Prêche #31 « Quel statut le Coran accorde-t-il aux juifs et aux chrétiens ? » (25 février 2022, Anne-Sophie Monsinay)

En tant que dernière religion issue de la lignée Abrahamique, l’islam se place dans la continuité des révélations précédentes. Cette position donne au Coran un rôle de rappel et de confirmateur du message spirituel mais aussi parfois un rôle de correcteur des interprétations antérieures. Certains musulmans ont compris cette posture de dernière religion abrahamique révélée comme la garantie de faire parti du bon groupe de croyant et d’obtenir ainsi le salut, voir d’être les seuls à l’obtenir. Par conséquent, certains pensent que cela signifierait que les messages antérieurs au Coran seraient caduques et que les juifs ou les chrétiens se seraient perdus dans de mauvaises interprétations au point de perdre leur statut de « gens du livre ». Qu’en est-il réellement ? L’islam n’invite-il qu’à être musulman ?

Le Coran considère-t-il que l’arrivée de l’islam implique une conversion des croyants issus des révélations antérieures ? 

1) Retour à la religion d’Abraham sans gommer les spécificités de chaque tradition

Le Coran ne présente pas son message comme une nouveauté qui nécessiterait de rejeter ce qui a précédé. En revanche, il insiste sur la nécessité de revenir à la tradition (millat) d’Abraham. La racine du terme millat signifie « tradition religieuse, fidélité d’engagement, religion, communauté, attachement religieux, adhésion à une règle de sagesse » mais aussi « bâtir une pièce d’étoffe, redresser une tige, mettre sous une braise chaude, se dépêcher en marchant, tourner en tout sens, se fatiguer… ». La persévérance, l’endurance, la droiture, l’intensité de la foi d’Abraham sont ainsi présentées comme une référence religieuse à adopter pour le musulman et les gens du livre.
Abraham est présenté comme hanif que Maurice Gloton traduit par « théotrope » et qui renvoie à l’idée de « se tourner d’un côté » ou « se tourner vers Dieu », d’où la comparaison avec le tournesol qui se tourne vers le soleil (héliotrope). Hanif est un monothéisme épuré de toute idolâtrie et consacré pleinement à Dieu.
Ce retour à la Tradition d’Abraham signifie-t-il l’abandon des révélations qui l’ont suivies à savoir la Torah de Moïse, les Psaumes et les Evangiles. Certains versets peuvent le faire penser :

Ils dirent : Que vous soyez juif ou chrétiens, vous vous trouvez bien guidés ! Dis : Au contraire, soyez selon la Tradition d’Abraham, le théotrope qui ne se trouvait point parmi les associateurs. (Coran 2 : 135)

O Familiers de l’Ecriture ! Pourquoi argumentez-vous au sujet d’Abraham, alors que la Thora et l’Evangile ne sont descendus qu’après lui ? Ne faites vous donc pas acte d’intelligence ? Etes-vous de ceux-ci ? Vous avez argumenté à propos d’une science que vous avez à ce sujet ; pourquoi aussi argumentez-vous sur une science que vous n’avez point ? Dieu sait alors que vous, vous ne savez point ! Abraham n’était ni juif ni chrétien, mais théotrope s’abandonnant ; il n’était pas parmi les associateurs. Certes, les êtres humains les plus proches d’Abraham sont bien ceux qui se conforment à lui, ainsi que ce Prophète (Muhammad) et ceux qui portent la foi. Dieu est le Protecteur de ceux qui portent la foi (Coran 3 : 65-68)

Ces trois versets semblent rejeter ou du moins accorder une place secondaire à la Torah et à l’Evangile par comparaison à la foi d’Abraham. Dans le premier verset (2 : 135), le judaïsme et le christianisme sont posés en opposition à « la foi d’Abraham ». En réalité, ces versets critiquent la concurrence et l’appropriation exclusive d’Abraham qu’avaient certains juifs et chrétiens de l’entourage du Prophète Muhammad. Ils rivalisaient pour être la meilleure religion et la plus proche d’Abraham. Le Coran rappelle simplement que cette compétition est ridicule car Abraham était antérieur à ces deux religions et il rappelle dans la sourate 2 qu’une appartenance religieuse n’a jamais été synonyme de piété ni garante de salut. Autrement dit, l’important n’est pas d’être juif, chrétien ou musulman mais d’être pieux.

