Prêche #16 « La fête du sacrifice : quels sens et modalités pratiques aujourd’hui ? » (Anne-Sophie Monsinay, 31 juillet 2020)

Je vous souhaite une belle fête du sacrifice ! Que Dieu vous bénisse en ce jour de fête. Qu’il soit une occasion de vous rapprocher de Dieu, de vous-même et des autres.

L’alliance abrahamique à l’honneur

La fête du sacrifice commémore le sacrifice manqué du fils d’Abraham. Cette fête est la plus importante de l’islam c’est pourquoi on l’appelle traditionnellement « la grande fête » (aïd el kebir). Ainsi, la fête islamique la plus importante ne rend pas hommage à Muhammad mais à une autre figure prophétique : Abraham. Cela peut paraître étonnant voir déroutant. En réalité, c’est parfaitement logique. Muhammad n’est ni le seul Prophète des musulmans, ni même le plus important. Il est seulement celui qui scelle une longue lignée Prophétique qui démarre par l’alliance conclue entre Dieu et Abraham. Un sceau n’est pas seulement ce qui termine un document. C’est surtout ce qui l’authentifie. Muhammad confirme l’alliance abrahamique tout comme le Coran confirme les Révélations antérieures.
L’islam n’existerait pas sans cette première alliance que Dieu conclue avec Abraham. Muhammad en est l’héritier spirituel et aussi, selon la tradition, l’héritier direct par son ascendance à Ismaël. C’est pour le récompenser de sa foi infaillible au Dieu unique, alors qu’il prospérait dans un contexte idolâtre, qu’Abraham se voit attribuer cette honorable alliance. Le Coran fait à de nombreuses reprises l’éloge de la foi d’Abraham qui doit être prise pour modèle par les musulmans. Nous trouvons par exemple :

Et auparavant, Nous avons, certes, accordé à Abraham sa droiture. Et Nous le connaissons. (Coran 21 : 51)

Dis : « Dieu est véridique ! » Alors, suivez en pur monothéiste (hannif) la Tradition d’Abraham. Il n’était pas parmi les codéificateurs. (Coran 3 : 95)

Qui rend un Culte plus excellent que celui qui a soumis sa face à Dieu, tout en agissant avec excellence, et suit la règle de sagesse d’Abraham, le pur monothéiste (hannif). Dieu a pris Abraham comme ami intime ! (Coran 4 : 125)

Dans ce verset, Dieu demande à Muhammad de prononcer ceci : « Dis : « Vraiment, c’est moi que mon Enseigneur a guidé jusqu’à une voie qui requiert la rectitude, selon un culte dû permanent : la Tradition d’Abraham, pur monothéiste et qui n’était pas parmi les codéificateurs. » (Coran 6 : 161) » Ainsi, Muhammad se déclare comme l’héritier spirituel de la tradition d’Abraham considéré comme un « culte dû permanent » ou un « culte immuable », inchangé dans ses aspects fondamentaux. Les règles socio-culturelle et les pratiques religieuses évoluent selon les contextes des révélations mais les enseignements sont les mêmes.

Chaque Prophète se voit réaliser une alliance avec Dieu par la Révélation qu’il reçoit. Le Coran emploi le terme arabe « mithak » qui signifie « contrat, engagement, pacte, alliance » pour qualifier ces unions.

Or, Nous avons conclu une alliance avec les prophètes, et avec toi (Muhammad), et avec Noé, et avec Abraham, et Moïse, et Jésus le Fils de Marie. Et Nous avons conclu avec eux une alliance solennelle. (Coran 33 : 7)

Il s’agit d’une alliance conclue avec les Prophètes qui engage toute leur communauté car comme l’indique Jacques Berque dans sa traduction du Coran, « l’engagement pris par les prophètes se situe dans l’intemporel, il vaut pour leur communauté ».1 La solennité de cet engagement s’exprime par son caractère irréversible car d’après Chouraqui, « il engage non seulement Dieu, les prophètes, mais aussi le devenir de l’humanité et son salut éternel. »2. Ainsi, un croyant qui entre dans l’une de ces alliances est protégé par la promesse divine mais s’engage également à respecter les engagements pris par le Prophète en question en vertu de cette alliance.
Si chaque Prophète se voit conclure une alliance avec Dieu, y compris Muhammad, pourquoi les musulmans se réfèrent-ils à celle d’Abraham en particulier ? Pour le comprendre, il faut entrer dans les détails de cette alliance et notamment sur les questions de descendance. Le Coran y fait rapidement allusion dans ce verset coranique :

