonction primordiale de toutes les pratiques religieuses est le rappel (dhikr). Cette dimension est évidente pour les pratiques dévotionnelles : la prière rituelle vise à nous rappeler dans notre temps quotidien de la Présence de Dieu ; le dhikr (répétition des Noms divins avec le chapelet) vise à nous « rappeler » de Dieu ou de la Présence des Qualités divines en nous. Les autres pratiques islamiques ne sont pas exemptes de cette vertu du rappel : l’abstinence du jeûne nous rappelle que notre subsistance dépend de Dieu, l’aumône nous rappelle que rien ne nous appartient vraiment, la contemplation de la nature nous rappelle l’origine divine de toutes formes de vie et la méditation nous rappelle l’origine de notre propre vie. Le Pèlerinage n’échappe pas à cet appel du Rappel. Le retour au Temple de Dieu qui est la Kaaba nous mettra indéniablement face à la Présence de Dieu. La sacralité du lieu ajoute au souvenir de Dieu une dimension physique et temporelle : le lieu physique s’ancre dans une histoire, dans le temps de la révélation, dans la Présence et le contexte de cette révélation coranique qui nous nourrit au quotidien. Le Pèlerinage est la pratique du retour à la Source. En cela, les pèlerinages sont des déclencheurs d’expériences spirituelles d’une puissance incomparables.

La Kaaba n’est pas seulement le Temple du Prophète Muhammad. Elle est l’origine de l’islam dans son sens étymologique, c’est-à-dire l’origine de l’abandon à Dieu, du monothéisme abrahamique. Le Coran le rappelle à plusieurs reprises : la Kaaba est le Temple que Dieu a institué à Abraham et que Muhammad reconsacrera à l’Unicité divine dans un second temps :

Le premier sanctuaire établi pour les humains est celui qui se trouve à Bakka (Kaaba, La Mecque), lieu porteur de bénédictions et guidance pour les êtres de l’Univers. En ce lieu : des Signes explicites, c’est la station d’Abraham, et qui y pénètre se trouve jouir de la sécurité. Il incombe aux humains d’aller faire, pour Dieu, le Pèlerinage au sanctuaire, pour qui en a les moyens. Qui a dénié, alors vraiment, Dieu, Autosuffisant, se passe des êtres de l’Univers ! (Coran 3 : 96-97)

Ainsi, Nous avons instauré le Temple comme lieu de retour pour les humains et comme abri sûr : « Faites de la station d’Abraham un endroit consacré à la prière. » Or, Nous avions engagé Abraham et Ismaël à purifiez Mon Temple pour ceux qui y font des circumambulations, sont assidus et s’inclinent en se prosternant. » (Coran 2 : 125)

Le Cheikh al-Alawi, fondateur de la confrérie soufie Alawiya, témoigne de l’importance de cette dimension du souvenir à la fois spirituel et historique du Pèlerinage en déclarant : « Le Souvenir est la plus grande règle de la religion… la Loi ne nous a été prescrite et les rites du culte ordonnés qu’à seule fin d’établir le Souvenir de Dieu. Le Prophète a dit : « La circumambulation autour de la Maison Sacrée, les allées et venues entre Safa et Marwa et le lancement des cailloux, ne furent ordonnés que pour favoriser le souvenir de Dieu. » Et Dieu Lui-même a dit : « Souvenez-vous de Dieu auprès du Monument Sacré ». Nous savons ainsi que le rite qui consiste à s’arrêter là, fut ordonné en vue du Souvenir. (…) En un mot, notre accomplissement des rites est considéré comme ardent ou tiède selon l’intensité de notre Souvenir de Dieu pendant que nous les accomplissons. »1

La fête du sacrifice, célébrée aujourd’hui, clôture le Pèlerinage à La Mecque et commémore le sacrifice manqué du fils d’Abraham. Cette fête est la plus importante de l’islam c’est pourquoi on l’appelle traditionnellement « la grande fête » (aïd el-kebir). Ainsi, la fête islamique la plus importante ne rend pas hommage à Muhammad mais à une autre figure prophétique : Abraham. Cela peut paraître étonnant voir déroutant. En réalité, c’est parfaitement logique. Muhammad n’est ni le seul Prophète des musulmans, ni même le plus important. Il est celui qui scelle une longue lignée Prophétique qui démarre par l’alliance conclue entre Dieu et Abraham. Un sceau n’est pas seulement ce qui termine un document. C’est surtout ce qui l’authentifie. Muhammad authentifie et confirme l’Alliance abrahamique tout comme le Coran authentifie et confirme les révélations antérieures. L’islam n’existerait pas sans cette première alliance que Dieu conclue avec Abraham. Muhammad en est l’héritier spirituel et aussi, selon la tradition, l’héritier direct par son ascendance à Ismaël. Dans le Coran, Dieu demande à Muhammad de prononcer ceci :

Dis : « Vraiment, c’est moi que mon Enseigneur a guidé jusqu’à une voie qui requiert la rectitude, selon un culte dû permanent : la Tradition d’Abraham, pur monothéiste et qui n’était pas parmi les codéificateurs. » (Coran 6 : 161) 

