Prêche #21 « Jésus dans le Coran » (Anne-Sophie Monsinay, 12 février 2021)

L’objet ici n’est pas de revenir sur les enseignements donnés par Jésus car le Coran ne le fait pas et ce serait bien trop long pour une simple khutba. Cela ne dispense pas bien évident chaque musulman de le faire en consultant les évangiles. Nous tacherons dans ce sermon de mettre en exergue son statut et ses caractéristiques ainsi que de comprendre quelle place il occupe dans le Coran et quel rôle et fonction il peut avoir aujourd’hui pour les musulmans.
Le Prophète Jésus ou Issa en arabe fait l’objet de divergences entre les 3 religions abrahamiques. Il est à la fois le clivage et l’union du judaïsme et du christianisme. Avant d’être Prophète, il est avant tout juif pratiquant et rabbin qui enseigne dans les synagogues. En le reconnaissant comme Prophète et Messie, les chrétiens se séparent des juifs qui le rejettent. Le Coran se veut l’arbitre des débats entre les juifs et les chrétiens concernant Jésus.

Statut et attributs de Jésus

Hiérarchie Prophétique

Le Coran accorde a Jésus des qualificatifs exceptionnels, donnés à aucun autres Prophètes. C’est pourquoi, dans certains versets citant des Prophètes, Jésus est souvent mis à l’écart avec Moïse – seul Prophète a avoir parlé directement avec Dieu – comme dans le verset suivant :

Dites : Le Dépôt confié, Nous l’avons mis en œuvre par Dieu et par ce qu’on a fait descendre sur nous venant de leur Enseigneur et par ce qu’on a fait ainsi descendre sur Abraham, et Ismaël, et Isaac, et Jacob, et les tribus, et par ce qui a été donné à Moïse et à Jésus, et ce qui a été donné aux prophètes. Nous ne faisons aucune distinction entre eux et nous, à Lui, nous nous abandonnons. (Coran 2 : 136)

Les musulmans n’ont pas à faire de différence entre les Messagers car ils se doivent de tous les reconnaître et de tous les suivre comme modèles d’enseignement et de réalisation spirituelle. Chaque Prophète enseigne différemment en fonction des attributs et des facultés spirituelles que Dieu lui a offert. Certains parcours prophétiques peuvent nous paraître plus réalisables car plus humains – les Prophètes vivant en société comme Muhammad ou Moïse -, quand d’autres toucheront davantage des profils mystiques et tournés vers la dévotion – les Prophètes ascètes comme Jésus ou Jean-Baptiste. Ainsi, le Coran précise que Dieu élève certains Prophètes en degrés :

A certains de ces messagers, Nous avons donné la précellence sur d’autres. Parmi eux, il en est à qui Dieu a parlé, et Il a élevé d’autres en degrés. Or, Nous avons donné à Jésus le Fils de Marie les évidences, et Nous l’avons conforté par l’Esprit de la Sainteté. (Coran 2 : 253)

Messie, Parole de Dieu, Esprit de Dieu

Nous avons certes donné l’Ecriture à Moïse, et Nous avons fait marcher les messagers sur ses traces, et Nous avons donné à Jésus le Fils de Marie les évidences, et Nous l’avons conforté par l’Esprit de Sainteté (Rûh al quddûs). Alors, est-ce que chaque fois qu’un messager vous a apporté ce que vos âmes ne désiraient point, vous vous êtes automagnifiés ? Ensuite, vous avez traité certains de menteurs et en avez tué d’autres. (Coran 2 : 87)

Le terme Rûh signifie « Esprit, souffle qui transmet la vie, principe spirituel de la vie, Esprit divin »1 et le terme Quddûs signifie « Toujours Saint, être pur, être immaculé ». L’expression « Esprit Saint » est utilisée 4 fois dans le Coran dont 3 pour Jésus.2 Dans d’autres versets, le qualificatif « saint » n’est pas ajouté comme par exemple ici :

Vraiment, ce qu’est le Messie, Jésus le Fils de Marie : le Messager de Dieu et Sa Parole qu’Il a projetée jusqu’à Marie et Esprit procédant de Lui. (Coran 4 : 171)

Il paraît ainsi plus logique d’associer l’Esprit Saint à l’Esprit de Dieu que l’Esprit Saint à l’Ange Gabriel comme il est traditionnellement coutume de les associer. En effet, aucun verset relatif à Jésus ou à Marie n’évoque l’Ange Gabriel. Un verset parlent « d’anges » au pluriel 3 et rejoint ainsi l’annonciation faite à Marie dans la Bible où l’ange Gabriel est nommé 4. De nombreux versets coraniques indiquent que « L’Esprit procède de l’Ordre de Dieu »5 ou directement de Dieu :

L’Esprit de la Sainteté procédant de ton Enseigneur l’a fait descendre (Coran) par la Vérité afin de confirmer ceux qui portent la foi. (Coran 16 : 102)

Ce dernier verset faisant référence au Coran, il contribue probablement à l’association entre l’Esprit Saint et l’Ange Gabriel. L’idée ici n’est pas de trancher sur cette question, qui au fond est secondaire. Néanmoins, associer et limiter systématiquement l’Esprit Saint à l’Ange Gabriel reviendrait à limiter sa portée et sa fonction d’immanence divine explicite dans de nombreux versets, comme celui évoquant la création de l’humanité avec l’insufflation du souffle divin (Rûh) en Adam. Gabriel transporte l’Esprit Saint comme il transporte la Parole de Dieu que ce soit dans le cas de Jésus ou du Coran afin de l’insuffler dans des créatures comme l’indique ce verset :

Dieu fait descendre les Anges par l’Esprit procédant de Son Ordre sur qui Il veut parmi Ses serviteurs (Coran 16 : 2)

Jésus est également le Messie et la Parole de Dieu (kalimat Allah) tel qu’indiqué dans plusieurs versets :