Et Nous lui (Abraham) avons fait don par pure grâce d’Isaac et de Jacob. Et dans sa postérité, Nous avons établi la Prophétie et l’Ecriture. Et dans l’ici-bas, Nous lui avons accordé sa rétribution. Et vraiment, dans l’Ultimité, il sera parmi les intègres. (Coran 29 : 27)

Ce verset met la succession d’Abraham à l’honneur. Pour aller plus loin et mieux comprendre la portée de l’alliance abrahamique et la spécificité de son lien avec Muhammad, il convient de revenir à la source initiale : la Torah. Le Coran nous demande en permanence de nous remémorer les récits des Prophètes antérieurs relatés dans les révélations. Cela permet au texte coranique de se contenter de résumer les histoires pour rappeler une partie de leurs significations. Ces histoires sont censées être connues car le Coran ne saurait se concevoir comme un livre séparé des révélations précédentes qu’il mentionne dans son corpus. Comme Muhammad, le Coran scelle la Bible en la clôturant et en l’authentifiant. En sommes, il est le « troisième testament ». Les divergences entre les trois révélations ne sont qu’apparentes. Quant à l’idée d’une falsification, nul verset coranique ne l’évoque. Lorsque le Coran accuse des juifs ou des chrétiens de cacher une partie de l’écriture ou de l’altérer, il s’agit d’une critique de l’interprétation qu’ils ont des textes, en choisissant par exemple de se référer à certains versets et pas à d’autres (ils cachent ainsi certaines informations) ou en interprétant mal. Il ne s’agit jamais d’une remise en cause des révélations qui sont, tout comme le Coran, la Parole de Dieu, protégée par Lui.
L’alliance entre Abraham et Dieu est réaffirmée à plusieurs reprise dans la Torah, notamment dans Genèse 17.

Lorsque Abram fut âgé de quatre-vingt-dix-neuf ans, l’Éternel apparut à Abram, et lui dit : Je suis le Dieu tout puissant. Marche devant ma face, et sois intègre. J’établirai mon alliance entre moi et toi, et je te multiplierai à l’infini. Abram tomba sur sa face ; et Dieu lui parla, en disant : Voici mon alliance, que je fais avec toi. Tu deviendras père d’une multitude de nations. On ne t’appellera plus Abram ; mais ton nom sera Abraham, car je te rends père d’une multitude de nations. Je te rendrai fécond à l’infini, je ferai de toi des nations ; et des rois sortiront de toi. J’établirai mon alliance entre moi et toi, et tes descendants après toi, selon leurs générations : ce sera une alliance perpétuelle, en vertu de laquelle je serai ton Dieu et celui de ta postérité après toi. (Genèse 17 : 1-7)

Cette grande descendance et succession de Prophètes est la promesse fondamentale de l’alliance. Abram reçoit à cette occasion le nouveau nom d’Abraham qui signifie « père d’une multitude ». Ainsi, les termes de l’alliance sont marqués dans son identité et son appellation de façon à les graver dans son âme. Il agira selon son nom. La circoncision sera l’autre marqueur de cette alliance. Elle est établie dans les versets suivant pour tous descendants d’Abraham s’engageant dans l’alliance. C’est par cette alliance qu’elle se pratique encore aujourd’hui en milieux musulmans.

D’après la tradition, Muhammad est descendant d’Ismaël, le fils qu’Abraham a eu avec sa servante Agar. Dieu établie son alliance avant tout avec Isaac, le fils légitime d’Abraham qu’il a eu avec son épouse Sarah. Néanmoins, Ismaël, son aîné, n’est pas oublié :

A l’égard d’Ismaël, je t’ai exaucé. Voici, je le bénirai, je le rendrai fécond, et je le multiplierai à l’infini ; il engendrera douze princes, et je ferai de lui une grande nation. (Genèse 17 : 20)

Cette grande nation sont les musulmans. Les héritiers directs d’Isaac sont les juifs et par extension les chrétiens car Jésus est juif et successeur d’Isaac. Les héritiers d’Ismaël sont les musulmans. C’est pour cela que cette alliance est primordiale pour les musulmans car elle nous rattache à notre origine prophétique et donne tout son sens au sceau de la Prophétie qu’est Muhammad. Il scelle en accomplissant et en authentifiant la promesse de Dieu car sans cette alliance d’une grande nation venue d’Ismaël, il n’y aurait pas de Coran.