Muhammad se déclare comme l’héritier spirituel de la tradition d’Abraham considéré comme un « culte dû permanent » ou un « culte immuable », inchangé dans ses aspects fondamentaux. Les règles socio-culturelles et les pratiques religieuses évoluent selon les contextes des révélations mais les enseignements sont les mêmes. Ainsi, se rendre à la Kaaba, le Temple primordial, permet à la fois d’adorer Dieu mais aussi de rendre hommage et de s’inscrire dans la lignée des adorateurs de l’ensemble de Ses messagers d’Abraham à Muhammad. Titus Burckhardt, maître soufi du 20ème siècle et métaphysicien, écrit dans son ouvrage « L’art de l’islam » : « Le rôle de la Ka’ba comme centre liturgique du monde musulman est solidaire du fait qu’elle indique le lien de l’islam avec la tradition abrahamique et, par là-même, avec l’origine de toutes les religions monothéistes : selon le Coran, la Kaaba fut construite par Abraham et son fils Ismaël et c’est Abraham, également, qui aurait institué le pèlerinage annuel à ce sanctuaire. Centre et origine : ce sont là les deux faces d’une même réalité spirituelle ou bien, si l’on veut dire, les deux options fondamentales de toute spiritualité. » Dans un autre passage, il remarque que « le récit du Coran se référant à la construction de la Kaaba par Abraham ne souligne pas son rôle d’ancêtre des Arabes – qui descendent de lui par Ismaël et Agar -, mais sa fonction d’apôtre du monothéisme pur et universel que l’islam entend rénover. Quel que soit le fond historique de ce récit, il est inconcevable que le Prophète l’ait inventé pour des raisons plus ou moins politiques, toute question de sincérité mise à part : les Arabes préislamiques étaient très férus de généalogie – c’est un trait caractéristique des nomades -, et ils n’auraient jamais accepté l’interpolation d’un ancêtre jusqu’alors inconnu. Si la Bible ne mentionne pas un sanctuaire fondé par Abraham et Ismaël en Arabie, c’est qu’elle n’a pas à parler d’un sanctuaire se situant hors de la terre et du destin d’Israël. Elle reconnaît cependant la destinée spirituelle des ismaélites puisqu’elle les inclut dans la promesse divine faite à Abraham. » 2

Les sens spirituels et symboliques du Pèlerinage

La symbolique de la Kaaba

Chaque croyant aura une expérience spirituelle différente au contact de la Kaaba. Symbole par excellence de l’Unicité divine par son élection comme Temple Unique d’adoration, elle évoque tous les Attributs de Dieu : la Beauté par son étoffe, la Grandeur et la Puissance par sa taille, la Préservation (hafidh) et la Paix par l’atmosphère qu’elle dégage, la Proximité (wali) par son contact physique… etc Cette Présence des Attributs de Dieu sur ou autour de la Kaaba n’est pas seulement symbolique, elle est avant tout ressentie et vécue par le Pèlerin en fonction de sa personnalité spirituelle. Dieu étant Celui qui réuni les opposés dans une Unicité parfaite, la Kaaba permettra de contempler en un même instant à la fois l’Amour et la Miséricorde divine ainsi que la « crainte révérencielle » (taqwa), c’est-à-dire la fascination et l’éblouissement de la Grandeur divine. La manifestation extérieure et matérielle de ce Temple de pierres évoque l’Unicité transcendante de Dieu. L’immanence n’est jamais loin et le Pèlerin vivra, lors de ses circumambulations autour du Temple, une véritable expérience de l’immanence couplée à la transcendance. En effet, Titus Burckhardt indique que « la Kaaba est le seul sanctuaire islamique qui puisse se comparer à un temple. On l’appelle communément « maison de Dieu » et elle a effectivement le caractère d’une « habitation divine », si paradoxal que cela puisse paraître en climat musulman où l’idée de la transcendance divine prime tout. Mais Dieu « habite » pour ainsi dire l’insaisissable centre du monde, de même qu’Il « habite » au plus profond de l’homme. On se souviendra du fait que le Saint des Saints du Temple de Jérusalem, qui était également une « demeure » divine, avait la forme d’un cube, comme la Kaaba. Le Saint des Saints contenait l’Arche d’Alliance, tandis que l’intérieur de la Kaaba est vide. Il ne contient qu’un rideau appelé, par la tradition orale, le « rideau de la Miséricorde divine. » »3

Par son double aspect transcendant et immanent, la Kaaba renvoie donc au cœur spirituel de l’être humain, lieu de la Présence de notre Esprit divin (Rûh). Les Pèlerins qui processionnent autour de ce Centre, tourne autour de Dieu en cherchant à s’en approcher voir à Le toucher. Ils tournent également autour de leur Souffle divin, de leur essence profonde, à l’image du « mouvement des pensées ou méditations qui évoluent sans cesse autour de l’insaisissable centre de l’âme. », nous dit Titus Buckhardt. De même, les idoles autour de la Kaaba à l’époque du Prophète représentaient les passions de l’âme qui empêchent le souvenir de Dieu. Détruire les idoles signifiait donc détruire nos egos et purifier le cœur pour s’abandonner à Dieu.
Dans son ouvrage « L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi », Henri Corbin, philosophe spécialiste d’Ibn Arabi, raconte l’expérience spirituelle vécue par Ibn Arabi lorsqu’il se trouvait autour de la Kaaba et qu’il y rencontra un ange : « « Regarde vers l’ange qui est avec toi, et qui accomplit ses circumambulations à côté de toi. » Ibn Arabi avait alors appris que la Ka’ba mystique est le cœur de l’être. Il lui avait été dit : « Le Temple qui Me contient, c’est ton cœur. » Le mystère de l’Essence divine n’est autre que le Temple du cœur, et c’est autour du cœur que processionne le pèlerin spirituel. (…) Dans le Temple qui les contient tous deux, se révèle le secret de la théophanie adamique qui structure le Créateur-Créature comme une bi-unité : Je suis le Connaissant et le Connu, la Forme qui se montre et la Forme à qui elle se montre. (…) On ne rencontre pas, on ne voit pas l’Essence divine ; c’est qu’elle est elle-même le Temple, le mystère du cœur, où pénètre le mystique lorsque, ayant réalisé la plénitude microcosmique de l’Homme Parfait, il rencontre la « Forme de Dieu » qui est celle de « son Ange », c’est-à-dire la théophanie constitutive de son être. »