Muhammad se situe dans la continuité de ces Révélations sans chercher ni à les supplanter ni à les supprimer :

Il a fait descendre par étapes l’Ecriture sur toi selon la Vérité, confirmant ce qui en est toujours actuel, et Il a fait descendre la Thora et l’Evangile auparavant, comme Guidance pour les Humains. (Coran 3 : 3-4)

Nous avons fait descendre l’Ecriture jusqu’à toi avec la Vérité pour confirmer ce qui demeure actuel de l’Ecriture et la préserver. Juge donc avec sagesse entre eux à l’aide de ce que Dieu a fait descendre et ne te soumets pas à leurs élans passionnels à l’encontre de la Vérité qui est venue à toi. Nous avons établi, pour chacun de vous, procédant de vous-mêmes une Loi qui vous régit et une Voie bien tracée. Si Dieu avait voulu, Il vous aurait constitués en une communauté unique, mais Il vous éprouve dans ce qu’Il vous a donné. Accordez la priorité aux comportements meilleurs. Jusqu’à Dieu et votre Lieu de réintégration à tous. Il vous informera alors de ce en quoi vous divergiez. (Coran 5 : 48)

Ce dernier verset indique explicitement que la diversité religieuse est pleinement voulue par Dieu.
Le Coran possède sa propre loi et des pratiques spécifiques qui diffèrent de la Thora et de l’Evangile. Chaque révélation s’adapte à la situation sociale et spirituelle du peuple qui la reçoit. Par exemple, une des grandes différences entre les prescriptions juives et islamiques repose sur la portée plus locale de la révélation toraïque qui s’ancre dans un territoire : certaines fêtes bibliques comme la fête de la moisson des blés sont liées aux saisons et la date changerait dans d’autres zones géographiques, certaines prescriptions ne sont applicables qu’avec la présence du temple de Jérusalem et ont été abandonnées suite à sa destruction etc. Le Coran, bien que s’intégrant aussi au départ dans une sphère culturelle, a une vocation plus universelle. Le meilleur exemple est l’adoption du calendrier lunaire associé à 12 mois annuel dans le Coran. L’adoption de ce calendrier s’est faite tardivement dans la Révélation pour accomplir sa dimension universelle. Seul ce calendrier permet de se détacher du rythme des saisons qui ancre de fait dans une zone géographique car les saisons ne sont pas les mêmes au même moment partout dans le monde.
Néanmoins, Dieu indique clairement que la mise à jour coranique n’a pas vocation à supprimer l’application des révélations précédentes. Ainsi, il est tout à fait cohérent qu’un juif vivant en terre sainte suive les prescriptions de la Torah puisque ces dernières correspondent parfaitement à ce peuple et à ce lieu. Précisons tout de même que l’éloignement géographique de la terre sainte n’empêche pas non plus l’application de cette tradition, les rabbins ayant trouvé divers procédés pour adapter les prescriptions religieuses.

D’autres versets coraniques confirment cette idée en insistant sur l’importance de la Thora et de l’Evangile, qui se doivent d’être suivis par les croyants qui s’en réclament :

Que les Familiers de l’Evangile jugent selon ce que Dieu y a fait descendre ! Alors, se fourvoient ceux qui ne jugent pas selon ce que Dieu à fait descendre. (Coran 5 : 47)

2) Le salut pour les autres traditions monothéistes

L’autre argument soutenant la volonté divine de faire perdurer l’ensemble des religions émanant de des diverses révélations est soutenu par les versets coraniques qui annoncent le salut des croyants de diverses traditions :

Vraiment, ceux qui ont mis en œuvre le Dépôt confié, et ceux qui ont professé le Judaïsme, les Nazaréens, les Sabéens – quiconque a mis en œuvre, par Dieu et en vue du Jour Ultime, le Dépôt confié – ceux-là auront alors leur rétribution chez leur Enseigneur. Ils ne craindront ni ne seront attristés. (Coran 2 : 62)