Les sens du sacrifice du fils d’Abraham

1) Confiance en Dieu et alliance

Rappelons brièvement l’histoire commémorée aujourd’hui : Abraham et son épouse Sarah n’arrivaient pas à avoir d’enfants. Sarah propose alors à son mari de concevoir un enfant avec sa servante Agar. De cette union naîtra Ismaël, premier fils d’Abraham. Quelques années plus tard, alors qu’Abraham est très agé, il rencontre un ange qui lui annonce que sa femme Sarah tombera enceinte et qu’il aura un deuxième fils : Isaac. Un jour, Dieu demande à Abraham lors d’un songe d’offrir son enfant en holocauste. Abraham obéit et part pour aller sacrifier son fils. Au dernier moment, un ange s’interpose en lui demandant de remplaçant l’enfant par un bélier.
La demande divine du sacrifice du fils d’Abraham a plusieurs significations qui se superposent. Par la lecture la plus littérale, elle représente l’obéissance et l’abandon à Dieu ainsi que la confiance absolue vis à vis de Dieu. Elle est ainsi un témoignage de foi profond. Le Coran y fait régulièrement référence en indiquant qu’Abraham est celui qui « s’est acquitté de son engagement ».3 Cette acceptation est d’autant plus difficile, qu’Abraham a eu Isaac à un âge très avancé alors que sa femme était stérile. En lui demandant de sacrifier son fils unique, qu’il avait eu tant de difficultés à avoir, Dieu lui demande de choisir entre Lui et son enfant. L’enfant représente ici une forme de désir, de distraction qui éloigne du divin. C’est effectivement parfois le rôle que peut avoir un enfant, s’il détourne ses parents de Dieu, en témoigne le verset coranique suivant : « O vous qui avez mis en œuvre le Dépôt confié ! Vraiment, vous avez des ennemis parmi vos conjointes et vos enfants. Alors, gardez-vous deux ! (64 : 14). ». En acceptant cette difficile épreuve, Abraham montre qu’il n’ignore pas d’où il vient ni d’où vient son enfant. Il sait que c’est un cadeau miraculeux de Dieu. L’enseignement ici est de toujours se rappeler que nos joies comme nos peines viennent de Dieu et que nous ne pouvons avoir qu’une emprise limitée sur l’avènement de nos désirs ou l’éloignement de nos épreuves. Le sens littéral n’est pas le moins profond, loin de là, il touche au cœur des préoccupations de tous croyants. Pour cet acte de foi, Abraham est qualifié « d’imam » c’est à dire de « modèle ».4

Petite précision sur l’identité du fils sacrifié. C’est en réalité peu important, si ce n’est que cela ajoute une certaine symbolique spirituelle. Personnellement, je suis convaincue qu’il s’agit d’Isaac. Je ne suis pas la seule dans ce cas, d’autres soufis comme Ibn ‘Arabî ont déterminé qu’il s’agissait bien d’Isaac. Dans « La sagesse des Prophètes », Ibn ‘Arabî écrit un poème dans le chapitre traitant d’Isaac, dans lequel il l’évoque directement comme l’enfant sacrifié.5 Le Coran ne tranche pas explicitement sur l’identité du fils sacrifié. Voici le passage coranique évoquant le fameux sacrifice :

Alors, Nous lui fîmes la bonne annonce d’un adolescent longanime. Alors quand celui-ci eut atteint l’âge de s’activer avec lui, Abraham dit : « O mon fils ! Vraiment, moi, je vois en songe que je t’immole. Considère alors ta façon de voir ! » Il dit : « Oh mon père ! Fais ce qui t’est commandé, tu me trouveras, si Dieu veut, parmi les endurants. » Quand tous deux s’étaient abandonnés à la Volonté divine et qu’il le mit front contre terre, Nous l’appelâmes : « O Abraham ! Tu as certes authentifié la vision ! Vraiment, c’est ainsi que Nous rétribuons les excellents ! Vraiment, ceci est bien la mise à l’épreuve explicite. » Nous l’avons racheté par une offrande sacrificielle sans commune mesure et Nous avons maintenu son influence jusqu’aux derniers. Paix sur Abraham ! C’est ainsi que Nous rétribuons les excellents. Vraiment, il était parmi Nos adorateurs mettant en œuvre le Dépôt confié. Et Nous lui annonçâmes la bonne nouvelle d’Isaac comme prophète parmi les intègres. (Coran 37 : 101-112)

Le début du verset ne nomme pas l’adolescent concerné. Il précise seulement qu’il était une « bonne annonce ». La fin du verset évoque qu’Isaac sera nommé Prophète. Ceux qui considèrent qu’Ismael est l’enfant sacrifié se fonde sur le fait qu’Isaac est annoncé comme une bonne nouvelle après l’épisode du sacrifice. Or, on peut rétorquer que ce n’est pas la naissance d’Isaac qui est l’annonce de la bonne nouvelle mais sa nomination en tant que Prophète, justement en récompense de l’acceptation de son sort d’enfant sacrifié. D’autant plus que la « bonne annonce » du début de verset renvoie à cette annonce biblique surprenante de la naissance d’Isaac malgré l’âge avancé d’Abraham et la stérilité de sa mère. En réalité, le Coran seul ne suffit pas à trancher cette question. En revanche, la Bible le fait en nommant explicitement Isaac. Cela n’enlève rien à l’importance d’Ismael qui, d’après le Coran et nous y reviendrons, érige la Kaaba avec son père Abraham.