La sacralité de la Kaaba n’est pas seulement tributaire de son histoire et de sa symbolique. Elle se renforce d’année en année par la présence de chaque pèlerin qui y accomplit ses adorations. De manière générale, la sacralité d’un lieu, qu’il s’agisse d’une mosquée, d’un lieu de culte, d’une salle de prière chez soi ou du tombeau d’un saint dépendra bien sûr de l’histoire de ce lieu et de la présence actuelle ou passée des saints qui y vécurent ou y s’séjournèrent. Mais elle est renforcée par les actes de dévotions des croyants qui visitent ce lieu.
La Mecque est un des lieux de Pèlerinage le plus important au monde bénéficiant d’une adoration massive et continue à toute heure et tous les jours de l’année. La charge d’énergie spirituelle y est palpable comme nulle part ailleurs et impacte notre propre dévotion et notre transformation intérieure de manière inconsciente. Martin Lings déclare à ce sujet : « Pour les religions enracinées en Abraham, la ville de Jérusalem est d’une immense importance pour toutes les trois, chacune selon ses particularités. La ville de Médine n’appartient qu’à l’islam – ce qu’on ne peut pas dire de la Mecque, même d’un point de vue sacramentel, puisque les Psaumes sont parmi les plus grands trésors à la fois du Judaïsme et du Christianisme, et que Bacca est exaltée dans le Psaume 84 comme l’un des « Tabernacles aimés » de Dieu. Il est vrai que la grande majorité des Juifs et des Chrétiens n’ont pas conscience de cette identité, mais néanmoins, et en dépit des siècles d’hostilité à l’Islam et par conséquent à son Prophète, la Mecque est universellement reconnue comme un lieu d’une importance superlative. »4

Les circumambulations permanente autour du Temple font sortir du temps et permettent d’embrasser l’Eternité de la contemplation du divin. Pourtant, ces processions s’arrêtent 5 fois par jour au moment de la prière rituelle. Le mouvement fait alors place au repos, pour sortir du monde physique et contempler pleinement la Face de Dieu en écoutant Sa Parole cantillée par l’imam lors de la prière. Prier en voyant la Kaaba est une sensation incroyable. On expérimente un échantillon de la vision de la Face de Dieu. Sa présence est palpable comme nul part ailleurs. Cette expérience a la spécificité d’être vécue individuellement car on ne voit rien d’autre que la Majestueuse Kaaba, mais aussi collectivement puisqu’il s’agit du seul endroit au monde où vous pouvez contempler le visage et le recueillement d’autres musulmans qui prient en face de vous et tournés vers vous. Ainsi, nous prions en contemplant les priants. Titus Burckhardt commente cette expérience ainsi : « La convergence de tous les gestes d’adoration en un seul point ne devient apparente que dans la proximité de la Kaaba, lorsque la foule des croyants dans la prière commune se plie de tous côtés vers le centre unique ; et il n’y a peut-être pas d’expression plus immédiatement perceptible de l’Islam. »5

Enfin, la sacralité de la Kaaba est aussi tributaire de son lieu géographique qui, comme tous les sanctuaires anciens, correspond à une qualité terrestre particulière, généralement situé sous des courants telluriques (courants électriques qui circulent sous la croute terrestre), des pôles magnétiques ou au-dessus de veines d’eau (la source de zamzam pour la Mecque) qui envoient un rayonnement particulier. Les menhirs, les dolmens et par la suite les églises sont également construis en ces lieux bénéficiant d’une vibration terrestre particulière.6 Comme toujours dans les pratiques religieuses, les dimensions spirituelles (intériorité du croyant ou les mondes célestes) s’incarnent dans une matérialité physique à plusieurs niveaux (la Kaaba ou notre corps) afin que toutes les dimensions soient orientées vers la même adoration. Titus Buckhardt nous dit : « Le centre du monde terrestre est le point que traverse « l’axe » du ciel : le rite de circumambulation, dont la Kaaba est l’objet et qui se retrouve, sous une forme ou une autre, dans la plupart des sanctuaires anciens, reproduit alors le mouvement circulaire autour de son axe polaire. Bien entendu, ce sont là non pas des significations que le Coran attribue à ces éléments mais celles qui lui sont inhérentes a priori, selon une vision des choses communes à toutes les religions de l’Antiquité. Le caractère « axial » de la Kaaba est toutefois affirmé par une légende musulmane bien connue, selon laquelle « l’ancienne maison », d’abord bâtie par Adam, puis détruite par le déluge et rebâtie par Abraham, se situe à l’extrémité inférieure d’un axe qui traverse tous les cieux ; au niveau de chaque monde céleste un autre sanctuaire, visité par des anges, marque le même axe, le prototype suprême de tous ces sanctuaires étant le trône divin autour duquel évoluent les esprits célestes. Mais il serait plus juste de dire qu’ils évoluent à l’intérieur de celui-ci puisque le trône divin englobe toute la création. »7

L’expérience du dépouillement et de la mort de l’ego

La première expression du dépouillement et de l’humilité nécessaire pour effectuer le Pèlerinage est la tenue vestimentaire imposée pour celui-ci. Le Prophète a dit : « Habillez-vous de blanc car cette couleur est immaculée et elle ne rend pas orgueilleux ; revêtez-en aussi vos morts. » La tenue « d’Ihram » qui signifie « consécration, consciencieuse abstinence » est constituée de 2 étoffes de tissu blanc. Cette tenue était déjà utilisée par les polythéistes pour le Pèlerinage avant l’arrivée de l’islam. La Coran ne la prescrit pas explicitement mais elle est restée dans la pratique jusqu’à nos jours et est évoquée dans les versets 31 et 32 de la sourate 7. Avant l’islam, les Quraychites imposaient aux pèlerins d’acheter cette tenue à La Mecque pour effectuer leur Pèlerinage. Ceux qui n’avaient pas les moyens de financer leur tenue, devait tourner nus autour de la Kaaba. C’est en réaction à cette pratique que le verset suivant a été révélé, afin d’interdire d’effectuer le Pèlerinage nu :

Ô vous les enfants de Adam ! Prenez vos parures (zīnatakum) dans chaque lieu de prière. Et mangez et buvez ; et ne commettez pas d’excès, car Dieu n’aime pas ceux qui commettent des excès. / Dis : « Qui a interdit les vêtements de Dieu (libās), qu’Il a produits pour Ses serviteurs, ainsi que les bonnes nourritures ? » Dis : « Elles sont destinées à ceux qui ont la foi, dans cette vie, et exclusivement à eux au Jour de la Résurrection. » Ainsi exposons-Nous clairement les versets pour les gens qui savent. (Coran 7 : 31-32)