Dès lors, les anges dirent : « O Marie ! Certes, Dieu te réjouit par une Parole provenant de Lui. Son nom : l’Oint, Jésus le Fils de Marie, à la face illustre, ici-bas et dans l’Ultimité, et il est du nombre des Rapprochés. (Coran 3 : 45)
Vraiment, ce qu’est le Messie, Jésus le Fils de Marie : le Messager de Dieu et Sa Parole qu’Il a projetée jusqu’à Marie et Esprit procédant de Lui. (Coran 4 : 171)
Et Marie, fille de ‘Imrân, qui garda intact son sexe en sorte que Nous insufflâmes en lui (fi-hi) de Notre Esprit. Elle confirma les Paroles de son Enseigneur ainsi que Ses Ecritures. Elle se trouva parmi ceux qui se recueillent assidûment. (Coran 66 : 12)

Seul le verset 45 de la sourate 3 évoque des anges au pluriel, ce qui rejoint le récit biblique de l’annonciation. Pour les autres versets, le sujet actif est toujours Dieu qui insuffle ou projette sur Marie Sa Parole et Son Esprit. Dans le premier verset (3 : 45), l’annonce de la venue de Jésus a Marie se cristallise par sa conception avec « une parole venant de Dieu » et en 66 : 12 par l’insufflation de l’Esprit de Dieu. Ils s’agit ici d’un premier niveau de compréhension de ces deux termes qui, par leur association, créent la vie telle que Dieu la crée par Sa Parole (Kun fayakun 6, « Soit ! Et elle fut »). Le verset 4 : 171 associe de nouveau l’Esprit et la Parole mais cette fois-ci qui sont donnés à Jésus. Il est La Parole et l’Esprit de Dieu. C’est ici une perspective tout à fait différente. En mettant ce verset en parallèle avec les nombreux versets qui associent l’Esprit à l’Ordre comme « L’Esprit procède de l’Ordre de mon Enseigneur », Maurice Gloton en déduit ceci : « La Parole de Dieu, Son Esprit et Son Ordre relèvent du même Degré de l’Unicité de Dieu, seules les fonctions de chacun, à ce degré déjà relationnel, sont distinctes, elles sont alors liées entre elles par des relations ontologiques qui interviendront de concert pour que la création se produise »7. Par conséquent, c’est parce que Jésus a l’Esprit de Dieu en lui qu’il est la Parole de Dieu. Le parallèle avec le Coran est immédiat. L’ange Gabriel transmet par l’Esprit la Parole de Dieu à Muhammad. Ce dernier la récitera avant de la consigner par écrit pour faire du Coran, le Livre, la Parole de Dieu. Jésus ne prendra pas cette peine, étant lui-même Parole de Dieu. Le Coran est la Parole faite livre, Jésus est la Parole faite chaire. Chacun des mots prononcés par Jésus sont les mots de Dieu. En cela, il n’est comparable à aucun autre Prophète. Il ne s’agit pas pour autant de l’adorer pour cela, tout comme il ne conviendrait pas d’adorer le Coran. Maurice Gloton rappelle à ce sujet : « Chaque individu en tant que tel est considéré d’une manière générale comme une des Paroles de Dieu, cependant Jésus, une fois né en ce monde, sera dès lors identifié au verset 4 : 171, comme étant LA Parole même de Dieu et non pas simplement comme une de Ses Paroles. Sous ce rapport, le terme « parole » employé par Dieu dans les versets 3 : 39 et 3 : 45, exprime une progressivité dans la chronologie linéaire pour aboutit à une compréhension du terme « Parole », appliqué finalement à l’Oint, Jésus, le Fils de Marie (…) Il est tout à la fois une parole et La Parole. Dans la personne de l’Oint, Jésus, le Fils de Marie, on perçoit, de l’étude même du texte coranique, deux aspects, un humain préalablement énoncé en 3 : 39 et 3 : 45 et un divin en 4 : 171. On peut comprendre pourquoi la constitution exceptionnelle et complexe de Jésus ait soulevé et continue à soulever de nombreuses interprétations qui sont loin d’être concordantes. »8

Le terme al-Masîh, Christ en grec, apparaît 11 fois dans le Coran. Il signifie « oindre, frotter, palper, enduire, essuyer, ôter quelque chose avec la main. » D’après Maurice Gloton, « Masîh est un nom-adjectif (…) qui comporte aussi bien un sens actif qu’un sens passif. L’Oint est donc celui qui reçoit l’onction et que Dieu façonne de Ses deux Mains en l’imprégnant entièrement de Lui. Il est l’Oint mais aussi celui qui donne ou transmet l’onction reçue. Dans la tradition d’Israël, il s’agissait d’une onction à base d’huile dont le sens comporte une consécration à Dieu pour le service du peuple. Cette notion s’étendit par la suite à une onction dans l’Esprit Saint ou Souffle de Dieu et devint le signe d’une venue de l’Oint qu’Israël attendait. »9 Le choix du terme « Messie » pour qualifier Jésus fait avant tout référence au sens donné dans le judaïsme à savoir le fait d’être Oint, c’est-à-dire choisi et agréé par Dieu pour accomplir une mission. De nombreux rois et/ou Prophètes ont été oints dans la Torah : Saül, David, Salomon, Cyrus roi de Perse ont tous été nommés rois par d’autres Prophètes qui ont réalisé cette onction pour bénir leur règne. Ce statut n’a donc rien de spécifique. Seulement il convient de se demander si le statut de Messie attribué à Jésus a la même signification. Indéniablement, Jésus a été élu par cette onction pour accomplir une mission, comme d’autres Prophètes. Néanmoins, ce n’est pas un hasard s’il est le seul Prophète pour lequel le Coran prend la peine de rappeler et mentionner son titre de Messie. David et Salomon sont évoqués à de nombreuses reprises dans le Coran, sans jamais que ce qualificatif leur soit attribué. Cela ne signifie évidemment pas que le Coran leur renie ce titre, accordé par la Torah. Néanmoins, il semble y avoir une volonté réelle de distinguer la fonction Messianique de Jésus des messies précédents. Autrement dit, la mission qui lui est allouée dépasse celle reçue par les Prophètes-Rois de la Torah. Maurice Gloton indique à ce sujet : « Il est Messie dès sa naissance. Ce statut est inclus dans le Dessein divin selon une fonction unique et privilégiée. » Les Prophéties juives, notamment dans le livre d’Isaïe, indiquent la venue d’un Messie particulier qui aura pour mission de sauver le peuple juif, d’apporter la paix et l’union de ce peuple tout en s’ouvrant aux nations :

Les nations se tourneront vers lui. (Isaïe 11:10)

La plupart des juifs n’ont pas reconnu ce statut à Jésus car ils considèrent qu’il ne remplit pas l’ensemble des descriptions prophétiques se rapportant au Messie. En attribuant uniquement à Jésus cette fonction de Messie, le Coran indique clairement qu’il était bien le Messie attendu par les juifs. En effet, il a été le premier, avant Muhammad, à universaliser la religion en s’adressant aussi à des non juifs, et par la suite, le développement du christianisme a rendu effectif la transmission de son enseignement aux non juifs.