Certes, ceux qui ont porté la foi, ceux qui professent le Judaïsme, les Sabéens, les Chrétiens, ceux qui ont porté la foi en Dieu, dans le Jour ultime et ont agi avec intégrité, n’ont alors aucune crainte et ne sont point attristé. (Coran 5 : 69)

Certes, Dieu a négocié les âmes et les biens des porteurs de la foi en échange, pour eux, du Jardin paradisiaque comme un engagement réel à Sa charge dans la Thora, l’Evangile et le Coran. (Coran 9 : 111)

Ces versets sont clairs et sans ambiguïté quant au salut de ceux qui suivent les révélations de Dieu, y compris après l’arrivée de l’islam puisque ces versets sont dans le Coran. De plus, au moment de la révélation du Coran, la Bible était déjà canonisée. La Torah et l’Evangile dont parle le Coran sont donc restés inchangés depuis. Précisons également que l’Evangile (Injil) signifie en arabe « manifestation » et désigne l’ensemble des Paroles prononcées par Jésus qui est Parole de Dieu (kalimat Allah). Par conséquent, l’Evangile, c’est à dire l’intégralité des Paroles de Jésus se trouve aujourd’hui morcelées dans plusieurs évangiles livres.1
Dieu s’est engagé à rétribuer tous les croyants qui suivent Ses révélations en fonction de leur aptitude à suivre ces révélations, à œuvrer avec piété vis-à-vis de Dieu et d’autrui. Tout en garantissant une égalité de traitement entre tous les croyants, Dieu invite ces-derniers, y compris les musulmans, à rivaliser dans leur foi par l’exercice de la sagesse et de la piété :

Certes, parmi les Familiers de l’Ecriture, il y a ceux qui portent la foi en Dieu et dans ce qui est descendu jusqu’à eux. Humbles sont-ils envers Dieu. Ils ne négocient pas les Signes de Dieu à vil prix. Ils auront leur rétribution auprès de Dieu. Certes, Dieu est prompt dans la reddition de compte. O les porteurs de la foi (amana) ! Soyez constants, encouragez-vous à la constance et à la fermeté et gardez-vous de Dieu dans l’espoir que vous prospériez. (Coran 3 : 199-200)

Pourtant, un verset est souvent mis en avant pour aller à l’encontre de notre argumentaire et soutenir l’idée que seul l’islam serait la religion voulue par Dieu :

Quiconque désirerait une religion autre que l’Islam ne sera pas agréé et lui, dans la vie ultime, sera parmi les perdants. (Coran 3 : 85)

Certains commentateurs considèrent même que ce verset abroge celui de la sourate 2 : 62 qui garantis le salut aux gens du livre. Or, cette idée d’abroger les versets favorables aux gens du livre par ceux qui le seraient moins ne fonctionne pas car l’autre verset qui est similaire (5 : 69) a été révélé après le verset indiquant que seul « l’islam » est la religion agréée par Dieu (3 : 85). Au-delà des problèmes que pose la théorie de l’abrogation des versets coraniques, cette interprétation ne tient de toute façon pas dans ce cas de figure.
Ici, l’explication est linguistique. Les termes « islam » et « musulman » du Coran n’ont pas le même sens que ceux qu’on utilise actuellement. Dans le Coran, le sens de ces termes se confond avec leur signification étymologique, alors qu’aujourd’hui ils désignent les disciples du Prophète Muhammad qui suivent le Coran. Issus de la même racine salam, islam et muslim signifient « la paix ». Le préfixe « is » de islam signifie « entrer dans » donc « entrer dans la paix ». Le sens complet du mot inclut également l’idée « d’abandon volontaire », à ne pas confondre avec une « soumission » qui nie la volonté libre et exclut totalement l’idée de paix. Seule une périphrase peut rendre une véritable compréhension de « islam » et de « musulman » : il s’agit de « s’abandonner (à Dieu) dans la paix dans un acte libre et volontaire » (Ghaleb Bencheikh). Concrètement, quand le Coran utilise les termes « islam » ou « musulman », il évoque tous les croyants monothéistes et non pas les disciples de Muhammad. La preuve qui soutient cette idée est le verset qui indique qu’Abraham est « musulman » (3 : 67). Il ne pouvait être musulman au sens religieux actuel sans que le Prophète Muhammad soit encore venu sur terre ni sans que le Coran soit encore révélé. Il ne pouvait appartenir à la religion de Muhammad sans faire ses 5 prières quotidienne ni jeûner pendant le mois de Ramadan. Il s’agit bien évidemment du sens étymologique du mot, comme toujours dans le Coran. Abraham était de ceux qui « s’abandonnent à Dieu » (muslim).
Le verset 185 de la sourate 3 indique donc que la seule religion agrée par Dieu est de s’abandonner à Lui, que l’on soit juif, chrétien, musulman ou d’une autre tradition religieuse.

