Prêche #25 « L’éthique du sacrifice de l’Aïd El-Kébir » (20 juillet 2021, Eva Janadin)

Ce n’est bien sûr pas l’islam qui a inventé le sacrifice rituel. Il en existait déjà avant la Révélation chez d’autres populations comme les Grecs, les Romains et chez les Arabes païens : le Coran mentionne les chameaux immolés durant la période du pèlerinage (Coran 22 : 36-37) et le Coran prévoit également une possibilité de rite de substitution au sacrifice par un jeûne de trois jours durant le pèlerinage puis de sept jours une fois rentré chez soi (Coran 2 : 196).

Le sacrifice de l’Aïd El-Kébir, une obligation ?

Les sources musulmanes confirment que les premières générations n’ont pas considéré le sacrifice d’une bête comme une obligation religieuse stricte : Abû Bakr et ‘Umar. Le juriste hanafite Al-Kâsânî rapporte les propos du compagnon Abû Mas’û al-Ansârî : « J’ai vu passer devant moi peut-être un millier de brebis sans que je n’en achète une seule pour le sacrifice de l’Aïd, de peur que mon voisin puisse croire que c’est une obligation ».

Le sens du sacrifice en islam, que dit le Coran ?

Il est communément admis par l’exégèse traditionnelle que l’Aïd Al-Adha, la fête du Sacrifice, autrement dit, l’Aïd El-Kébir, est d’une part destinée à commémorer le sacrifice d’Abraham et d’autre de le connecter au rite marquant la fin du Pèlerinage le dix du mois de dhû l-hijja (c’est-à-dire celui du pèlerinage). Pourtant, rien dans les versets évoquant le sacrifice d’Abraham (37 : 101-109) ne permet d’établir que le Coran appelle les musulmans à commémorer ce fait biblique par l’immolation d’un bélier. Il s’agit juste d’un rappel de l’histoire d’Abraham. Les exégètes font pourtant le lien avec le rite sacrificiel de chameaux (budna) (et non pas d’ovins) marquant la fin du pèlerinage chez les Arabes païens :

« Pour chaque communauté Nous avons institué un rite sacrificiel (mansak) afin qu’ils rappellent le nom de Dieu sur ce qu’Il leur a attribué comme bêtes de troupeaux, car votre Dieu est un dieu unique, à Lui remettez-vous en ! » (Coran 22 : 34)

Le Coran ne remet pas en cause directement ce sacrifice – notamment parce qu’il n’était pas aussi massif en quantité qu’aujourd’hui, mais Dieu cherche à réformer les croyances superstitieuses de l’époque : le rituel païen préislamique était tourné vers d’autres divinités, le Coran affirme que ce sacrifice doit être fait à Dieu uniquement :

« Nous en avons fait pour vous un des rituels du pèlerinage dédiés à Dieu. » (Coran 22 : 36)

Mais surtout, Dieu confère à ce sacrifice une autre dimension, non pas sacrale, mais profane : la viande doit être consommée : « mangez-en » et distribuée aux « humbles et aux démunis ». Il faut en effet se rappeler que les sacrifices rituels de l’Antiquité n’étaient pas entièrement destinés à la consommation humaine mais aux dieux. Le Coran cherche ainsi à désacraliser le sacrifice et à mettre fin à la croyance selon laquelle les divinités se nourrissaient du sang et de la chair des sacrifices : le Coran précise en effet que « ne parviennent à Dieu ni leur chair ni leur sang » (22 : 37).

L’intention et la piété sont des éléments de la foi bien plus forts que ces sacrifices qui deviennent anecdotiques dans le Coran : « C’est seulement votre crainte pieuse qui L’atteint » (Coran 22 : 37).