Ibn Arabi envisage 3 perspectives pour concevoir Jésus :
– Le Messie comporte un réel aspect relevant du divin car il est Parole de Dieu et Esprit de Dieu.
– Le rôle de l’Ange Gabriel, porteur de la Parole divine, dans sa conception par son apparence d’un être humain parfaitement constitué fait qu’il assume une fonction paternelle non humaine et donne à Jésus un aspect spirituel parfaitement développé qui lui permet de donner la vie et faire des miracles.
– Sa mère Marie étant un être humain, considérée comme parfaite donc réalisée spirituellement, le Fils de Marie prend un corps humain et est reconnu vrai homme parfait.

« La position la plus complète mais la plus difficile à discerner est de reconnaître réunis dans le Messie, Jésus, le Fils de Marie les trois ordres de réalité ci-dessus exprimés sans en dissocier, rejeter ou occulter aucun. » 10

Quelles distinctions avec le christianisme ?

Cette dernière citation d’Ibn Arabi laisse pour le moins perplexe. Comment ne pas voir dans les 3 ordres de réalité mentionnés la trinité chrétienne ? En observant de plus près ces trois perspectives (l’aspect divin, la création miraculeuse par le souffle et l’aspect humain parfait par Marie), on remarque tout d’abord qu’ils n’ont pas grand chose à voir avec la trinité chrétienne (le Père, Dieu transcendant ; le fils, l’immanence ; l’Esprit Saint). Le Coran n’est bien évidemment pas ignorant de la trinité chrétienne déjà établie et affirmée par divers Conciles chrétiens avant sa Révélation. Sa critique concerne donc bien la trinité chrétienne. De nombreux versets y font référence, ainsi que des certains récusant l’idée que Dieu s’attribue un enfant :

O les Familiers de l’Ecriture, n’exagérez pas dans le Culte que vous devez, et ne dites sur Dieu que la Vérité ! Vraiment, ce qu’est le Messie, Jésus le Fils de Marie : le Messager de Dieu et Sa Parole qu’Il a projetée jusqu’à Marie et Esprit procédant de Lui. Mettez alors, par Dieu et Ses Messagers, en œuvre le Dépôt confié ! Et ne dites pas « Trois » ! Que vous vous absteniez est meilleur pour vous ! Vraiment, ce qu’est Dieu : un Dieu adoré unique ! Immersion insondable en Lui : peut-Il avoir une progéniture ! Pour Lui ce qui est dans les cieux et sur la terre. Il suffit à Dieu d’être Garant ! (Coran 4 : 171)

Si nous analysons le sens que la trinité chrétienne pourrait prendre dans le Coran, la Parole désigne bien Jésus (kalimat Allah), l’Esprit n’est autre que Rûh al-quddus, l’Esprit Saint, le tout émanent de Dieu. Dieu utilise bien Son Esprit et Sa Parole comme principes créateurs et cela est affirmé à de nombreuses reprises dans le Coran. Pourquoi alors le verset demande-t-il aux chrétiens de « cesser de dire « trois » » ? De quelle trinité s’agit-il ? La dérive critiquée ici consisterait à éluder certains aspects de Jésus pour en privilégier d’autres et surtout à oublier qu’il reste un envoyé de Dieu, certes doté de qualités divines exceptionnelles, mais un envoyé malgré tout, qui reste soumis à Dieu et subordonné à Lui.

Le Messie ne refusera pas d’être le serviteur de Dieu ni les anges rapprochés (Coran 4 : 172)

La Trinité chrétienne place Jésus sur le même pied d’égalité que Dieu en l’incluant dans l’Unicité divine. Jésus ayant, par ses qualités, réalisé pleinement sa nature divine, il est une émanation de l’immanence divine et ainsi pleinement divin bien que créature. En quoi le léger excès conceptionnel de la trinité chrétienne est-il dommageable ? Pour ma part, je considère que cette conception peut, si elle est mal comprise car ce n’est pas le cas de tous les chrétiens, limiter le cheminement spirituel. Jésus n’est en effet pas le seul à posséder Dieu en lui. On l’a vu, Adam a aussi l’Esprit de Dieu en lui et ainsi nous l’avons tous en chacun de nous. L’Evangile indique à ce sujet que tous les disciples de Jésus peuvent, par le travail spirituel, devenir des fils de Dieu :

Heureux ceux qui procurent la paix, car ils seront appelés fils de Dieu ! (Evangile de Mathieu 5 : 9)

Jésus est l’accomplissement du résultat que nous pouvons incarner si nous réalisons, comme lui et d’autres Prophètes, notre nature divine. Le risque de la conception trinitaire est de faire de Jésus un être divin exceptionnel qui seul peut incarner cette divinité. En sommes, elle exclue l’être humain de la réalisation spirituelle en faisant croire que seul Jésus peut atteindre ce degré car il est le seul « Dieu incarné ». En cela, cette conception marque une distance entre Jésus et les autres êtres humains. Il devient alors un dieu exclusif digne d’être adoré car au-dessus de nous. C’est cela que le Coran dénonce car on passe dans ce cas complètement à côté des enseignements du Christ qui durant tout son ministère a montré l’exemple à ses disciples pour qu’ils deviennent eux aussi « fils de Dieu ».