Critiquer les dérives de certains juifs et certains chrétiens ne signifie pas rejeter le christianisme et le judaïsme

Certains musulmans utilisent les versets coraniques critiquant les juifs et les chrétiens pour justifier l’idée que leurs religions seraient perverties et falsifiées, donc non agrées par Dieu. Cela reviendrait tout d’abord à remettre en cause l’omniscience et la sagesse divine qui a choisi, entre autres, la famille des enfants d’Israël, la famille d’Imrân, comme peuple récipiendaire de sa révélation :

Certes, Dieu a choisi Adam, Noé, la famille d’Abraham et la famille de Imrân supérieurs aux autres êtres du monde en tant que descendants les uns des autres. Dieu est audient, omniscient. (Coran 3 : 33-34)

Ce verset confirme l’idée du « peuple élu » ou plutôt du « peuple choisi » par Dieu pour recevoir la Torah, tout en indiquant qu’ils ne sont pas le seul peuple à avoir été choisis puisque ni Adam, ni Noé, ni la famille d’Abraham ne sont juifs, puisqu’ils se situent avant la Révélation de la Torah, mais ils sont également choisis pour recevoir une Révélation.

A aucun moment, le Coran ne critique l’ensemble des juifs ou des chrétiens. Il dénonce seulement les dérives de certains juifs et certains chrétiens. En réalité, les critiques qui leurs sont adressées sont de l’ordre de quatre aspects :

  • Ceux qui enfouissent leur foi et n’ont pas fait perdurer leur héritage religieux ou vivent leur religion de manière hypocrite
  • Ceux qui s’opposent avec virulence au Prophète Muhammad et contestent l’authenticité de sa révélation en pensant que seule la leur est la Vérité
  • Ceux qui créés d’autres systèmes de croyances et de pratiques qui ne sont pas dans leur révélation (critique néanmoins nuancée)
  • Ceux qui modifient l’interprétation des textes sacrés (ce dernier point sera développé dans un prochain sermon)

1) Ceux qui enfouissent leur foi

Plusieurs versets coraniques dénoncent les mécréants parmi « les gens du livre ». Il peut parfois s’agir d’un rejet de la Révélation de Muhammad mais parfois le sens est plus ciblé et indique clairement un rejet de leur propre tradition religieuse :

Certes, si les Familiers de l’Ecriture avaient porté la foi et s’étaient préservés, Nous les aurions dégagés de leurs mauvaises dispositions et Nous les aurions introduits dans les Jardins de la Félicité. S’ils s’en étaient tenus à la Torah, à l’Evangile et à ce qui est descendu jusqu’à eux de la part de leur Enseigneur, ils auraient été sustentés de ce qui est au-dessus d’eux et de ce qui est sous leurs pieds. Parmi eux se trouve une communauté du juste milieu. La plupart d’entre eux agissent mal ! (…) Dis : « O les Familiers de l’Ecriture ! Vous êtes inconsistants tant que vous ne respectez pas la Thora, l’Evangile et ce qui est descendu jusqu’à vous de la part de ton Enseigneur ! Certes, ce qui est descendu jusqu’à toi de la part de ton Enseigneur accroît chez beaucoup d’entre eux séduction et occultation de la foi. Ne sois donc pas préoccupé au sujet des gens qui occultent la foi. (Coran 5 : 65-68)