Quel lien entre l’épisode du sacrifice et l’alliance ? L’alliance est conclue avant le sacrifice. Ce dernier néanmoins va la réaffirmer et la prolonger comme une récompense de l’acceptation d’Abraham et d’Isaac à accomplir le dessin divin. L’obéissance est récompensée par une grande descendance bénie de Dieu qui touchera « toutes les nations » :

L’ange de l’Eternel appela une deuxième fois Abraham depuis le ciel. Il dit : « Je le jure par moi-même – parole de l’Eternel –, parce que tu as fait cela et que tu n’as pas refusé ton fils unique, je te bénirai et je multiplierai ta descendance : elle sera aussi nombreuse que les étoiles du ciel, pareille au sable qui est au bord de la mer. De plus, ta descendance possédera les villes de ses ennemis. Toutes les nations de la terre seront bénies en ta descendance, parce que tu m’as obéi. » (Genèse 22 : 15-18)

L’alliance ne concerne donc pas uniquement la descendance héréditaire d’Abraham, elle englobe aussi sa descendance spirituelle car aujourd’hui, il est indéniable que les descendants spirituels d’Abraham à savoir les juifs, les chrétiens et les musulmans sont présents dans « toutes les nations de la terre ».

2) La fin des sacrifices humains

Cet épisode commémoré lors de la fête du sacrifice a également une fonction sociale propre à son contexte engageant une perspective progressiste. En effet, ce récit peut sembler choquant et violent à premier abord. Or, en en faisant une analyse contextuelle, on s’aperçoit qu’il n’en ai rien. A l’époque d’Abraham, les sacrifices humains pour des divinités étaient habituels. Abraham se distingue par son adhésion à un Dieu unique, ce qui lui vaut l’hostilité de ses proches. Néanmoins, il appartient à la culture de son peuple dont il a intégré les coutumes. Cela explique qu’il n’a pas été étonné de faire un songe dans lequel Dieu lui demande de sacrifier son enfant. Dans sa culture, sacrifier un enfant pour une divinité était honorable. Il accepte donc naturellement cette demande. Seulement, l’enseignement divin est ici de faire évoluer les mentalités à la fois pour des aspects de foi – la croyance en un Dieu unique – mais aussi des aspects sociaux qui se doivent de tendre vers d’avantage de justice, d’équité et d’égalité entre les individus. En refusant le sacrifice de l’enfant et en le remplaçant par un bélier, Dieu fait comprendre qu’Il rejette les sacrifices humains, qui seront par la suite interdit.

3) Les Sens spirituels du sacrifice

Entrons à présent dans les lectures plus symboliques, spirituelles et ésotériques de cette histoire. Le thème du sacrifice est très présent dans les récits prophétiques notamment chez Abraham, Moïse et Jésus. Présentons-les sommairement :
– Abraham accepte de sacrifier son fils qui sera remplacé in extremis par un bélier
– Moïse : la 10ème des plaies d’Egypte est le sacrifice des enfants premiers nés égyptiens. Les enfants hébreux sont épargnés grâce au sang d’agneau répandu sur la porte de leurs demeures.
– Le sacrifice de Jésus sur la croix : cette fois-ci, il n’est pas remplacé – en tout cas, aucun texte authentifié ne va dans ce sens et sûrement pas le Coran. Jésus est par conséquent appelé l’agneau de Dieu par les chrétiens en lien avec les deux histoires précédentes.