Il en est de même pour l’appellation « Fils de Dieu » que le Coran récuse :

Et ils ont dit : Dieu s’est approprié un enfant. Que Sa Gloire omniprésente soit proclamée ! Bien plutôt, à Lui ce qui est dans les Cieux et le Globe terrestre. C’est pour Lui que tous sont des serviteurs et se recueillent (Coran 2 : 116)

En arabe, il s’agit du terme « walad » signifiant « enfant, enfanter, engendrer, procréer » et non pas « ibn » qui signifie « fils, batir, édifier ». Maurice Gloton précise a ce sujet : « « Ibn » est l’être qui reçoit de ses deux parents son économie, sa constitution et qui est donc formé par eux. » Le Coran choisit toujours le terme « walad » pour rejeter l’idée du fils de Dieu ou plutôt de l’enfant de Dieu. Il s’agit ici du rejet de l’idée d’une conception physique de Jésus par Dieu à la manière des êtres humains, confirmé par la sourate 112 qui indique que Dieu « n’a pas enfanté ». En revanche, l’idée de filiation spirituelle n’est nullement rejetée par ce verset. Toute créature étant spirituellement un « fils de Dieu » car créée par Lui dans son âme et non dans sa chaire.

Miracles

1) La naissance de Jésus

Evoque Marie dans l’Ecriture. Or elle s’isola des siens en un lieu oriental (ou illuminé). Elle se munit d’un voile/sépara à l’écart d’eux. Alors, Nous lui envoyames Notre Esprit qui, pour elle, prit l’apparence d’une forme humaine parfaitement harmonieuse. Elle dit : « Vraiment, moi, je me protège contre toi auprès du Tout-Rayonnant d’Amour, si tu prends garde ! » Il dit : « Vraiment, je suis seulement le Messager de ton Enseigneur afin de te faire don par pure grâce d’un adolescent d’une grande pureté ! » Elle dit : « Comment aurais-je un adolescent alors qu’aucun être de forme humaine (bashar) ne m’a touchée et que jamais je n’ai été poussée par un excès de désir ? » Il dit : « C’est ainsi pour toi ! Ton Enseigneur a dit : « Cela est aisé pour Moi, et afin que Nous fassions de lui un Signe pour les humains, et un amour rayonnant issu de Nous. Or, cela est un ordre décrété ! Alors, elle le porta et s’isola à cause de lui en un lieu éloigné. (Coran 19 : 16-22)

Le terme bashar (Ba, shin, ra) signifie « enlever la peau, l’écorce, peler ». Selon Maurice Gloton, « le bashar est l’être d’apparence humaine, né de père et de mère, dont l’aspect formel exprime l’appartenance à l’espèce sans préjuger d’une réalisation spirituelle. » Il précise également que « dans le Coran, le terme bashar est appliqué à tous les Prophètes, y compris Adam, mais jamais Jésus ! La seule mention qui en ai faite en lien avec Marie et pour qualifier la forme de l’Esprit qui apparaît à Marie sous « une forme humaine parfaite » (basah sawiyy) dans 19 : 17. »11 Hors le verset indique clairement que cet « être d’apparence humaine » n’a pas touché Marie. C’est pour exprimer cette constitution exceptionnelle que Jésus n’est pas qualifié de bashar dans le Coran. Autrement dit, Jésus n’est pas un « être d’apparence humaine ». Ce qui est étonnant, c’est qu’Adam, par ailleurs souvent associé à Jésus dans le Coran 12, pourrait répondre aux même critères. Il est créé directement par Dieu, sans parents humains. Pourtant le Coran dit bien à son sujet :

Je suis en train de créer d’argile un être de forme humaine (bashar) (Coran 38 : 71)

Adam ne désigne pas ici une personne mais un archétype (avant la conception d’Eve) représentant l’ensemble de l’humanité. Cette humanité est bien constituée de forme humaine (bashar). Autre hypothèse, l’absence de qualificatif humain pour Jésus indique ses spécificités spirituelles, pour mettre l’accent sur ces dernières et ses capacités exceptionnelles. Il en résulte que Jésus n’est pas vraiment humain de part sa conception miraculeuse et surtout par ses attributs. En cela, il n’est comparable à aucun autre autre Prophète.
Par ailleurs, cela explique la place importante des miracles chez lui. Les miracles semblent aller à l’encontre des lois physiques fondamentales, propres au monde matériel et à la création. Les lois de la gravité ou de l’écoulement du temps ne sont valables que sur notre planète et sont modifiées lorsqu’on entre dans l’espace par exemple. En créant l’illusion de briser ces lois momentanément, Jésus indique alors sa grande constitution spirituelle.

2) Les miracles de Jésus

Le Coran insiste sur le fait que ces miracles sont réalisés avec la permission de Dieu car c’est Dieu qui donne ces attributs à Jésus (Coran 5 : 110). Les évangiles défendent aussi cette idée :

Jésus reprit donc la parole et leur dit : En vérité en vérité je vous le dis, le Fils ne peut rien faire de lui-même, il ne fait que ce qu’il voit faire au Père ; et tout ce que le Père fait, le Fils le fait pareillement. (Evangile selon Jean 5 : 19)

Parmi les miracles cités dans le Coran, on trouve la création d’un oiseau, la guérison d’un aveugle et d’un lépreux, le fait de redonner la vie aux morts ou encore de s’exprimer dès la naissance. En tant qu’Esprit de Dieu, Jésus insuffle la vie à l’oiseau en lui transmettant de ce souffle divin. Dieu fait la même chose lorsqu’Il nous crée par Sa Parole. Rappelons nous que l’Esprit octroie l’Ordre. L’Esprit engendre la Parole « Adviens » (kun fayakun) qui est créatrice. Jésus, en tant qu’Esprit de Dieu et Parole de Dieu utilise ce même procédé. Maurice Gloton indique à ce sujet : « Jésus étant assisté par l’Esprit de la Sainteté et étant lui-même Esprit de Dieu détient la vertu de vivifier des êtres humains et d’autres créatures par son souffle qui n’est autre que celui de Dieu. »13 Précisons qu’en réalité, tous les enfants d’Adam donc l’humanité a également cet Esprit en elle. Théoriquement, nous pouvons donc faire la même chose. Les Prophètes ne viennent jamais étaler leurs sciences pour nous impressionner mais sont des modèles nous incitant à nous réaliser et accomplir les même œuvres qu’eux. D’ailleurs d’autres saints ont su, par la méditation et donc un fort contrôle de l’énergie constituant la matière, réaliser des actes modifiant les lois physiques usuelles.