Le constat ici est clair : Dieu ne leur reproche pas de ne pas adhérer à l’islam mais surtout de ne pas suivre leur propre révélation. Si le verset établit un lien entre leur rejet du Coran et celui de leur propre texte saint, c’est probablement parce qu’ils occultaient déjà leur tradition qu’ils ne pouvaient évidemment pas être réceptif à celle de Muhammad. Le terme « Kufr » signifie effectivement « couvrir, recouvrir, enfouir, faire disparaître, cacher, enterrer, enfoncer et symboliquement oublier, rejeter, être ingrat, renier, refuser, mécroire. » Le kafir est donc celui qui rejette la foi intégralement ou en partie par un manque de sincérité ou d’investissement par exemple. Précisons que ce reproche n’est pas propre au Coran. Dans les Evangiles, Jésus exprime à de nombreuses reprises de virulentes critiques contre certains pharisiens (courant du judaïsme) hypocrites ou attachés à un formalisme superficiel :

Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! parce que vous dévorez les maisons des veuves, et que vous faites pour l’apparence de longues prières ; à cause de cela, vous serez jugés plus sévèrement. (Evangile selon Matthieu 23 : 14)

Le Coran s’en fait également écho :

Ceux qui ont enfoui la foi parmi les Fils d’Israël ont été honnis par la langue de David et de Jésus, le Fils de Marie, et cela parque qu’ils désobéissaient et se trouvaient transgresseurs. (Coran 5 : 78)

Beaucoup de Prophètes ont dénoncé les dérives des croyants qu’ils côtoyaient de leur vivant. Aujourd’hui, cette critique serait tout aussi pertinente pour certains de nos correligionnaires musulmans qui vivent leur foi de manière hypocrite et/ou avec un grand rigorisme formel et sans spiritualité.

A aucun moment, le Coran n’essentialise tous les juifs et chrétiens à cette attitude. Les pieux parmi les gens du livre sont aussi loués :

Les Familiers de l’Ecriture ne sont pas sur le même plan. Parmi eux, une communauté se dresse dont les tenants méditent les Signes de Dieu pendant la nuit et se prosternent. Ils portent la foi en Dieu et dans le Jour ultime. Ils ordonnent le reconnu et interdisent le réprouvé. Ils rivalisent d’émulation dans les œuvres du bien. Ceux-là sont parmi les intègres. Le bien qu’ils font ne sera pas enfoui. Dieu connaît ceux qui se prémunissent. (Coran 3 : 113-115)

2) Ceux qui contestent et s’opposent à la Révélation de Muhammad

Parmi les juifs vivant aux alentours de La Mecque, certains étaient embêtés par l’arrivée d’une nouvelle révélation. Cette dernière avait beau confirmer la leur, elle remettait en cause leur leadership religieux en tant que descendants d’Abraham et s’opposait à l’idée d’exclusivité des révélations à des Prophètes issus du peuple juif. Muhammad est effectivement le premier Prophète non juif à se réclamer de la lignée Abrahamique. Ces juifs essayaient alors de convaincre Muhammad de rejeter sa révélation pour adhérer à la leur :

Ni les juifs ni les chrétiens ne seront satisfaits de toi (Muhammad) tant que tu ne suivras pas leur attachement traditionnel. (Coran 2 : 120)

D’autres versets dénoncent l’hypocrisie de certains juifs ou chrétiens de l’entourage du Muhammad qui se faisaient passer pour des alliés politiques mais le trahissaient par la suite en brisant les alliances et en se ralliant à d’autres tribus quand cela leur été plus favorable. C’est cela qu’évoque le verset suivant :

O les porteurs de la foi ! Ne choisissez pas les Juifs et les Chrétiens comme proches ; certains d’entre eux sont proches d’autres. Quiconque parmi vous les prend comme proches fait alors partie d’eux. Assurément, Dieu ne dirige point les tenants d’iniquité. (Coran 5 : 51)

Ce verset ne vise évidemment pas tous les juifs ni tous les chrétiens et ne signifie pas que nous ne pouvons pas avoir d’amis juifs ou chrétiens aujourd’hui. Ici, il s’agit uniquement de ceux qui se faisaient passer pour des alliés de Muhammad alors qu’ils avaient conclu un pacte avec ses ennemis à l’approche de conflits armés, le segment « certains d’entre eux sont proches d’autres » désignant les ennemis du Prophète.