A chaque fois, nous retrouvons plus ou moins la même symbolique : le fils représente l’ego (nafs) car il est ce qui nous ait le plus cher. Pour cheminer spirituellement et se rapprocher de Dieu, il faut accepter de sacrifier notre ego (nafs), car il est ce qui nous donne l’impression d’être séparé de Dieu et des autres. Sans ego (nafs), il ne reste que notre Essence divine (rûh). Seulement l’ego ou l’âme (nafs) est aussi ce qui permet d’être un individu et de vivre dans ce monde manifesté. Sans lui, on ne peut intégrer un corps. Il ne faut alors pas sacrifier l’ego mais seulement l’éduquer afin de ne plus lui être soumis, de façon à ce qu’il vive en harmonie avec notre essence divine (rûh). Une fois que nous acceptons que notre ego ne doit plus être le maître de nous même et qu’il doit ainsi être sacrifié, l’ego est dompté, l’objectif spirituel est atteind. Il ne faut donc pas le tuer, c’est pourquoi le fils d’Abraham est épargné et remplacé par l’agneau pour le sacrifice.
Cette histoire ainsi que les autres histoires évoquant un sacrifice, visent à nous faire comprendre sous la forme d’une parabole la démarche permettant de nous réaliser spirituellement. Pour pouvoir sortir d’Egypte, c’est à dire réaliser « la Paque » qui signifie « le passage », les hébreux doivent accepter de perdre leur ego (leur fil, de nouveau sauvés in extremis par l’agneau sacrifié). Alors seulement, ils peuvent passer de l’esclavage (la soumission à l’ego) à la liberté (la réalisation spirituelle). Jésus l’exprimera plus explicitement en allant au bout du sacrifice de son corps. Le Coran précise qu’il n’est pas réellement mort, que c’était une illusion (faux semblant) et que Dieu a élevé son Esprit.6 L’interprétation traditionnelle considère qu’il aurait été remplacé par un sosie. Le Coran n’affirme rien de tel. Cette interprétation alambiquée omet qu’il y avait certains disciples de Jésus témoins de l’événement qui aurait fort probablement reconnu un éventuel remplaçant. Tout comme Abraham, Jésus a accepté d’être sacrifié, de tuer son corps (autre symbole de l’ego et des désirs) pour renaître et vivre pleinement selon son Esprit. Cet acte symbolise la mort à lui-même que doit opérer un cheminant pour renaître à sa véritable nature divine (rûh).

Ibn ‘Arabî donne une autre interprétation à l’histoire du sacrifice. Il estime qu’Abraham a mal interprété la vision qu’il a reçu. En effet, en voyant en songe qu’il immolait son fils, il aurait dû comprendre qu’il s’agissant d’une parabole propre aux rêves signifiant qu’il devait sacrifier un animal à Dieu. Ibn ‘Arabî fait le parallèle avec les songes de Joseph en Egypte qui a vu 7 vaches maigres puis 7 vaches grasses représentant 7 années de famine suivies de 7 années d’abondance de récoltes en Egypte. Abraham est passé à côté de l’interprétation de son songe et en a eu une interprétation littérale. Dieu l’a alors empêché de commettre une erreur. Voici les propos d’Ibn Ârabî :

« Sache – que Dieu nous aide, toi et nous ! – qu’Abraham, l’Ami de Dieu, dit à son fils : « En vérité, j’ai vu dans un songe que je t’immolais. » Or, le songe relève de la Présence imaginative (c’est à dire de la Présence divine dans les formes ou images subtiles) ; cependant, Abraham ne transposa pas son songe (du symbole à la réalité symbolisée) : c’est un bélier qui apparut en songe sous la forme du fils d’Abraham, et Abraham crut à ce songe ; mais Dieu racheta l’enfant de l’illusion d’Abraham par la « grande immolation » (du bélier), qui était la transposition divine de sa vision, transposition dont Abraham n’avait pas été conscient. (…) Dieu dit à Abraham, lorsqu’il l’interpella : « En vérité, ô Abraham, tu as cru en la vision !, ce qui ne veut pas dire qu’Abraham, croyant qu’il devait immoler son fils, avait été fidèle à l’inspiration divine ; car il avait prit sa vision à la lettre, alors que tout songe exige une transposition ou interprétation. C’est pourquoi le maître de Joseph en Egypte dit : « … si vous savez interpréter les rêves… » ; interpréter signifie transposer la forme perçue à une autre réalité ; les vaches signifiaient des années fertiles ou maigres. Si Dieu louait Abraham d’avoir été fidèle à la vision, il aurait fallu qu’il eût tué son fils réellement, car il avait cru qu’elle indiquait l’immolation de son enfant, tandis qu’elle symbolisait, du point de vue divin, la « grande immolation » (du bélier). L’enfant fut donc racheté dans la pensée d’Abraham seulement, non pas en réalité et du point de vue divin. »7

L’origine de la fête du sacrifice et le pèlerinage à La Mecque

La Genèse promet à Abraham que son fils Ismaël sera à l’origine « d’une grande nation ». Le texte évoque que Sarah, la femme légitime d’Abraham, lui demande après la naissance de son fils Issac, de chasser sa servante Agar et son fils Ismaël. Dieu dit à Abraham d’accepter la requête de Sarah. Le récit biblique raconte que Agar et Ismaël s’égarent dans le désert et, après que Dieu soit venu à leur secours en leur procurant de l’eau, s’établissent dans le désert de Paran. Ce désert n’est pas précieusement situé. Il peut correspondre à l’actuel sud israélien ou la zone du Sinai et jusqu’au désert Saoudien. La tradition islamique l’associe à La Mecque. En effet, le Coran reprend le récit en indiquant la présence d’Ismaël et d’Abraham à La Mecque dans le verset suivant :