Néanmoins, on peut s’interroger sur l’origine de cette pratique d’effectuer le Pèlerinage nu ? Les circumambulations autour de Kaaba ayant des origines bien antérieures à l’islam, serait-ce une simple dérive des Quraychites à des fins financières ou est-ce que le Coran vient ici modifier une prescription divine antérieure ? Car si l’étoffe blanche évoque indéniablement le dépouillement et la simplicité, la nudité l’est alors encore plus. Martin Lings a la réflexion suivante à ce sujet : « Quant au vêtement masculin, aucun point de la loi coranique ne soulevait le moindre problème, et jusqu’à aujourd’hui les hommes continuent à porter intégralement le vêtement anté-islamique de pèlerin. Mais, pour ce qui est de la plus ancienne solution traditionnelle, comme certains autres aspects déjà mentionnés du précieux héritage du premier des Patriarches, la nudité sacrée implique un développement spirituel qui ne pouvait plus caractériser qu’une très petite minorité parmi l’une de ces trois religions, qui sont toutes, en un sens, les héritières d’Abraham. Il ne pouvait par conséquent être question que l’Islam maintienne la nudité comme solution à la tenue de pèlerin. »8 Si la tenue n’est imposée qu’aux hommes et non aux femmes, il est évident qu’il est recommandé aussi pour les femmes de s’habiller en blanc et avec une tenue consacrée au Pèlerinage pour profiter des bienfaits symboliques de cette tenue vestimentaire. En étant tous revêtus de la même manière, les différences entre les Pèlerins s’effacent le temps du Pèlerinage et tous regardent dans la même direction, s’unissent aux mêmes dévotions et délaissent leur ego pour être dans l’adoration.

L’humilité et le dépouillement ne sont pas que vestimentaires pendant le Pèlerinage, ils se manifestent avant tout par la difficulté physique et l’effort spirituel intense demandé aux adorateurs : les piétinements autour de la Kaaba, les mouvements de foule, la chaleur, les comportements inappropriés de certains Pèlerins sont autant d’épreuves et de difficultés pour le corps et donc pour notre ego. Le corps est éprouvé, l’ego est éprouvé mais la concentration doit rester sur les invocations qui accompagnent chaque déplacement durant le Pèlerinage. En cela, le Pèlerinage est une préparation à la mort : la mort de l’ego, la mort du corps et éventuellement la mort physique car tout cela est imbriqué. Là encore, la tenue du Pèlerinage incarne ces différents aspects. Martin Lings nous dit : « Beaucoup de Pèlerins achètent cette longue pièce d’étoffe dans une double intention, tout d’abord pour la porter au Pèlerinage, et peut être plus d’une fois, et finalement pour être leur linceul. Dans tous les cas, les pèlerins sont exhortés à penser constamment à la mort. »9 Paradoxalement, cette extinction naturelle de l’ego entrainera en amont sa plus grande manifestation. Si l’ego doit mourir, il fera tout pour éviter sa mort. Ainsi, la Kaaba sera un révélateur des tendances les plus enfouis de nos egos et on assistera à des comportements étonnants de la part de nos coreligionnaires dont certaines attitudes superstitieuses et égoïstes semblent faire oublier l’essentiel du message de l’islam. Malgré cela, chaque croyant est venu effectuer son Pèlerinage avec la même pureté d’intention et volonté d’adoration de Son Seigneur, surtout dans le cadre d’une umra où il n’y a pas la notion « d’obligation religieuse ». Les gens ont choisi de venir ici par adorer Dieu par leur propre volonté. Cette pureté d’intention est palpable autour de la Kaaba et profondément émouvante pour tout Pèlerin qui lit dans le regard de ses coreligionnaires le même amour et la même joie de se trouver en ce lieu privilégié.

Comme toutes pratiques, les intentions qui accompagnent le Pèlerin sont déterminantes quant aux fruits que produiront leur Pèlerinage. Le Pèlerin doit avoir en tête que l’objectif fondamental de son Pèlerinage est de s’élever spirituellement. Martin Lings nous dit : « Un Pèlerinage quel qu’il soit exige que l’âme rassemble toute la piété dont elle est capable, ou, en d’autres termes, qu’elle soit autant qu’elle le peut une personnification de l’humilité, du sens du sacré, de la charité et du sens de l’au-delà. Consentir cet effort ouvre à l’âme la voie de son développement dans une dimension supérieure. Il va sans dire que, de la même façon, le Pèlerinage à La Mecque a ses exigences ; et en ce qui concerne cette dimension supérieure, son développement est incommensurablement facilité par le fait d’être littéralement imposée au pèlerin. »10 Ainsi, les nombreux rites et prescriptions qui accompagnent l’ensemble du Pèlerinage, qu’il s’agisse des vêtements à porter, du nombre de tours ou d’allers/retours à effectuer, des lieux à visiter, des phrases ou versets à réciter… sont un cadre ingénieusement conçu pour faciliter cette élévation spirituelle. En cela, le Pèlerinage à La Mecque n’est comparable à aucun autre Pèlerinage abrahamique et à aucune visite de tombeaux de Saints ou Prophètes car ceux-ci ne s’accompagnent pas de rites particuliers. Cette dimension rituelle en fait toute la saveur et la puissance.