Caractéristiques et enseignements

Enseignements

Jésus est avant tout envoyé aux fils d’Israël. 14 Cela n’empêche pas une première universalisation de la Révélation car il n’enseignait pas qu’aux juifs et par la suite ses disciples ont très vites chercher à élargir la diffusion de ses enseignements et convertir des non juifs. Cependant, Jésus s’adresse en priorité aux juifs alors que Muhammad s’adresse avant tout à un peuple idolâtre qu’il se doit d’amener à l’Unicité. Cette différence de taille explique la divergence dans leurs enseignements et leurs parcours. Jésus s’est concentré sur les enseignements mystiques car la loi et les pratiques religieuses étaient déjà en place. Lui-même connaissait ses pratiques et était rabbin puisqu’il enseignait dans les synagogues. C’est en somme un kabbaliste qui se distingue des autres en enseignant publiquement à tous les juifs et pas seulement aux initiés. Il y a une réelle volonté de diffuser ses enseignements au plus grand nombre pour empêcher la rigidité formelle de prendre toute la place au détriment du fond et de détruire à terme la religion. En cela, il est le Messie attendu par les juifs bien que la plupart ne l’ai pas reconnus.

Et Il lui enseignera l’Ecriture, et la Sagesse, et la Thora et l’Evangile. (Coran 3 : 48)

L’Evangile (injil) signifie « bonne nouvelle » en grec. En arabe (nun, jim, lam) il signifie « jeter, lancer, labourer la terre, mettre en évidence, manifester. » Le Coran évoque l’Evangile au singulier alors que la Bible comprend plusieurs évangiles. Cet argument est souvent utilisé pour discréditer les évangiles bibliques. Dans le sens coranique, l’Evangile est la « manifestation » de Jésus. Il ne s’agit donc pas d’un livre contrairement à la Révélation coranique mais d’une Révélation orale contenue dans l’ensemble de ses paroles. Les évangiles canoniques sont bien évidemment porteurs, tout comme le Coran, d’une partie de ces paroles. A cela s’ajoute dans les évangiles bibliques des éléments biographiques et les actes de Jésus qui sont des récits indispensables pour comprendre son discours. Aucun texte ne comprend l’intégralité des Paroles de Jésus. En revanche, tous les évangiles en contiennent une partie. S’en priver revient à passer à côté d’enseignements divins fondamentaux pour les musulmans. Le Coran rappelle les caractéristiques de Jésus, il tranche sur sa nature et les débats ou dérives qu’elle a entraînée, mais il ne revient pas sur les enseignements qu’il a transmis et qui sont déjà transcris dans les évangiles ! De la même manière, dans les évangiles bibliques, Jésus ne revient pas sur les enseignements de la Torah mais y fait simplement brièvement référence. Chaque Révélation antérieure est censée être acquise à l’arrivée d’une nouvelle.

Comme tous les Prophètes, Jésus a insisté sur l’Unicité de Dieu. Il a également abrogé certaines lois rabbiniques ou toraïques :

Je confirme ce qui pour moi est toujours actuel dans la Thora. Je rends licite pour vous une partie de ce qui vous a été prohibé. Je suis venu à vous avec un Signe procédant de votre Enseigneur. Alors, prenez garde à Dieu et obéissez-moi ! (Coran 3 : 50)

En réalité, il y a peu de traces d’abolitions normatives explicites dans les Evangiles mais plutôt une remise de sens et une abolition de certaines traditions rabbiniques. La célèbre parole « ce n’est pas ce qui entre dans la bouche de l’homme qui souille l’homme mais ce qui en sort » (Evangile selon Matthieu 15 : 11) ne signifie pas une volonté d’abroger les prescriptions alimentaires – du moins pas toutes – mais au contraire de mettre du sens dans ces rituels et surtout de ne pas en rester qu’au rituel. C’est le reproche général qui est fait à certains pharisiens dans les évangiles, qui étaient de grands exotériques mais ne mettaient pas forcément de sens dans leurs pratiques, tout en se permettant de juger les autres.

Les rituels et prescriptions religieuses instituées par Jésus : quel sens pour les musulmans aujourd’hui ?

Quand le Fils de Marie a été proposé comme modèle, alors ceux qui se tiennent auprès de toi se détournent de lui. (Coran 43 : 57)

Jésus est ici proposé comme exemple (mathal) aux polythéistes qui entouraient le Prophète Muhammad et qui refusaient de prendre Jésus pour un modèle. Si le Coran prend la peine de rapporter ces propos et épisodes de vie, ce n’est pas simplement à titre d’informations historiques mais bien pour en tirer des conséquences concrètes dans nos cheminements spirituels. Ainsi, les enseignements des évangiles sont, comme le Coran, une nourriture spirituelle pour les musulmans. Cela peut également valoir pour les pratiques et rituels institués par Jésus. Ce dernier était juif et suivait donc les prescriptions religieuses du judaïsme. Le Coran indique que Jésus a abolit certaines de ces prescriptions et le Coran en a abolit d’autres :

Nous avons interdit des choses délectables qui avaient été rendues licites à ceux qui ont professé le Judaïsme, à cause de leur enténèbrement d’injustice, et aussi pour avoir empêché un grand nombre d’accéder au chemin de Dieu. (Coran 4 : 160)

D’après le Coran, les hébreux étaient un peuple difficile à éduquer spirituellement qui, malgré les bienfaits que Dieu leur a octroyé à de nombreuses reprises, retombés systématiquement dans des pratiques idolâtres. C’est pour cette raison qu’ils ont reçu un grand nombre de commandements afin d’encadrer leur pratique et leur éthique de vie. Le Coran se veut plus souple dans les pratiques prescrites. Il reconfirme certains rituels et pratiques soit explicitement (l’interdiction du porc par exemple) soit en les mentionnant simplement dans son corpus. Dans les évangiles, Jésus ne prescrit pas de pratiques mais il réaffirme des pratiques juives comme la prière du Notre Père et le rituel de Pessah (la Pacque). Le Coran n’évoque pas la prière du Notre Père. En revanche, il mentionne la commémoration du dernier repas de Jésus lors de la fête de Pâque.