Ainsi, Nous avons instauré le Temple comme lieu de retour pour les humains et comme abri sûr : « Faites de la station d’Abraham un endroit consacré à la prière. » Or, Nous avions engagé Abraham et Ismaël à purifiez Mon Temple pour ceux qui y font des circumambulations, sont assidus et s’inclinent en se prosternant. » (Coran 2 : 125)

Abraham et Ismaël ont ainsi construit la Kaaba comme lieu d’adoration pour le Dieu unique. Les circumambulations, l’inclination et la prosternation lors de la prière étaient déjà d’usage. Il est donc tout à fait légitime que les musulmans se réfèrent à Abraham qui, avant Muhammad, a bâti les prémisses et les fondements de la futur foi islamique telle qu’elle se manifestera dans la Révélation coranique. C’est pour cela que le Coran fait constamment référence à la « Tradition d’Abraham » comme modèle de foi pour tout musulman. En plus de ce lien historique, Muhammad se réclame, d’après la tradition islamique, de la descendance d’Ismaël et les musulmans seront cette « Matrie » souhaitée par les deux patriarches.
C’est parce qu’Abraham est à l’initiative de la Kaaba que la commémoration du sacrifice est directement associée au Pèlerinage à La Mecque. Au delà du sens et de la symbolique du sacrifice, cette fête est aussi et avant tout un hommage à Abraham.

Le premier sanctuaire établi pour les humains est celui qui se trouve à Bakka (Kaaba, La Mecque), lieu porteur de bénédictions et guidance pour les êtres de l’Univers. En ce lieu : des Signes explicites, c’est la station d’Abraham, et qui y pénètre se trouve jouir de la sécurité. Il incombe aux humains d’aller faire, pour Dieu, le Pèlerinage au sanctuaire, pour qui en a les moyens. Qui a dénié, alors vraiment, Dieu, Autosuffisant, se passe des êtres de l’Univers ! (Coran 3 : 96-97)

Le Pèlerinage est une prescription, comme la prière ou le jeûne du mois de Ramadan mais aussi comme la contemplation ou la récitation des noms divins. Rappelons qu’une prescription est une recommandation et non pas une obligation.8 D’autant plus que le Coran précise qu’il incombe de réaliser le Pèlerinage pour les personnes qui en ont les moyens. Ce verset est d’autant plus légitime aujourd’hui où l’Arabie Saoudite propose des tarifs exorbitants pour effectuer le Pèlerinage. Dieu nous donne un certains nombres de pratiques qui sont des outils pour nous réaliser spirituellement. Un pèlerinage est un déclencheur d’expérience spirituelle car on pénètre sur des lieux chargés historiquement et spirituellement par les invocations qu’ils reçoivent et parce qu’ils ont été fréquentés par de grands saints et/ou prophètes. Ils permettent de nous mettre dans de bonnes dispositions pour créer des ouvertures spirituelles. Ainsi, le Coran fixe les modalités de ce pèlerinage à La Mecque et notamment celles de l’animal à sacrifier et les alternatives pour les personnes ne pouvant pas aller accomplir le Pèlerinage.

Et parachevez le Pèlerinage (hajj) et la visite (umra) pour Dieu. Si alors vous êtes empêchés, une offrande sacrificielle (hadi) facile est requise. Ne vous tondez (les cheveux) qu’après que cette offrande (hadi) a atteint son lieu de destination ! Que celui d’entre vous qui est malade ou bien souffre de la tête compense sous forme de jeûne, ou d’aumône (sadaqa), ou de rites sacrificiels (nousouk). Une fois en confiance, que celui qui accomplit la visite (umra) en vue du Pèlerinage présente l’offrande sacrificielle (hadi) qui lui est facile. Pour celui qui alors n’en trouverait pas : un jeûne de trois jours pendant le Pèlerinage et de sept jours au retour est requis, soit dix jours révolus. Cela concerne ceux dont les affiliés ne résident pas près de la Mosquée sacrée (Kaaba). Prenez garde à Dieu et sachez que Dieu est ferme dans la sanction. (Coran 2 : 196)