Les rites du Pèlerinage

Prescription du Pèlerinage et du sacrifice

Plusieurs versets coraniques évoquent le Pèlerinage comme une prescription religieuse, c’est-à-dire une pratique recommandée par Dieu au même titre que la prière ou le jeûne du mois de Ramadan, et non pas une obligation.11 D’autant plus que le Coran précise qu’il incombe de réaliser le Pèlerinage pour les personnes qui en ont les moyens. Ce verset est d’autant plus légitime aujourd’hui où l’Arabie Saoudite propose des tarifs exorbitants pour effectuer le Pèlerinage. Ainsi, le Coran fixe les modalités de ce pèlerinage à La Mecque :

Nous avons établi pour Abraham l’emplacement du Temple : « Ne Me codéifiez en rien et purifiez Mon Temple pour ceux qui en font le tour et ceux qui s’y tiennent debout et qui s’inclinent et se prosternent. » Et parmi les humains, proclame le Pèlerinage (Hajj). Ils viendront à toi à pied, et sur toute monture élancée, venant de toutes contrées éloignées, afin qu’ils témoignent des bienfaits qu’ils ont reçus et qu’ils invoquent le Nom de Dieu, pendant des jours désignés, sur la bête des troupeaux dont Il les a pourvus. Alors, mangez-en et faites prendre repas au malheureux et au nécessiteux ! Puis, qu’ils fassent leur toilette complète, et qu’ils accomplissent leurs vœux, et processionnent autour du Temple antique (la Kaaba). C’est ainsi ! Pour qui respecte les rites de Dieu, c’est un bien auprès de son Seigneur. (22 : 26-30)

Ce verset évoque différents rites du Pèlerinage : le voyage depuis un pays éloigné, un objectif de reconnaissance des bienfaits reçus par Dieu, le sacrifice animal, le partage de la viande avec les nécessiteux, la toilette pour entrer en état d’Ihram, les prières et actes de dévotions ainsi que les circumambulations autour de la Kaaba. Le Coran indique aussi les modalités concernant l’animal à sacrifier et les alternatives pour les personnes ne pouvant pas aller accomplir le Pèlerinage :

Et parachevez le Pèlerinage (hajj) et la visite (umra) pour Dieu. Si alors vous êtes empêchés, une offrande sacrificielle (hadi) facile est requise. Ne vous tondez (les cheveux) qu’après que cette offrande (hadi) a atteint son lieu de destination ! Que celui d’entre vous qui est malade ou bien souffre de la tête compense sous forme de jeûne, ou d’aumône (sadaqa), ou de rites sacrificiels (nousouk). Une fois en confiance, que celui qui accomplit la visite (umra) en vue du Pèlerinage présente l’offrande sacrificielle (hadi) qui lui est facile. Pour celui qui alors n’en trouverait pas : un jeûne de trois jours pendant le Pèlerinage et de sept jours au retour est requis, soit dix jours révolus. Cela concerne ceux dont les affiliés ne résident pas près de la Mosquée sacrée (Kaaba). Prenez garde à Dieu et sachez que Dieu est ferme dans la sanction. (Coran 2 : 196)

Dans ce verset, plusieurs termes arabes évoquent l’idée d’offrandes parfois associées au sacrifice :
– Racine de nousouk (nun, sin, ka) : Consacrer quelque chose et le donner à titre d’offrande, se consacrer entièrement et sincèrement, se dévouer, se sacrifier, s’offrir, être pieux, être dévot, laver, nettoyer.
Dans l’acception nousouk : Offrande, victime immolée en offrande, consécration, engagement,, dévouement, sacrifice, ascèse, piété…
– Racine de hadi (ha, dal, ya) : Guider quelqu’un tout droit, bien diriger, conduire, mettre sur la bonne voie, précéder les autres.
Dans l’acception hadi : offrande, présent, victime sacrificielle, manière de se conduire selon les usages, coutume.
– Racine de sadaqa (sad, dad, qaf) : Idée d’offrande de soi ou de ses biens en toute spontanéité, sans réserve. Etre vrai, sincère, authentique, loyal, franc. Réaliser, accomplir, reconnaître sans réserve.
Dans l’acception sadaqa : Offrande spontanée, donation, charité, don, aumône.

Le terme sadaqa désigne une aumône sans sacrifice donc un don spontané sous une forme librement choisie (argent, temps, bénévolat…). Les termes nousouk et hadi sont finalement assez proches dans leur signification. A chaque fois, ils renvoient à l’idée d’une offrande reliée à une victime sacrifiée. Avec hadi il s’agit plus spécifiquement d’une offrande sous la forme d’un cadeau lié éventuellement à une coutume. Avec nousouk, le sacrifice est davantage relié à un acte de piété spirituelle. En sommes, nousouk semble plus verticale et en lien avec la transcendance, et hadi, plus horizontale, en lien avec autrui. Le terme nousouk est utilisé uniquement dans le cadre d’une personne qui serait contrainte, pour des raisons de santé, à raser sa tête avant d’effectuer son offrande. Il lui ai alors proposé de jeûner ou faire une aumône ou de réaliser un sacrifice dans un acte de piété. Ce sacrifice est donc indépendant de celui réalisé en lien avec la commémoration du sacrifice du fils d’Abraham, qui s’exprime plutôt par le terme hadi. Le Coran envisage pour ce dernier deux cas de figure : un sacrifice pour ceux qui réalisent le pèlerinage (« Une fois en confiance, que celui qui accomplit la visite (umra) en vue du Pèlerinage présente l’offrande sacrificielle qui lui est facile. ») ou un sacrifice pour ceux qui ne peuvent effectuer le pèlerinage (« Si alors vous êtes empêchés, une offrande sacrificielle facile est requise »). Le rituel du sacrifice va donc au-delà du cadre du pèlerinage : il concerne tous les musulmans. Et contrairement à ce que nous entendons souvent, cette commémoration du sacrifice ne vient pas uniquement de la sunna, elle est aussi prescrite dans le Coran.