D’une part, donc, rien ne permet d’affirmer un lien direct, hormis celui fait par les exégètes, entre le sacrifice d’Abraham et le sacrifice du pèlerinage à La Mecque ; d’autre part, Dieu souligne ici le sens profond du sacrifice : son aspect social. Au VIIe siècle, dans la péninsule Arabique, l’accès à la viande était très difficile : par rareté à cause du climat mais surtout pour des raisons de pauvreté. Le Prophète lui-même en a fait un rite social de partage :

« Celui d’entre vous qui immole une bête pour la fête du sacrifice, qu’il n’en conserve aucune viande chez lui au-delà de trois jours. »

Ce hadith est en pleine cohérence avec le Coran puisque le Prophète rappelle que la viande doit être consommée par les êtres humains et qu’il ne s’agit pas de l’offrir à Dieu. Le Prophète a également insisté sur l’esprit du sacrifice qui consiste à distribuer de la nourriture aux plus pauvres :

« Mangez, distribuez et conservez-en. L’an dernier, les gens étaient dans l’indigence et j’ai voulu que vous les soulagiez » (hadith rapporté par al-Bukhârî et Muslim).

Le sens profond de l’Aïd est la redistribution de la nourriture, la notion de partage et non une pratique du paraître et de l’ostentation d’une identité musulmane, et encore moins du gaspillage. Malheureusement, dès les premières générations de musulmans, des habitudes ont détourné ce sens coranique. Mâlik rapporte du Compagnon Abû Ayyûb al-Ansârî :

« À notre époque, nous sacrifions une seule brebis, un individu se contentait de ce sacrifice pour lui-même et pour l’ensemble de sa famille. Puis les gens ont exagéré jusqu’à ce que cela ne deviennne [qu’exhibition et concurrence]. »

La redistribution de nourriture au profit des plus pauvres est l’éthique profonde de l’Aïd El-Kébir exactement comme l’est le mois de Ramadan où les fidèles sont là encore incités à partager avec les plus démunis et réduire les injustices sociales ; toujours dans l’esprit que les ennemis de la première communauté musulmane à La Mecque et à Médine étaient les nobles qurayshites qui n’hésitaient pas à accaparer les richesses.

Comment aujourd’hui réinvestir concrètement cette éthique ? L’accès à la viande est nettement plus aisé même chez les plus démunis, en tout cas en France et dans les pays les plus riches ; ce n’est malheureusement pas le cas dans tous les pays. Mais en ce qui nous concerne ici en France, il s’agit de trouver peut-être aujourd’hui dans quels domaines nous serions les plus utiles pour partager et aider à réduire les inégalités sociales. La question reste ouverte à vos propositions.

La condition animale et le destin post-mortem des animaux

Cette surenchère dans le sacrifice de l’Aïd mène à se poser nécessairement la question de la condition animale. Aujourd’hui, des millions d’ovins sont sacrifiés chaque année dans des conditions souvent déplorables. On peut parfois voir dans certains pays des banques islamiques qui proposent des prêts à la consommation pour acheter un mouton ; c’est un comble pour un rite sensé avoir été établi au profit des plus pauvres alors que ce sont eux qui s’endettent le plus aujourd’hui pour acheter un mouton par homme responsable dans un foyer !

L’éthique vis-à-vis du règne animal a été questionnée par le courant mutazilite. Comment traiter théologiquement de la souffrance injustement infligée aux animaux ? Le théologien mutazilite, le cadi ‘Abd al-Jabbâr (m. 1025) , juge que la souffrance imposée par Dieu a un but, un sens, sinon elle serait une absurdité. Toute souffrance est une grâce (lutf). Si Dieu impose une Loi aux hommes, c’est pour pouvoir leur donner une récompense et les inciter à être responsable de leurs actes (mukallaf). Tout ce qui aide le mukallaf à choisir d’obéir à la Loi est une grâce, même si c’est vécu comme une souffrance.