Dans ce verset, plusieurs termes arabes évoquent l’idée d’offrandes parfois associées au sacrifice :
– Racine de « nousouk (nun, sin, ka) » : Consacrer quelque chose et le donner à titre d’offrande, se consacrer entièrement et sincèrement, se dévouer, se sacrifier, s’offrir, être pieux, être dévot, laver, nettoyer.
Dans l’acception « nousouk » : Offrande, victime immolée en offrande, consécration, engagement,, dévouement, sacrifice, ascèse, piété…
– Racine de hadi (ha, dal, ya) : Guider quelqu’un tout droit, bien diriger, conduire, mettre sur la bonne voie, précéder les autres.
Dans l’acception « hadi » : offrande, présent, victime sacrificielle, manière de se conduire selon les usages, coutume.
– Racine de sadaqa (sad, dad, qaf) : Idée d’offrande de soi ou de ses biens en toute spontanéité, sans réserve. Etre vrai, sincère, authentique, loyal, franc. Réaliser, accomplir, reconnaître sans réserve.
Dans l’acception « sadaqa » : Offrande spontanée, donation, charité, don, aumône.

Le terme sadaqa désigne une aumône sans sacrifice donc un don spontané sous une forme librement choisie (argent, temps, bénévolat…). Les termes nousouk et hadi sont finalement assez proches dans leur signification. A chaque fois, ils renvoient à l’idée d’une offrande reliée à une victime sacrifiée. Avec hadi il s’agit plus spécifiquement d’une offrande sous la forme d’un cadeau lié éventuellement à une coutume. Avec nousouk, le sacrifice est davantage relié à un acte de piété spirituelle. En sommes, nousouk semble plus verticale et en lien avec la transcendance, et hadi, plus horizontale, en lien avec autrui. Le terme nousouk est utilisé uniquement dans le cadre d’une personne qui serait contrainte, pour des raisons de santé, à raser sa tête avant d’effectuer son offrande. Il lui ai alors proposé de jeûner ou faire une aumône ou de réaliser un sacrifice dans un acte de piété. Ce sacrifice est donc indépendant de celui réalisé en lien avec la commémoration du sacrifice du fils d’Abraham, qui s’exprime plutôt par le terme hadi. Le Coran envisage pour ce dernier deux cas de figure : un sacrifice pour ceux qui réalisent le pèlerinage (« Une fois en confiance, que celui qui accomplit la visite (umra) en vue du Pèlerinage présente l’offrande sacrificielle qui lui est facile. ») ou un sacrifice pour ceux qui ne peuvent effectuer le pèlerinage (« Si alors vous êtes empêchés, une offrande sacrificielle facile est requise »). Le rituel du sacrifice va donc au delà du cadre du pèlerinage : il concerne tous les musulmans. Et contrairement à ce que nous entendons souvent, cette commémoration du sacrifice ne vient pas uniquement de la sunna, elle est aussi prescrite dans le Coran.

Pourquoi et comment commémorer cet événement aujourd’hui ?