Néanmoins, on peut s’interroger sur la pertinence de maintenir un tel sacrifice massif à La Mecque lors du grand Pèlerinage sachant que le Coran insiste à plusieurs reprises sur le fait que ce sacrifice a vocation à nourrir les nécessiteux et non pas à « adorer » Dieu. (Coran 22 : 28 ; 22 : 36) Le Coran rappelle également que :

Ni leur chair, ni leur sang n’atteindront jamais Dieu, mais que vous preniez garde L’atteint. (22 : 37)

La fête du sacrifice vise aussi au partage de l’animal sacrifié notamment pour les pauvres. Comme nous l’avons vu, le terme hadi utilisé dans le verset 196 de la sourate 2 désigne aussi l’idée d’un sacrifice offert en présent selon les usages et coutumes locales. Or, il faut rappeler qu’à l’époque du Prophète ce jour était un des rares où les gens mangeaient de la viande. Et l’animal tué était consommé le jour même donc partagé entre tous. Ce qui signifie de fait que tous les musulmans n’égorgeaient pas chacun un mouton, sinon il y en aurait beaucoup trop. La sagesse serait donc d’en égorger de façon a en avoir suffisamment pour la journée et éventuellement le lendemain et non pas de congeler la viande pour faire des réserves pour les mois à venir.
Par ailleurs, égorger un animal n’est pas un acte anodin. Ôter la vie à un être vivant va à l’encontre des enseignements divins. Dieu nous donne des dérogations mais elles doivent se faire pour une raison valable – pour nous nourrir ou en cas de nuisance ou danger – et en suivant certaines règles. L’objectif premier de ces règles est de réduire au maximum la souffrance animale.12 Par conséquent, il faut savoir égorger un animal correctement. Ce n’est pas à la portée de tout le monde et cela demande un minimum de formation. De nouveau, on s’oppose ici à l’idée que tout musulman devrait égorger un mouton. Et surtout il faut savoir le faire spirituellement, avec une bénédiction liée à la mise à mort et spécifiquement en lien avec la raison du sacrifice de cet animal et la symbolique de la fête. Dans la sourate 2 : 196, le Coran propose de jeûner comme alternative au sacrifice. Et contrairement à ce dernier qui a perdu sa véritable vocation de sacrifice personnel – car tuer un animal de son troupeau entrainait à l’époque une perte importante -, le jeûne conserve cette dimension d’un sacrifice personnel offert pour Dieu. Aujourd’hui, on peut également envisager une aumône comme sacrifice matériel personnel. L’important étant de réaliser un véritable sacrifice individuel.

Les rites de la course entre Safa et Marwa, la station à Arafat et la lapidation des stèles

Les autres lieux et étapes du grand Pèlerinage à La Mecque sont également évoquées dans le Coran, de manière explicite pour les allers-retours entre Safa et Marwa (aussi réalisés pendant le petit pèlerinage) et pour la station au Mont Arafat ; et de manière implicite pour la lapidation des stèles.
Selon la tradition islamique, Safa et Marwa sont les montagnes entre lesquelles Agar, la servante d’Abraham et mère d’Ismaël, a effectué des allers-retours à plusieurs reprises afin de trouver de l’eau pour s’hydrater suite à son long périple dans le désert avec son fils. En effectuant les allers-retours entre ces deux monts, les Pèlerins éprouvent dans leur corps les difficultés du cheminement nécessaire à l’accès à la Source ultime, l’eau de zamzam représentant ici la Source divine. Cette marche, sa’y en arabe, se traduit littéralement par « course » mais aussi « agir, s’affairer, coopérer ». Le Pèlerin est alors pleinement actif dans sa transformation spirituelle et s’abandonne à Dieu en coopérant avec Lui. Il s’agit d’un acte laborieux de pure adoration. Aujourd’hui malheureusement, le parcours est couvert d’un toit et revêtu de marbre avec des fontaines d’eau de zamzam à disposition. Cela atténue grandement la difficulté de la course et faire des pauses pour boire de l’eau de zamzam prive aussi de la sensation de soif ressentie par Agar et Ismaël. Boire de l’eau uniquement à la fin du circuit semble bien plus pertinent sur le plan spirituel. Ainsi, nous nous relions à la Source à l’issu de notre cheminement spirituellement et dans la matière. Cette pratique se faisait déjà avant l’islam mais n’était pas suivie par tous les Pèlerins. Le Coran la reconfirme :

Vraiment, Safâ et Marwâ sont des rites prescrits par Dieu. Alors, nul grief à l’égard de celui qui a fait le pèlerinage (hajj) au Temple (Kaaba) ou a rendu une visite (umra) en effectuant la course entre ces deux lieux. Que fait spontanément un bien… alors vraiment, Dieu, Reconnaissant, Savant ! (Coran 2 : 158)

Si la course entre Safa et Marwa fait aussi bien partie de la Umra que du Hajj, la station au Mont Arafat est spécifique au Grand Pèlerinage au point que le Prophète aurait déclaré : « Le Pèlerinage, c’est Arafat ». Le Coran évoque cette étape importante dans la sourate 2 :

Quand vous déferlez depuis les Monts de Arafat (de la connaissance), rappelez-vous Dieu au lieu rituel (Mach’ar al-haram) et rappelez-Le comme Il vous a guidés, bien qu’avant cette guidance, vous étiez certes parmi ceux qui s’égarent. Ensuite, déferlez de là où les humains déferlent et demandez le recouvrement de Dieu. Vraiment, Dieu, Très Recouvreur, Très Rayonnant d’Amour. (2 : 198-199)

Bien que la station à Arafat soit instituée par le Coran, la fonction de ce lieu ne se trouve mentionnée que dans la tradition islamique. Ce mont serait le lieu où Dieu aurait pardonné à Adam. Il est ainsi un lieu propice aux demandes de pardon. Al-Ghazali indique qu’un des secrets du Pèlerinage et sa raison d’être est l’instant de communion des pensés et des demandes de tous les pèlerins assemblés à Arafat car il en résulte une aspiration d’une telle intensité qu’elle provoque la précipitation de la pluie de la Miséricorde divine.13 Martin Lings commente cette étape du Pèlerinage ainsi : « En suivant ce temps que l’on remonte, c’est le point le plus éloigné du Pèlerinage, car si la Mecque est la ville d’Abraham, ‘Arafat est sacré grâce à Adam, et les pèlerins vont au Mont de la Miséricorde dans le but d’être, en dépit des foules, seuls avec Dieu, et pour renouveler, chacun pour lui-même, chacune pour elle-même, le pardon et la miséricorde que Dieu a accordés à Adam après la Chute. A cause de ses associations avec Adam, ‘Arafat n’est pas compris dans le Territoire sacré puisque sa fonction, dans le Pèlerinage, est de nous rappeler la nature primordiale, qui ne saurait admettre aucune limitation dans l’espace. » Le Mont Arafat se situant loin de La Mecque, certains musulmans se sont demandés pourquoi le Pèlerinage n’était pas appelé « Pèlerinage de Arafat » ? Martin Lings y apporte cette réponse : « Arafat est un prolongement et un aspect de la Mecque, mais non son aspect le plus saint qui est la Pierre Noire. Une réponse plus générale sera que la religion dépend, pour son existence, de deux éléments, un élément vertical et un élément horizontal : la Révélation pour l’instituer, et la Tradition pour la maintenir à travers les siècles. L’existence de la Mecque comme centre spirituel est inséparable de l’élément vertical, la Révélation divine de la religion à Abraham et à Ismaël. Mais l’association entre Adam et Arafat a été transmise par la Tradition ; et, spirituellement parlant, le vertical a toujours la prééminence sur l’horizontal. »14

