Prêche #41 Aïd el-fitr « La conscience du souffle divin qui irrigue le monde » (Omero Marongiu-Perria, 21 avril 2023)

Allahu Akbar, Allahu Akbaru kabîran wa l-hamdu lillâhi kathîran wa subhâna-Llâhi
bukratan wa açîlan wa lâ hawla wa lâ quwwata illa bi-Llâh, Allâhu akbaru wa ajall, Allâhu akbaru
‘alâ mâ hadânâ, Allâhu Akbaru lâ ilaha illa-Llâh, Allahu akbaru wa li-Llâhi l-hamd. Wa uçallî
wa usallim ‘alâ sayyidinâ Muhammad, khâtimi l-anbiyâ’i wa l-mursalîn
.
Dieu est Plus-grand, en sa Grandeur infinie, la louange lui revient, qu’il soit glorifié matin et soir. Il n’existe de force et de puissance qu’en Dieu, il est plus à même d’être glorifié.
Dieu est plus grand et nous le remercions pour la guidance dont il nous a gratifiés.
Dieu est plus Grand, point de divinité si ce n’est lui. Je prie et j’adresse mes salutations sur notre noble Prophète, Muhammad, l’ultime Prophète et Messager, et j’adresse mes voeux de paix et de fraternité à l’humanité.


Chers soeurs, chers frères, cher.e.s ami.e.s, c’est de nouveau un plaisir de célébrer avec vous la rupture du jeûne de ce mois de ramadan 2023. Le jeûne représente un exercice physique et spirituel très particulier ; en nous affaiblissant volontairement, nous tentons de mettre notre esprit dans une disposition plus propice au détachement du monde et à la réceptivité du divin, au-delà du simple fait de ressentir de la proximité avec les plus démunis. S’affaiblir volontairement représente également un message à l’adresse d’une société qui n’envisage pas encore de stopper sa course effrénée à la consommation et à l’exploitation dévoyée des richesses de ce monde. De ce point de vue, le jeûne nous fait prendre conscience de nos vulnérabilités et du caractère relatif de notre condition humaine face à l’absolu divin, al-qayyûm et al-çamad. Le jeûne nous invite ainsi à nous orienter vers le divin et à tendre vers plus de justice et d’égalité. Pour cela, le jeûne est avant tout et par-dessus tout un exercice volontaire qui ne devrait jamais souffrir de la pression ou de la crainte d’une sanction morale ou pénale. Aucune personne ne doit être obligée de pratiquer des rites qu’elle ne souhaite pas et aucune institution religieuse ne doit s’arroger le droit d’imposer quoi que ce soit à qui que ce soit. Pour ressentir pleinement le divin en soi, chaque individu est appelé à trouver son chemin spirituel au sein de son chemin de vie terrestre. Il s’agit d’une question de conscience et de connaissance de soi, à chacun d’en trouver les modalités pour faire émerger la part de divin qu’il abrite.
Les textes religieux monothéistes nous proposent une orientation générale vers l’ouverture de notre conscience profonde à Dieu. Le Coran se définit par exemple comme un rappel pour les ulû l-albâb. On traduit généralement cette expression par « ceux qui ont un coeur », mais l’arabe coranique est plus subtil : albâb est le pluriel de lubb, la quintessence d’une chose, ce qui est au plus profond. On retrouve le même terme en hébreu sous la forme leb, au singulier, et lebab au pluriel, et c’est ainsi qu’il est utilisé dans le commandement biblique :

Tu aimeras (ahab) l’Éternel, ton Dieu, de tout ton coeur (lebab), de toute ton âme (nefesh) et de toute ta force (me’od). (Deutéronome 6 : 5)

Dans le Nouveau Testament, Jésus reprend ce commandement du Deutéronome avec cette formule :

Tu aimeras (agapè) le Seigneur, ton Dieu, de tout ton coeur (kardia), de toute ton âme (psychè), de toute ta pensée
(dianoia) et de toute ta force (ischus).