Le sacrifice animal est le rituel qui, comme tout rituel, permet de revivre dans la matière une expérience spirituelle. En somme, le rituel implique le corps dans le travail sur l’ego. Or, le corps est une grande partie de l’ego, un rituel a donc d’énormes bienfaits spirituels. Cela est valable aussi pour les pèlerinages, la prière rituelle et tous les rituels des fêtes religieuses. Le sacrifice animal permet de conscientiser dans la matière que l’ego – le fils d’Abraham – ne doit pas mourir mais simplement être éduqué. Seulement, pour que cela ait un intérêt, il faut l’accompagner d’un travail spirituel en lien avec la thématique du sacrifice et accepter au préalable le sacrifice de notre ego. Ce travail peut se faire sous la forme d’une méditation dans laquelle on visualiserait la scène du sacrifice avec sa signification symbolique suivie du sacrifice de notre propre ego (représenté par nos défauts, nos peurs, nos émotions négatives, voir tout notre être physique car l’enfant est aussi notre corps), ou alors par une relecture réfléchie des passages coraniques et bibliques évoquant cette histoire, ou encore par une simple méditation réflexive des choses que l’on aimerait voir évoluer en soit. Évidemment peu de musulmans le font dans ce sens aujourd’hui ce qui réduit quelque peu l’intérêt. Se contenter de sacrifier un mouton simplement pour le manger et passer un bon moment en famille n’est clairement pas l’objectif de cette fête. Cela n’empêche pas bien sûr le partage familial, mais il ne faut pas la réduire à cela et aussi prendre le temps de considérer en profondeur l’actualité du sens de cet événement dans notre vie spirituelle personnelle.
Aujourd’hui, la façon de réaliser cette fête semble parfois s’éloigner de son objectif d’origine. La fête du sacrifice vise aussi au partage de l’animal sacrifié notamment pour les pauvres. Comme nous l’avons vu, le terme hadi utilisé dans le verset 196 de la sourate 2 désigne aussi l’idée d’un sacrifice offert en présent selon les usages et coutumes locales. Or, il faut rappeler qu’à l’époque du Prophète ce jour était un des rares où les gens mangeaient de la viande. Et l’animal tué était consommé le jour même donc partagé entre tous. Ce qui signifie de fait que tout les musulmans n’égorgeaient pas chacun un mouton, sinon il y en aurait beaucoup trop. La sagesse serait donc d’en égorger de façon a en avoir suffisamment pour la journée et éventuellement le lendemain et non pas de congeler la viande pour faire des réserves pour les mois à venir.
Par ailleurs, égorger un animal n’est pas un acte anodin. Ôter la vie à un être vivant va à l’encontre des enseignements divins. Dieu nous donne des dérogations mais elles doivent se faire pour une raison valable – pour nous nourrir ou en cas de nuisance ou danger – et en suivant certaines règles. L’objectif premier de ces règles est de réduire au maximum la souffrance animale.9 Par conséquent, il faut savoir égorger un animal correctement. Ce n’est pas à la portée de tout le monde et cela demande un minimum de formation. De nouveau, on s’oppose ici à l’idée que tout musulman devrait égorger un mouton. Et surtout il faut savoir le faire spirituellement, avec une bénédiction liée à la mise à mort et spécifiquement en lien avec la raison du sacrifice de cet animal et la symbolique de la fête.
En France où il est officiellement interdit d’égorger un mouton chez soit, la plupart des gens l’achètent déjà tué. Dans ce cas, il est tout à fait possible d’adapter le rituel. Il est possible par exemple d’acheter une viande de qualité, bio de préférence plutôt que du halal,10 dans l’idéal du halal bio si vous en avez la possibilité, en quantité raisonnable de façon à la consommer dans la journée ou à partager les restes avec des personnes dans le besoin ou des associations, et réaliser un rituel comprenant des formules de bénédiction au moment de la préparation de la viande.

Il est aujourd’hui légitime de s’interroger sur la pertinence de poursuivre cette fête quand la consommation de viande est quotidienne pour beaucoup de monde. En outre, si nous reprenons l’interprétation contextuelle de l’histoire du sacrifice d’Abraham qui visait à interdire les sacrifices humains, l’animal était alors l’outil de substitution pour envisager une adaptation d’un modèle culturel vers un mode de vie plus humain allant dans le sens du respect de la vie. Il est tout à fait possible d’envisager, dans une logique progressiste, d’aller plus loin en abolissant à présent le sacrifice animal. Cette option est légitime et cohérente sur le plan théologique. Reste alors à trouver le nouvel élément de substitution à l’animal sacrifier. Autrement, le sacrifice de l’ego n’est pas racheté. Certains envisagent alors un rachat sous une forme d’aumône (sadaqa) aux pauvres ou à des associations. Bien que l’on s’éloigne un peu de la symbolique première et de l’idée d’offrande sacrificielle, cela reste une façon cohérente d’accomplir le rituel, d’autant plus si on y ajoute la référence au terme hadi dans sa signification de « cadeau ». Ainsi, certains soufis comme Rabia Al Adawiyya, Hassan Al-Basri, ainsi que certains chiites ismaéliens se sont prononcés en faveur d’une substitution par des dons.

 

1 Jacques Berque, Le Coran, p.79, note relative au verset 3 : 81.

2 André Chouraqui, Le Coran, p.882

3 Coran 53 : 37

4 Coran 2 : 124-125

5 Ibn ‘Arabî, La sagesse des Prophètes, Albin Michel, p.85.

6 Coran 4 : 157

7 Ibn ‘Arabî, La sagesse des Prophètes, Albin Michel.

8 Dr Al-Ajami, « La prière obligatoire selon le Coran et en Islam », https://www.alajami.fr/index.php/2018/01/23/la-priere-obligatoire-selon-le-coran-et-en-islam/

9 Voir Anne-Sophie Monsinay, « Animaux et normes alimentaires en islam », https://www.voix-islam-eclaire.fr/2019/10/11/khutba-3-animaux-et-normes-alimentaires-en-islam-anne-sophie-monsinay-11-octobre-2019/

10 Voir Anne-Sophie Monsinay, « Animaux et normes alimentaires en islam », https://www.voix-islam-eclaire.fr/2019/10/11/khutba-3-animaux-et-normes-alimentaires-en-islam-anne-sophie-monsinay-11-octobre-2019/