Le rite de la lapidation des stèles n’est pas évoqué explicitement dans le Coran. Cependant, cette étape suit la descente du Mont Arafat et pourrait ainsi être associée au passage qui demande aux Pèlerins de « déferler là où les humains déferlent ». La Sunna développe l’origine de ce rite qui viendrait d’une tentative du diable de dissuader Abraham de sacrifier son fils malgré le songe qu’il fit dans lequel il se voyait immoler son enfant. Abraham lapida alors Satan 3 fois. Plus tard, lorsqu’il vint en Pèlerinage à la Kaaba, le diable se présenta de nouveau à lui et Abraham le lapida 3 fois à l’emplacement des stèles. Cette lapidation du diable est évidemment symbolique et, comme toutes nos pratiques en islam, vise à impliquer le corps dans la soumission de notre ego. Dans le Coran, Satan représente toujours notre ego qui cherche à s’interposer pour nous éloigner d’actes d’adoration ou nous pousser à agir en dehors des sentiers divins. Il ne s’agit pas d’une entité extérieure tentatrice mais de l’ego d’Abraham qui cherchait à protéger son fils (le fils représente également l’ego dans la mystique car il est celui qui nous est le plus cher). Les stèles matérielles sont en-nous. Jeter des cailloux physiquement sur un objet défini devrait permettre de comprendre qui est réellement lapidé. Cette pratique doit inviter le Pèlerin de nouveau à l’humilité et à l’union avec son Esprit divin. Ce rite a lieu le jour de la fête du sacrifice juste avant le sacrifice animal. Or, ce dernier a pour vocation de se substituer à l’enfant sacrifié. Abraham a accepté de sacrifier son fils (son ego). Par conséquent, ce dernier est pleinement abandonné à Dieu, il n’a donc plus à être sacrifié, car l’ego est indispensable pour notre incarnation sur terre. Seulement il se doit d’être éduqué. En acceptant le sacrifice de son ego, Abraham l’a pleinement dompté. C’est pourquoi l’ange a remplacé l’enfant par un animal. Lapider les stèles, c’est-à-dire le diable, symbole de notre ego, revient à accomplir cette étape indispensable de l’acceptation de la mort de notre ego, avant sa préservation. L’animal sacrifié remplacera la mise à mort effective de notre ego. Rappelons néanmoins que l’étape la plus importante ici reste la lapidation de l’ego et non pas le sacrifice de l’animal qui peut être substitué par une aumône ou une simple consommation de viande en quantité raisonnable. A choisir, il serait donc plus pertinent de lapider les stèles plutôt que de sacrifier un animal. Tout cela étant évidemment symbolique, l’important est de marquer ce symbole dans la matérialité, ce que permettent les rites, mais les modalités de cet ancrage dans la matière sont diverses et adaptables en fonction de chaque contexte. Aujourd’hui, à défaut de lapider des stèles notamment en dehors du pèlerinage, cette mise à mort de notre ego peut passer par un travail sous la forme d’une méditation avec visualisation de notre ego sacrifié.

Faire le Pèlerinage aujourd’hui

Depuis 2020, les nouvelles mesures politiques saoudiennes permettent enfin aux femmes d’effectuer la umra librement. Auparavant, les femmes de moins de 42 ans n’étaient autorisées à se rendre à la Kaaba qu’accompagnées d’un homme de leur famille (mari, père, frère). Cette mesure sexiste avait pour conséquence d’empêcher à près de la moitié des musulmans, en l’occurrence les musulmanes, de se rendre dans leur Temple et ce malgré les versets coraniques interdisant d’empêcher aux croyants d’accéder à la Maison sacrée. Cette mesure est néanmoins toujours en vigueur pour le Hajj. Espérons que l’évolution politique se poursuit en Arabie et que les femmes acquiert peu à peu des droits équivalent aux hommes dans le domaine religieux. L’autre grande évolution positive des politiques saoudiennes est la possibilité d’effectuer la umra sans agence et ainsi de réduire le coût du voyage et de gagner en autonomie. Il est aujourd’hui très facile d’effectuer la umra en suivant quelques étapes logistiques simples : prendre son visa en ligne, réserver ses billets d’avion, réserver un hôtel à Médine et un à La Mecque et réserver le transfert de Médine à La Mecque en train ou en taxi. Tout cela peut se faire sans difficulté depuis la France. Tout musulman peut à présent enfin se rendre librement et facilement en son lieu saint.