Dianoia désigne ici l’esprit comme faculté de compréhension et ischus la capacité à agir. À travers les images du coeur et de l’esprit les termes hébreux, grecs et arabes convergent vers l’idée d’une ouverture de la conscience au divin. Dans
le Coran, le lubb (au pluriel : albâb), mentionné seize fois sous l’expression ulû l-albâb, désigne la conscience de soi la plus profonde, Maurice Gloton le traduit ainsi. Ils contemplent les signes du divin dans le monde, ils méditent le sens profond des rites, ils adoptent l’attitude juste dans leur relation aux autres. Ils sont, quelque part, à l’image du sage ayant achevé sa double rencontre : avec Dieu et avec soi-même. Les rites nous permettent donc d’entrer dans des états
de conscience qui nous relient à Dieu et c’est à chacun de trouver sa voie. Vu sous cet angle, le cheminement spirituel procède d’un double mouvement constant d’ouverture de la conscience ; d’un côté, nous admirons les merveilles du monde créé et nous y contemplons les signes du divin qui s’y déploient sous nos yeux. D’un autre côté, nous plongeons progressivement au plus profond de notre être pour nous (re)connecter à notre nature originelle, la fitra. Le terme est issu du verbe fatara, fendre en deux parties, différencier. Le Coran qualifie Dieu de fâtir alsamâwât wa l-ardh, Celui qui a différencié, ou séparé les cieux et la terre. L’ensemble du monde créé et tout ce qui s’y trouve porte cette marque distinctive du divin, c’est notre nature originelle. Par ce double mouvement d’ouverture au monde et introspection, on comprend alors que la multiplicité provient de l’Un, vit par l’Un et retourne à l’Un. S’élever en conscience nous permet, par ce double mouvement, de renouer avec notre intuition religieuse et de nous abandonner totalement au divin, en confiance et en amour. C’est ce qu’exprime le passage coranique suivant :

Nous leur montrerons Nos signes dans les horizons et en eux-mêmes afin qu’il leur devienne évident qu’Il est la Vérité (ou Réalité). Ne suffit-il pas que Ton Seigneur soit Capable de toute chose ? (Coran 41 : 53).

L’effort pour ouvrir sa conscience au divin et réformer son rapport à soi et au monde est un (r)appel constant des textes sacrés monothéistes. Il requiert de prendre le temps d’observer et de s’observer, de dialoguer avec le monde et avec soi-même. On retrouve là l’enseignement de l’adage soufi : « Celui qui se connait connaîtra son Seigneur. » On peut l’interpréter dans le sens du cheminement intérieur par lequel nous prenons conscience de notre condition humaine, faible, relative, mais également de l’empreinte du divin inscrite en nous et qui nous lie de manière indéfectible à Dieu. Cela nous apaise, nous met en confiance, nous conduit à nous aimer, à aimer la création, à aimer Dieu, dans une posture d’humilité. De ce point de vue, l’adage soufi rejoint l’expression philosophique passée à la postérité : « Connais-toi toi même », qui était inscrite au frontispice du temple de Delphes et supposée avoir été prononcée par Socrate. Les philosophes grecs interprétaient la connaissance dans un sens moral et spirituel ; elle pousse l’être humain à l’humilité lorsqu’il prend conscience de n’être ni un dieu, ni un être immortel. Elle le conduit à réfléchir sur le sens de la vie bonne, de l’acte juste et de l’attitude sage. Mais pour y parvenir, il est nécessaire d’entrer dans un lien profond avec soi-même et de déchirer le masque de notre personne, à l’image de la persona latine, ce masque qui, dans l’antiquité, couvrait le visage des acteurs lorsqu’ils jouaient une pièce de théâtre.

On dit souvent que Dieu est une rencontre, au double sens du mot : on le trouve en toute occasion et en chaque chose, en chaque être vivant, lorsque nous sommes capables de contempler le monde. Mais la rencontre, c’est aussi le fait de se rencontrer soi-même, c’est-à dire sentir la réalité de notre existence derrière nos masques. Prendre le temps, se poser dans la nature, observer le monde, fermer les yeux et sentir le souffle de vie qui nous irrigue et le relier au souffle divin. Respirer la Réalité, al-haqq, qui se donne à voir comme une évidence. C’est la démarche que le Coran prête à Abraham lorsqu’il dit, après avoir observé les astres à la recherche du divin :

J’ai pris la décision de tourner mon visage vers Celui qui a fendu (fatara) les cieux et la terre, en toute pureté […] (Coran 6 : 79)

C’est un changement d’orientation, une conversion au sens étymologique du terme. Dans sa racine latine conversio, la conversion désigne en effet le changement d’orientation et cela rejoint parfaitement l’attitude que le texte coranique prête ici au patriarche. Le Coran évoque également la fonction du rappel, le dhikr, qui nous pousse constamment à ressentir le divin en soi et dans le monde :

Très certainement, il y a en ceci un rappel pour celui qui possède un coeur (qalb), ou encore qui prête l’oreille tout
en étant présent (chahîd). (Coran 51 : 37)

L’expression prêter l’oreille rejoint la racine latine ob-audire, tendre l’oreille, dont dérive le mot français obéir. Mais nous sommes loin ici de l’obéissance des personnes empêtrés dans la focalisation sur les détails de la religion. Nous
nous situons au coeur de ce qui fonde la relation à Dieu : l’écoute, la vision, la plongée au coeur de soi-même, le développement de sa conscience profonde. Changer de regard et sentir le lien entre notre finitude et l’infini. Sentir qu’au-delà du caractère éphémère, limité et fini de notre vie terrestre, la parcelle de divin qui nous anime perdure car elle nous relie à l’ensemble du monde traversé par le souffle divin.