Mais qu’en est-il des enfants, des fous et des animaux ? Ils ne peuvent être concernés par cette récompense, puisqu’ils sont jugés irresponsables et ne peuvent faire de choix conscients. Par contre, ils recevront une compensation du mal subi au cours de leur vie. La question est alors de savoir qui effectue cette compensation : l’homme ou Dieu ? Si le mal subi par l’animal est accompli par un homme, c’est lui qui doit compenser, même si la souffrance est accidentelle.

Pourtant, certains théologiens ont affirmé que pour l’animal abattu rituellement, c’est Dieu qui fournira une compensation pour l’animal dans l’au-delà en le faisant accéder au Paradis. Mais n’est-ce pas là une manière de déresponsabiliser l’être humain ? En trouvant prétexte au sacrifice rituel pour maltraiter les animaux d’autant plus que l’on vient de voir que Dieu n’ordonne aucun sacrifice pour l’Aïd El-Kébir ?

Dieu a certes autorisé les hommes (1) de tuer des animaux pour les manger, (2) parce qu’ils sont nuisibles, ou (3) de les faire travailler à des tâches pénibles. Mais l’idée a été exprimée qu’un homme doit s’efforcer d’infliger un minimum de peine à un animal, car il n’est pas en mesure de compenser cette souffrance – ce qui est par contre le cas avec des humains envers qui un être humain aurait des torts : par exemple restituer des biens volés, offrir une compensation financière, etc.

Selon le mutazilite Abû Ishâq al-Nazzâm (m. 846), cette position selon laquelle l’homme ne doit infliger qu’un minimum de peine à un animal pourrait facilement devenir extrême et conduirait à éviter de vouloir à nuire à tout animal, y compris aux nuisibles. Assez tôt s’est donc développée l’idée qu’il est bien sûr licite de tuer des animaux nuisibles, serpents, scorpions, insectes piquants (excepté les abeilles) ; mais que d’autres animaux utiles, sont promis au Paradis. Un hadith recommande en effet de prendre soin des brebis, car ce sont des animaux de Paradis.

Selon les mutazilites, Dieu ressuscitera les animaux qui auront souffert pour leur offrir comme compensation le Paradis. Effectivement, certains versets suggèrent que les animaux sont aussi concernés par la Résurrection finale, simultanée à celle des humains :

« Il n’est nul animal marchant sur la terre, nul oiseau volant dans le ciel, qui ne forment comme vous une communauté (umma). Nous n’avons rien négligé dans le Livre. Puis c’est à leur Seigneur qu’ils seront ramenés. » (Coran 6 : 38)

Ou encore :

« Lorsque les bêtes sauvages seront rassemblées. » (Coran 81 : 5)

Selon les Compagnons Qatâda et Ibn ‘Abbâs, même les mouches seraient alors rassemblées pour être jugées. Pour les mutazilites, Dieu est juste, tout ce qu’il fait est justice. Si Dieu infligeait de la souffrance sans raison (par exemple condamner un animal innocent en Enfer), cela serait un acte vain, gratuit (‘abath), ce qui est impensable.

Face à la question de la souffrance, y compris de la souffrance animale, est donc née l’idée de cette compensation finale au moment de la Résurrection. Cette compensation dans l’au-delà est la preuve, selon les mutazilites, de la Justice divine. Dieu est obligé de tenir ses promesses de Justice, alors que selon les acharites, Il ne serait obligé à rien et pourrait très bien condamner un animal à l’Enfer et aux souffrances éternelles si bon lui semble. Pour les acharites, Dieu n’est pas tenu de compenser quoi que ce soit, même en cas de souffrance injustement infligée.

Pour approfondir et retrouver toutes les références citées :

Article d’Omero Marongiu-Perria, « Vivre pleinement l’Aïd El-Adha sans sacrifier d’animal ».

Article du Dr Al-Ajami sur l’Aïd.

Voir aussi l’ouvrage de Pierre Lory, La Dignité de l’homme face aux anges, aux animaux et aux djinns, Paris, Albin Michel, 2018.