Pour le Hajj, la problématique est différente. Le grand Pèlerinage a toujours été une épreuve pour les musulmans. Le premier à vivre cette épreuve fut le Prophète Muhammad. Il est le premier, avec les musulmans qui l’accompagnaient, à avoir eu un « refus de visa ». En effet, après avoir effectué le déplacement à pied ou à dos de chameau entre Médine et La Mecque (450 km), il s’est vu refuser l’accès à La Mecque par les Quraychites. Il n’a pu effectuer son Pèlerinage que l’année suivante. Dans les premiers siècles de l’islam et pendant longtemps, le Pèlerinage se faisait à pied ou sur une monture. Les Pèlerins venaient de très loin et laissaient famille et travail pour accomplir cet acte d’adoration sans avoir la certitude d’y arriver ou de rentrer vivant. En effet, les dangers étaient nombreux : les pillages et agressions, la faim et la soif du désert, les maladies, le manque de revenus ou de ressources etc. Ce Pèlerinage durait évidemment bien plus de 10 jours, souvent des mois à cause de la distance parcourue. Aujourd’hui, les avions et moyens de transport motorisés ont brisé cette difficulté. En sommes, le Pèlerinage n’a jamais été aussi facile à accomplir qu’aujourd’hui, sous réserve évidemment d’obtenir un visa. Les difficultés aujourd’hui sont de deux ordres : l’obtention du visa et financière. Le déplacement de la difficulté s’explique en grande partie par l’évolution de l’islam. Les Saoudiens, en charge de l’organisation locale du Pèlerinage, se trouvent face à un important paradoxe : permettre à un lieu saint à l’origine tribal et de portée locale d’accueillir une population mondiale en perpétuelle augmentation. A l’époque du Prophète, la configuration des lieux autour de la Kaaba mais aussi à Mina, Muzdalifa ou Arafat permettait à tous les musulmans d’effectuer leur Pèlerinage en des proportions humaines raisonnables. Tous pouvaient monter sur le Mont Arafat, tous pouvaient tourner voire toucher la Kaaba pendant leur Pèlerinage. Aujourd’hui, le nombre de Pèlerins et la configuration des lieux font qu’il est possible de tourner autour de la Kaaba sans même l’apercevoir (2ème étage ou toit). Comment concilier le nombre croissant de musulmans et la demande croissante de Pèlerins avec le respect de la configuration et de l’authenticité des lieux ? Le choix saoudien a été de modifier les lieux par une construction en étage autour de la Kaaba et entre Safa et Marwa, par la modernisation et la mise aux normes des espaces (ce qui a l’avantage d’accueillir les personnes en fauteuil roulant), d’agrandir et de bétoniser les stèles de Mina etc. Ces choix sont bien sûr critiquables, ils ont entrainé la destruction du patrimoine architectural des lieux dont la maison du Prophète. Il est indéniable que marcher sur du marbre, avec un toit au-dessus de la tête et des ventilateurs entre Safa et Marwa est incomparable avec le fait de marcher dans le sable et de monter sur un vrai mont et sous une chaleur ardente pour effectuer le même déplacement. En cela, tout ces changements nous coupent considérablement des expériences vécues par Muhammad et Abraham. Néanmoins, quelle autre alternative ? Il est impossible d’accueillir plus de monde sans modifier les lieux. Il est contestable sur le plan coranique d’interdire l’accès au Pèlerinage. L’argent semble alors être un bon levier. Aujourd’hui, le coût du Pèlerinage depuis la France est de minimum 8000 euros. Ce prix est évidemment exorbitant pour la prestation proposée. Pourtant la demande est de plus en plus importante ? Qu’en serait-il si le Hajj était au prix de la Umra ? Ce serait absolument ingérable. Et ce coût financier qui est élevé pour tout le monde sauf de rares exceptions est peut-être aujourd’hui le sacrifice que nous devons fournir pour effectuer le Pèlerinage. N’oublions pas que la dimension du sacrifice est fondamentale dans le Pèlerinage qui s’achève sur la fête du sacrifice. En revanche, les sommes recueillies devraient servir non pas à enrichir les Saoudiens mais aux nécessiteux. L’autre option pour limiter l’afflux des Pèlerins serait non pas d’interdire l’accès par des discriminations (en l’occurrence les femmes) mais de limiter et de restreindre le nombre de fois où le Pèlerinage peut être effectué en offrant par exemple la possibilité de l’accomplir une fois tous les 5 ans et en donnant en priorité le visa aux personnes qui ne l’ont jamais effectué. Il n’est pas normal que des musulmans dans certains pays fassent le Hajj tous les ans quand d’autres attendent des années pour avoir un visa. L’augmentation massive du nombre de Pèlerins pour le Hajj, voulue par les politiques saoudiennes actuelles, et les projets de transformation des sites qui les accompagnent risquent de dénaturer encore plus les lieux, de rendre certains rites plus artificiels et ainsi de limiter les effets spirituels. Voilà pourquoi il est préférable pour qui le souhaite d’effectuer le Hajj et/ou la Umra le plus tôt possible. Martin Lings a effectué deux fois le Hajj dans sa vie : en 1948 et en 1976. Il raconte dans un film qui s’intitule « Tourner autour de la Kaaba » ses deux expériences et la déception qu’il eu lorsqu’il découvrit les changements effectués par les Saoudiens en 1976. Malgré cela, il conclut son film en disant que même si l’aspect artificiel des nouvelles constructions impactait considérablement ses perceptions et sentiments au cours du Pèlerinage, il précise que la baraka est toujours là et que son évolution spirituelle lors du deuxième Pèlerinage avait rendu celui-ci encore plus intense que le premier.15


1 Cité dans Martin Lings, « La Mecque des origines à nos jours »

2 Titus Burckhardt – « L’art de l’islam »

3 Titus Burckhardt – « L’art de l’islam »

4 Martin Lings, « La Mecque des origines à nos jours »

5 Titus Burckhardt – « L’art de l’islam »

6 Thierry Gautier, « L’énergie des lieux sacrés »

7 Titus Burckhardt – « L’art de l’islam »

8 Martin Lings, « La Mecque des origines à nos jours »

9 Martin Lings, « La Mecque des origines à nos jours »

10 Martin Lings, « La Mecque des origines à nos jours »

11 Dr Al-Ajami, « La prière obligatoire selon le Coran et en Islam », https://www.alajami.fr/index.php/2018/01/23/la-priere-obligatoire-selon-le-coran-et-en-islam/

12 https://www.voix-islam-eclaire.fr/2019/10/11/khutba-3-animaux-et-normes-alimentaires-en-islam-anne-sophie-monsinay-11-octobre-2019/

13 Yacoub Roty, « Guide du Hajj et ‘Umra »

14 Martin Lings, « La Mecque des origines à nos jours »

15 Martin Lings, DVD, « Tourner autour de la Kaaba »