Avoir une conscience profonde, c’est vivre avec, par et à travers ce souffle divin : nous sommes des arwâh, pluriel de rûh, l’Esprit de Dieu qui anime la vie ; nous sommes des anfus, pluriel de nafs, terme générique qui désigne la personne, l’intellect, l’âme, mais aussi le souffle provenant de Dieu ; nous sommes des nasam, pluriel de nasma, qui désigne tout être vivant doté d’une âme, terme issu de la racine qui désigne, sous la forme verbale tanassama et le mot nasîm, la brise légère qui amène une douce fraicheur. Le souffle divin irrigue l’ensemble du monde et les textes monothéistes en donnent des descriptions subtiles. La Bible narre par exemple la création de l’homme en ces termes :

L’Éternel Dieu forma l’homme de la poussière de la terre, il souffla (nafash) dans ses narines (‘af) un souffle de vie (neshamah hayyim) et l’homme devint un être vivant (nefesh hayyah). (Genèse 2 : 7)

Puis, lorsque les humains commencèrent à se multiplier :

Alors, l’Éternel dit : “Mon Esprit (ruwah) ne restera pas à toujours dans l’homme, car l’homme n’est que chair (basar), et ses jours sont de cent vingt ans.” (Genèse 6 : 3)

On retrouve dans ces deux passages la dialectique entre la chair/finitude et le souffle/infini. Le Coran évoque quant à lui la même scène de la création sous un prisme particulier :

Et lorsque ton Seigneur dit aux Anges : “je vais créer un homme à partir d’une boue malléable. Lorsque Je lui aurai donné une forme harmonieuse et que j’aurai insufflé (nafakhtu) en lui de Mon Esprit (rûh), alors vous jetterez devant lui, prosternés. » (Coran 38 : 71-72)

Il mentionne également l’extension des humain sur terre :

Et parmi Ses signes, Il vous a créé de terre et vous voilà des humains (bachar) qui se déploient de par le
monde. (Coran 30 : 20)

La proximité des termes bibliques et coraniques est très frappante. On trouve dans les deux textes une évocation de la chair et de l’enveloppe corporelle qui qualifie l’être humain : basar en hébreu et bachar en arabe, et de l’Esprit de Dieu qui l’anime : ruwah et rûh. La racine est la même, et en hébreu c’est le même terme qui est utilisé pour désigner l’esprit divin et le vent, là où l’arabe pose une légère distinction entre le rûh et le rîh, ce dernier désignant le vent. C’est toujours ce souffle qui est exprimé par le neshamah hébreu, qui trouve son pendant dans al-nasama. La rhétorique du souffle rend compte de la convergence de la multitude et du multiple vers le Un et, dans le même temps, tous les éléments composant cette multitude sont reliés par le souffle divin et, donc, par l’Esprit de Dieu traversant le monde. C’est en ce sens que la méditation profonde sur le Verbe nous permet de relier notre finitude à l’infinitude du divin : se retrouver avec soi-même et retrouver le divin en soi.

C’est donc bien un double mouvement qui s’opère lorsque le croyant entre en dialogue avec lui-même tout en contemplant le monde. Il devient à l’image du prophète Muhammad qui s’est mis en disposition par l’attitude contemplative, puis il est entré en proximité avec le divin en se connectant à son être profond. Le double mouvement s’opère dans ce sens où il s’applique à la fois à Dieu, dans une proximité absolue et infinie, et à l’être humain dans une proximité qui épouse les limites de sa condition humaine. Je pense que tout.e musulman.e a entendu le récit relatif à la venue de l’ange Gabriel apportant la révélation au prophète. La tradition musulmane décrit cela avec des descriptions féériques de l’ange, et c’est à partir de ce prisme qu’est interprétée la première séquence de la sourate Al-najm, Les constellations (53), et notamment ce passage :

Il se manifesta sous sa forme angélique ; alors qu’il se trouvait à l’horizon suprême.
Puis il se rapprocha (danâ) et descendit encore plus bas (tadallâ)
et il fût à une distance de deux portées d’arc ou moins encore.
C’est alors que Dieu révéla à Son Serviteur ce qu’Il lui révéla.