Quand les disciples dirent : « O Jésus le Fils de Marie ! Ton Enseigneur peut-Il, du ciel, faire descendre sur nous une Table servie ? » Il dit : « Prenez garde à Dieu si vous mettez en œuvre le Dépôt confié ! Ils dirent : « Nous avons l’intention de nous en nourrir et de rassurer nos cœurs, et de savoir que tu as été véridique à notre égard, et que nous sommes parmi ceux qui témoignent d’elle ! Jésus, le Fils de Marie dit : « Dieu, Principe Mère, notre Enseigneur ! Sur nous, fais descendre du ciel dans l’instant une Table garnie qui soit une commémoration annuelle pour nous du premier au dernier, et un Signe venant de Toi, et sustente-nous, Toi le Meilleur de ceux qui sustentent ! (Coran 5 : 112-115)

Le terme Aîd utilisé dans ce verset, généralement traduit par fête, renvoie davantage à l’idée « d’aller et venir, de revenir de manière récurrente »15. Il s’agit d’une cérémonie ou d’un rituel répété à une date fixée et récurrente. Cet élément est central pour associer cette table servie à la Cène, fête du judaïsme qui commémore la sortie d’Egypte. Il s’agit en effet du seul épisode de la vie de Jésus connu à ce jour, qui associe à repas à une festivité. Par son institution en rituel préalable à sa mort, Jésus lui superpose un sens nouveau : celui de la mort de son propre corps, symbole de l’ego. Ce qui signifie qu’il a célébré la Pâque avec les deux symboliques : la symbolique traditionnelle de la sortie d’Egypte à laquelle il associe sa propre mort. Quel rapport ? Le repas de Pâque commémore historiquement le « passage » (sens étymologique de « pacque ») de l’esclavage des hébreux en Egypte à la liberté. A la suite des 10 plaies d’Egypte qui s’achèvent par la mort des enfants premiers nés égyptiens – symbole de l’ego car l’enfant est ce à quoi nous tenons le plus –, les hébreux se retrouvent libérés de l’avilissement à leur ego. Cette histoire symbolise le cheminement vers la réalisation spirituelle. Jésus reprend cette symbolique en l’actualisant à son vécu personnel dont le sens similaire s’y superpose, dans une même temporalité. La mort sur la croix de son corps représente la mort des désirs de l’ego, sacrifiés comme les premiers nés d’Egypte. La résurrection de son âme et de son corps représentent la réalisation spirituelle et la libération de l’asservissement à ce monde : « O Jésus ! Vraiment, Moi, Je te parachève et Je t’élève à Moi, Je te débarrasse de ceux qui ont dénié. »16
La symbolique alimentaire de cette fête est très riche. La pacque juive associe des aliments à chaque plaies d’Egypte et aux différents symboles de l’histoire : des herbes amères pour l’amertume de l’esclavage, du pain sans levain car le levain représente l’ego et pour symboliser le fait que les hébreux n’ont pas eu le temps de faire lever la pâte, le vin pour le sang, l’eau salée pour les larmes, l’agneau pour le sang répandu sur les portes etc. Ces rituels alimentaires permettent de s’approprier l’histoire pour l’intégrer en nous, dans notre corps. Jésus a pratiqué la Pacque de cette façon et y a ajouté une nouvelle symbolique alimentaire, précisée dans les évangiles, centrée sur le pain azyme représentant son corps et le vin représentant son sang, sacrifiés librement pour la réalisation spirituelle.
Le verset coranique stipule que cette fête est valable « pour le premier et le dernier d’entre nous ». L’interprétation classique considère qu’il s’agit des disciples de Jésus (les premiers) et des futurs chrétiens qui suivent les enseignements de Jésus après sa mort. Précisons que cela ne s’applique pas seulement aux chrétiens avant l’arrivée de Muhammad mais bien à l’ensemble des chrétiens qui le suivent jusqu’au jour de la résurrection. Néanmoins, les chrétiens ne sont pas les seuls disciples de Jésus. Il est aussi un Prophète et un modèle pour les musulmans. Or, en tant que musulmans, nous devons reconnaître et suivre tous les Prophètes, pas seulement Muhammad. Le Coran ne prendrait pas la peine d’évoquer tous ces Prophètes et leurs qualités spirituelles simplement pour notre culture historique ou pour des argumentations théologiques. Car si ces dernières visent à corriger les mauvaises interprétations de nos prédécesseurs, force est de constater qu’ils n’accordent aucun crédit à une Parole dont ils ne reconnaissent pas l’origine divine. Le Coran s’adresse avant tout aux musulmans. Si Dieu mentionne cet épisode de la vie de Jésus en rappelant son importance et le caractère perpétuel de sa commémoration, c’est probablement pour que nous, musulmans, accomplissions aussi ce rite. Il sera alors vécu et réalisé différemment des juifs et des chrétiens : les juifs n’y commémore que la sortie d’Egypte et les chrétiens que le dernier repas du Christ. Aux musulmans de faire le lien entre ces deux rites puisque qu’ils portent la même symbolique.

Fin de vie et retour sur terre

Mort et résurrection

La mort de Jésus semble particulièrement mystérieuse dans le Coran et souvent présentée, par l’interprétation traditionnelle, comme opposée à celle relatée dans les Evangiles. Deux versets coraniques l’évoquent :

A cause de leur (les juifs) propos : « Certes, nous avons tué l’Oint, Jésus le Fils de Marie, le Messager de Dieu ! » Or, ils ne l’ont ni tué, ni crucifié, et pourtant cela leur est apparu comme tel. Vraiment, ceux qui ont divergé à ce sujet sont bien dans l’incertitude qui en résulte. Ils n’ont pas de science à ce sujet si ce n’est de suivre la conjecture. Ils ne l’ont pas tué réellement (ils n’ont pas la certitude de l’avoir tué). Bien plutôt, Dieu l’a élevé à Lui ! Dieu Se révèle inaccessible, Sage ! (Coran 4 : 157-158)