A l’époque déjà, les juifs et les chrétiens se disputaient l’exclusivité de la Vérité et la conformité à la Révélation divine. Si la nature et le statut de Jésus était leur principale source de divergence, cette différence de conception entrainait, comme aujourd’hui, des revendications d’exclusivité du salut. L’arrivée de l’islam a créé un nouveau concurrent, perçu alors comme un rival, comme s’il n’y avait au Paradis que la place pour une tradition religieuse :

Ils dirent : « N’entreront au Jardin que ceux qui sont juifs ou chrétiens ! » Voilà leurs désirs ! Dis : Apportez donc votre preuve si vous êtes véridiques ! Point du tout ! Quiconque a préservé sa face sainte et sauve pour Dieu, tout en se comportant parfaitement, a sa rétribution auprès de son Seigneur. Pas de crainte sur eux et eux ne s’affligent point. Les juifs ont dit : « Les Chrétiens ne se fondent sur rien ! » Les Chrétiens ont dit : « Les Juifs ne se fondent sur rien ! », alors qu’ils suivent l’Ecriture. De la même manière, ceux qui ne savent pas tiennent les mêmes propos que les leurs. Au Jour de la Résurrection, Dieu jugera entre eux ce sur quoi ils divergeaient. (Coran 2 : 111-113)

Dieu rappelle l’essentiel de la foi qui n’est pas notre étiquette religieuse mais la sincérité de notre foi (« préserver sa face sainte et sauve pour Dieu ») ainsi que nos bonnes actions dans le monde (« tout en se comportant parfaitement »). Dieu indique également que l’important est que chacun suive Son Ecriture et que leurs différences de formes ne sont pas le fruit du hasard mais font toute leur richesse et leur universalité. S’il y a des pratiques différentes dans chaque tradition religieuse, c’est bien pour que chacun trouve la voie spirituelle qui lui correspond. Là encore, le même reproche peut être adressé aujourd’hui aux musulmans qui estiment que le simple fait d’être musulman suffit à obtenir un salut, ou que seuls les musulmans pourraient l’obtenir, ou encore que « les juifs et les chrétiens ne se fondent sur rien ».

Le Coran donne également une piste de réflexion qui peut en partie expliquer les différences législatives entre la loi de la Torah et la loi coranique. A la lecture de la Torah et notamment le passage relatant la sortie d’Egypte du peuple hébreu, on constate que ce peuple était très contestataire et se plaignaient régulièrement malgré l’élection divine et les miracles offerts. Dieu envoie 7 plaies pour les faire sortir d’Egypte, Il leur donne de la nourriture dans le désert lorsqu’ils en réclament mais ils se plaignent alors du manque de variété de cette nourriture, lorsque Moïse part prier 3 jours sur le Mont Sinaï, ils construisent un veau d’or et retombent dans l’idolatrie etc. D’après le Coran, ce serait une des raisons des nombreuses restrictions de la loi juive, afin de fixer un cadre stricte pour faciliter le cheminement spirituel :

C’est en raison de leur iniquité et du grand nombre de gens qu’ils ont détournés de la Voie de Dieu que Nous avons interdit aux juifs l’usage d’excellentes nourritures autrefois autorisées. (Coran 4 : 160)

Bien évidemment, cela n’exclut pas une signification spirituelle profonde des prescriptions alimentaires de la Torah que les mystiques juifs ont développé au fil des siècles. Mais cela ajoute un élément de réponse supplémentaire et montre l’adaptation des prescriptions en fonction du contexte social et spirituel de chaque communauté recevant une Révélation.

3) Ceux qui construisent d’autres systèmes de croyances et de pratiques en dehors de leur révélation

Cette critique dénonce dans certains cas de mauvaises interprétations sans pour autant condamner l’ensemble des croyances juives et chrétiennes. Ce sera par exemple le cas pour la trinité chrétienne qui, en attribuant à Jésus un statut divin exclusif, peut entrainer une adoration exclusive de ce Prophète au lieu d’envisager Jésus comme un modèle spirituel dont chaque être humain peut tenter de se rapprocher. En sommes, elle exclue l’être humain de la réalisation spirituelle en faisant croire que seul Jésus peut atteindre ce degré. En cela, cette conception marque une distance entre Jésus et les autres êtres humains. Il devient alors un dieu exclusif digne d’être adoré car au-dessus de nous. C’est cela que le Coran dénonce car on passe dans ce cas complètement à côté des enseignements du Christ qui durant tout son ministère a montré l’exemple à ses disciples pour qu’ils deviennent eux aussi « fils de Dieu ». 1
Néanmoins, critiquer un aspect du dogme d’une religion n’entraine pas un rejet complet de la religion ni des croyants qui la suivent. Les écoles de théologie islamique ont également développé différentes conceptions dogmatiques, par exemple sur le statut créé ou incréé du Coran. Chaque école théologique a pris position sur cette question de manière opposée. Celles qui ont tord (Dieu seul sait) et les croyants qui s’en réclament ne perdent pas pour autant leur statut d’authentiques musulmans s’ils sont par ailleurs pieux et sincères.