Pourtant, les soufis interprètent très différemment ce passage car ils considèrent que le prophète n’est pas un agent passif qui reçoit la révélation mais l’acteur même de ce processus, conjointement à Dieu. L’imam al-Qushayrî, suivant en cela ses prédécesseurs, interprète la descente comme les étapes du rapprochement entre le prophète et Dieu. Ce n’est pas l’Ange qui descend : le verbe danâ, s’approcher, décrit le mouvement de la conscience du prophète et
tadallâ, descendre plus bas, renvoie à la symbolique de la prosternation. « Le prophète, nous dit-il, s’est approché de son Seigneur par la connaissance subtile qu’il avait [de Dieu] et les bénéfices qu’il en a obtenus. Il est alors descendu, par la quiétude (sukûn) de son coeur, vers ce qui était le plus proche [c’est-à-dire Dieu1]. » De même, l’expression : « deux coudées d’arc » était connue chez les Arabes ; lorsque deux personnes voulaient sceller une amitié, elles collaient leurs arcs pour indiquer à la vue de tous le lien de solidarité les unissant désormais. Cette image transcrit la proximité spirituelle qui s’est établie entre le prophète et Dieu. Loin des descriptions magiques de la révélation, le Coran nous d’une manière incomparable la façon dont le prophète est entrée dans une conscience entièrement emplie du divin :

[Le prophète] s’est donc mis en pleine disposition (istawâ, s’établir) alors qu’il était aux confins des horizons les plus élevés [de la conscience]
Puis il est entré en proximité (danâ) [avec le divin] en descendant (tadallâ) [dans l’être profond]
Il était alors à deux portées d’arc [de Dieu], peut être moins
[Dieu] révéla à ce moment à Son serviteur ce qu’Il lui révéla
Le fond du coeur (fu’âd) n’a pas menti au sujet de ce qu’il a vu
Allez-vous contester ce qu’il a vu ?
Alors qu’il l’a vu lors d’une autre halte ?
Près du lotus de la limite [de la conscience] ?
Auprès duquel se trouve le jardin abritant le refuge (jannat al-ma’wâ) [divin]
C’est à cet instant qu’enveloppa le lotus ce qui l’enveloppa
Le discernement ne fut pas altéré et il ne fut pas excessif
Il a vu, certainement, un des plus grands parmi les signes de son Seigneur. (Coran 53 : 1-18)

Le prophète est parvenu aux confins de ce que la conscience humaine peut expérimenter du divin. La Tradition interprète le jujubier de l’extrémité comme un arbre se trouvant à la dernière limite séparant le monde de Dieu. Le prophète a atteint le refuge divin où se trouve cette limite extrême de la conscience et de l’expérience de la foi. Son coeur a donc vu, d’une vision mystique, spirituelle, celle dépassant les limites de l’intellect et laissant émerger la nature
originelle et divine de l’être. Aussi, à l’exemple du prophète, je suis moi-même appelé à devenir un agent actif de ce processus et non pas un imitateur passif. Selon certains théologiens, lorsque nous lisons le Coran, nous sommes à l’instant précis, en effet, le lieu de la création de la parole divine. Nous sommes ainsi appelés à renouveler constamment notre interaction avec le texte et à poursuivre le travail d’interprétation comme les modalités d’application. Nous sommes ici loin, très loin, aux antipodes même de l’acte cultuel répété de façon mécanique, sans aucune saveur mystique. Pour vivre cet état, il nous faut prendre une grande inspiration – nafas -, libérer notre esprit – nafs – se laisser porter par la brise divine – al-nasîm – et laisser agir l’Esprit – rûh – qui nous anime.

Allahu Akbar, Dieu est plus Grand que toute représentation humaine à son sujet, Je l’invoque pour moi-même et pour vous mes cher.e.s ami.e.s, ainsi que pour l’ensemble de l’humanité et de la création, afin qu’il déverse Sa Miséricorde sur le genre humain en totalité.
Seigneur, Tu es la Paix, de Toi procède la Paix et vers Toi revient la Paix, Sois-Tu Béni et Élevé Ô Toi doté de la Beauté et de la Magnificence.
Seigneur, nous Te demandons de nous guider et d’être source de guidance pour autrui.
Seigneur pardonne-nous nos manquements, illumine-nos coeurs de la Lumière de la foi et apaise nos coeurs afin que nous soyons nous-mêmes des êtres de pardon et de miséricorde, car c’est Toi le Pardonneur et le Miséricordieux.
Seigneur, déverse sur nous la Lumière de la foi afin qu’elle éclaire notre chemin en ce bas-monde, et accueille-nous en Ta Miséricorde le jour où nous quitterons ce monde.
Amin