Ce verset reproche aux juifs de se vanter d’avoir tué Jésus. Dieu cherche ici à rectifier les choses avec un verset qui peut paraître ambigus d’un premier abord. Le verset indique que les juifs n’ont pas tué, ni crucifié Jésus, mais que cela leur a semblé ainsi. Le terme « shubbiha » signifie « comparaison, analogie, ressemblance, symbole, ambiguité, assimilation, équivoque »17. A la deuxième forme passive, il prend le sens de « être assimilé, être rendu semblable, être rendu incertain, être apparu, être la source d’équivoque. » Pour qu’il y ait illusion, il faut que quelque chose se passe. Lorsqu’un illusionniste fait disparaître un lapin, le spectateur ne voit plus le lapin. Pourtant, il s’agit d’une illusion, un tour masque le lapin aux yeux du public. Si on s’attache à ce concept de l’illusion, cela signifie que Jésus n’a pas réellement était tué ni réellement été crucifié mais, aux yeux du public, c’est bien ce qu’il s’est passé. L’interprétation traditionnelle considère qu’un sosie aurait alors pris la place de Jésus. Indépendamment du fait que cette interprétation surinterprète considérablement ce verset et n’a aucun fondement textuel, cette théorie paraît peu crédible étant donné que certains disciples et la mère de Jésus ont assisté à sa crucifixion. Ils auraient bien évidemment reconnu un éventuel sosie, qui plus est sorti de nul part. Maurice Gloton ne manque pas non plus de surligner l’incohérence de ces raisonnements. Il est beaucoup plus probable, et cela rejoint les Evangiles, que Jésus était réellement sur la croix. Or, les évangiles attestent tous qu’il n’a pas échappé à sa mort. Serait-ce une contradiction ? Le Coran rectifie les erreurs interprétatives des juifs et des chrétiens et abolie certaines prescriptions lorsqu’elles ne sont plus d’actualité. En revanche, le texte ne contredit pas des faits révélés précédemment. S’il a bien semblé que Jésus était sur la croix et qu’il est mort ainsi, alors il peut difficilement en être autrement. Où se trouve donc l’illusion ? La réponse est donnée dans la suite du verset 158 : « Bien plutôt, Dieu l’a élevé à Lui » . Cette illusion est donc métaphysique : l’âme (nafs) et le l’Esprit (Rûh) insufflé en Jésus ont été extraits de son corps avant ou au moment de la mort de ce dernier. Or, Jésus, plus que tout autre homme, n’est pas son corps puisqu’il n’est pas fait de bashar (forme humaine parfaite). Il est ce qui habitait ce corps. Son enveloppe charnelle est morte sur la croix mais pas son âme ni son Esprit. L’interprétation traditionnelle a préféré recourir à une théorie non coranique pour donner une explication qui est pourtant déjà apportée par le Coran. Seulement la proposition coranique est déroutante : elle est simple et complexe à la fois. Simple car finalement très littérale dans la compréhension du verset et complexe car elle fait appelle à la métaphysique, à la distinction entre matière et esprit, autant d’éléments qui se sont parfois perdus dans une vision trop exotérique de l’islam.
Maurice Gloton adopte une autre interprétation tout aussi littérale. Il s’attache au sujet grammatical du verset à savoir les juifs et part du constat que ces derniers n’ont effectivement pas tué Jésus : « Si l’on se réfère aux conditions de la mise à mort en Judée, qui à l’époque était sous occupation et juridiction romaine, les juifs ne pouvaient pas effectuer eux-même la mise à mort d’êtres humains, seuls les romains étaient habilités à le faire. Dans le Second Testament, on trouve que ce sont les Romains qui, sur demande des juifs, ont procédé à la mise à mort de Jésus sur la croix, ce supplice n’était pas pratiqué par les juifs qui, eux, usaient de la lapidation, selon la Loi promulguée par Moïse. Et c’est parce que les Romains, qui avaient pouvoir de mise à mort, pratiquaient la crucifixion qu’ils l’ont crucifié. »18 Suivant cette interprétation, il envisage l’illusion comme le fait que les juifs avaient l’intention de tuer Jésus mais ce sont les Romains qui l’ont tué en réalité, malgré que certains juifs soient convaincus qu’ils étaient responsables de sa mort. L’objectif du verset serait alors de remettre ces juifs à leur place tout en les protégeant de la lourde responsabilité de la mise à mort d’un Prophète.

L’autre verset évoquant la crucifixion confirme l’idée d’une réelle mort du corps :

Quand Dieu dit : « O Jésus ! Vraiment, Moi, Je te parachève et Je t’élève à Moi, Je te débarrasse de ceux qui ont dénié. Et J’établis ceux qui t’ont suivi au-dessus de ceux qui ont dénié, jusqu’au Jour de la Résurrection. Puis, jusqu’à Moi est votre Lieu de réintégration. Je juge alors entre vous sur ce en quoi vous divergiez. (Coran 3 : 55)

Le terme « parachève » (mutawaffi) signifie le fait de « recevoir quelque chose, mener à terme, parachever, recueillir le défunt, mourir (forme passive). »19 C’est l’idée d’une complétude en lien avec un terme, une élévation, la réception d’une âme au moment de la mort. Le même terme est utilisé dans le verset :

« Dieu recueille (yatawaffâ) les âmes au moment de leur mort (mawt) » (Coran 39 : 42)

Ce sacrifice de Jésus est souvent associée par les chrétiens à l’idée du sauveur, dont la mort effacerait les péchés des croyants. Le nom Yeshu signifie effectivement « Dieu sauve ». Néanmoins, s’agit-il d’une simple croyance qui apporterait un accès au Paradis ? Bien que le Coran soit muet à ce sujet, les choses spirituelles sont souvent plus subtiles et rarement tributaires des croyances. Si le Coran n’évoque pas cette fonction de sauveur c’est qu’elle est secondaire et/ou incluse dans le statut de Messie et de Messager. Tous les Messagers sauvent les peuples auxquels ils apportent une Révélation en leur donnant, par leurs enseignements et leurs pratiques, les clefs pour se réaliser spirituellement et cheminer vers Dieu. Chaque Prophète a néanmoins des spécificités souvent inclus dans leur nom. En portant ce titre de « sauveur », Yeshu y ajoute une dimension sacrificielle dans laquelle il porte, par le don de sa vie terrestre, le poids d’une purification universelle. Mais cela ne dispense personne de réaliser son travail spirituel.