Le Coran peut aussi mettre en avant certaines pratiques ajoutées par les chrétiens, sans pour autant les rejeter. Le choix théologique chrétien de se couper de la Torah pour se concentrer sur la « Nouvelle alliance » (le nouveau testament) a créé un « vide » rituel et prescriptif. La messe catholique s’est donc construite au fur et à mesure de l’histoire de l’église. En dehors de la prière du Notre Père, d’une partie du « Je vous salue Marie » et de l’eucharistie (qui s’éloigne déjà beaucoup du rituel juif de la Pacque dont il s’inspire), l’essentiel des rites et prières ne sont pas directement issus des Evangiles. Mais cela ne signifie pas pour autant que le Coran s’oppose à ces innovations. Le texte coranique donne un exemple en évoquant la vie monacale. Le Coran dit à ce sujet :

Dans les cœurs de ceux qui se conforment à lui (l’Evangile), Nous avons mis bienveillance, amour rayonnant et aussi attrait d’une vie monacale qu’ils ont innovée – Nous ne la leur avions pas prescrite – uniquement par désir de la satisfaction de Dieu. Mais ils ne l’observèrent pas comme ils auraient dû le faire. Nous avons rétribué ceux qui ont porté la foi parmi eux mais la plupart d’entre eux se pervertissent. (Coran 57 : 26-27)

Ici, le Coran ne critique pas l’innovation de la vie monacale mais le fait que certains chrétiens n’observent pas convenablement cette pratique qu’ils se sont imposés eux-mêmes. Autrement dit, il n’y a pas de problème à ajouter des pratiques à conditions de tenir ses engagements spirituels surtout quand ils sont effectués devant Dieu (les vœux d’entrée dans les ordres). La pratique en elle-même est au contraire bien vue par Dieu car l’intention qui l’accompagne est bénéfique et vise à adorer Dieu et s’élever spirituellement. Ce verset montre l’ouverture de Dieu à diverses formes de pratiques religieuses à partir du moment où elles sont efficaces et accompagnées d’une intention sincère de purification individuelle ou de service rendu à l’humanité. Ce verset peut également être un argument pour les musulmans qui fêtent le Mawlid, l’anniversaire du Prophète Muhammad. Cette pratique ne vient ni du Coran ni des hadith et n’était pas pratiquée par les musulmans de l’époque du Prophète. Néanmoins, si elle est pratiquée avec amour et sincérité, elle devient alors une belle innovation.

Si Dieu a fait en sorte d’apporter plusieurs révélations à différents peuples tout en adaptant la forme et en différenciant les pratiques religieuses prescrites, c’est qu’une sagesse s’y cache. Il n’a jamais été question d’uniformiser les croyants pour qu’ils suivent une seule religion et un seul courant religieux. Une des raisons se trouve probablement dans ce verset :

Ô vous les humains ! Vraiment, Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous avons fait de vous des peuples et des sociétés, pour que vous vous entreconnaissiez. Vraiment, le plus noble d’entre vous, au regard de Dieu, est le plus pieux. Vraiment, Dieu, Très recouvreur, Très rayonnant d’Amour ! (Coran 49 : 13)

Que Dieu nous donne la sagesse et le discernement pour percevoir la beauté dans la diversité religieuse.

1 Voir à ce sujet le sermon sur « Jésus dans le Coran » : https://www.voix-islam-eclaire.fr/2021/02/15/khutba-21-jesus-dans-le-coran-anne-sophie-monsinay-12-fevrier-2021/