La résurrection est brièvement évoquée dans ce verset :

Que la paix soit sur moi le Jour où j’ai été enfanté, le Jour où je mourrai et le Jour où je serai ressuscité vivant. (Coran 19 : 33)

Pour autant, rien ne permet ici de parler de résurrection du corps, car le même verset est prononcé par Jean (Yahya) dans le Coran.
Contrairement à ce qui pourrait sembler, la mort de Jésus n’a rien d’exceptionnelle. Toute âme survie à la mort du corps qui la contient. Notre mort physique est toujours une illusion. Elle n’est qu’un passage vers une autre forme de vie. Jésus a tenu à le rappeler ici en y ajoutant la dimension sacrificielle, indispensable pour tout cheminant qui se doit d’apprendre à mourir avant sa mort. Si le Coran n’évoque la mort de Jésus uniquement dans deux versets, c’est probablement aussi pour rappeler qu’au fond elle est secondaire en comparaison aux enseignements apportés par ce Prophète. Les chrétiens ont développé une théologie dans laquelle la crucifixion a un rôle central et prédominant. L’objectif du Coran est peut être de hiérarchiser les informations concernant Jésus et d’insister sur le contenu de ses enseignements plutôt que sur les modalités de sa mise à mort.

Vers un retour de Jésus ?

L’idée d’un retour de Jésus est commune aux chrétiens et aux musulmans. Si on élargit cette idée au retour du Messie, on ajoute les juifs qui l’attendent toujours. Reste encore à définir la forme que prendra ce retour : s’agira-t-il du même corps, de la même âme dans un autre corps (peut être une femme ?), du concept de Messie sur une nouvelle âme, de la signification symbolique de l’oint-sauveur sous une forme plus conceptuelle ? Le Coran ne donne aucune réponse à ce sujet et reste très vague concernant le retour du Messie. Cette idée est davantage explicitée dans les hadiths, les Evangiles (Matthieu 24) et l’Apocalypse biblique. Deux versets coraniques y font néanmoins allusion :

Il n’est personne, parmi les Familiers de l’Ecriture, qui ne porte pas la foi en lui avant sa mort. Au Jour de la Résurrection, il se trouvera témoin à leur sujet. (Coran 4 : 159)

Ce verset peut être compris de deux façons :
– les deux pronoms « lui » et « sa » concernent Jésus : « Il n’est personne parmi les Familiers de l’Ecriture qui ne portent pas la foi en Jésus avant la mort de Jésus. »
– le pronom « lui » concerne Jésus et le pronom « sa » concerne les individus : « Il n’est personne parmi les familiers de l’Ecriture qui ne porte pas la foi en Jésus avant sa mort personnelle »

La seconde hypothèse pose un problème majeur : il faudrait que tous les familiers de l’Ecriture (juifs et chrétiens) aient reconnus Jésus avant leur mort. Pour les chrétiens ce n’est pas un problème, en revanche pour les juifs c’est loin d’être le cas.
Quant à la première explication, elle n’est possible que si on envisage un retour de Jésus. Car si on prend en compte sa première mort : de nombreux juifs ne le reconnaissent pas. S’il s’agit de son retour et d’une seconde mort, cela répond à la mission du Messie qui se doit d’unifier tous les croyants et qui est attendu par les juifs, les chrétiens et les musulmans.

Et certes, il (Jésus) est un Signe de reconnaissance pour l’Heure. (Coran 43 : 61)

Le terme « ‘alam » signifie « un signal, une signification, une science, marquer, distinguer par un signe, savoir distinguer une chose d’une autre »1. L’Heure désigne dans le Coran le Jour dernier, la fin des temps, le retour du Messie devant se faire à cette période.

« J’ai vécu de nombreuses rencontres spirituelles avec lui (Jésus) et c’est auprès de lui que je suis revenu à Dieu. Il a imploré Dieu pour moi afin que je persiste dans la religion en ce bas monde et dans l’Au-delà, et m’a appelé son bien-aimé. Il m’a ordonné de pratiquer le détachement et le dépouillement. (…)
Jésus fut mon premier maître spirituel auprès de qui je suis revenu à Dieu. Il a pour moi une immense sollicitude et ne me néglige pas un instant. » (Ibn ‘Arabi)21

1 Maurice Gloton, « Jésus dans le Coran et selon Ibn Arabi », Al bouraq
2 Coran 2 : 87 ; 2 : 253 ; 5 : 110
3 Coran 3 : 45
4 Evangile de Luc 1 : 26
5 Coran 17 : 85 ; 16 : 1-2 ; 40 : 15 ; 42 : 52
6 Coran 2 : 117
7 Maurice Gloton, « Jésus dans le Coran et selon Ibn Arabi », Al bouraq
8 Maurice Gloton, « Jésus dans le Coran et selon Ibn Arabi », Al bouraq
9 Maurice Gloton, « Jésus dans le Coran et selon Ibn Arabi », Al bouraq
10 Maurice Gloton, « Jésus dans le Coran et selon Ibn Arabi », Al bouraq
11 Maurice Gloton, « Jésus dans le Coran et selon Ibn Arabi », Al bouraq
12 Coran 3 : 59
13 Maurice Gloton, « Jésus dans le Coran et selon Ibn Arabi », Al bouraq
14 Coran 3 : 49
15 Maurice Gloton, « Jésus dans le Coran et selon Ibn Arabi », Al bouraq
16 Coran 3 : 55
17 Maurice Gloton, « Jésus dans le Coran et selon Ibn Arabi », Al bouraq
18 Maurice Gloton, « Jésus dans le Coran et selon Ibn Arabi », Al bouraq
19 Maurice Gloton, « Jésus dans le Coran et selon Ibn Arabi », Al bouraq
20 Maurice Gloton, « Jésus dans le Coran et selon Ibn Arabi », Al bouraq
21 Ibn ‘Arabi, « Les illuminations de La Mecque », II, p.49, puis III, p.341