« Le sens de la pérégrination et du désert en islam » (Anne-Sophie Monsinay)

1. La pérégrination : le voyage en pays lointain

La pérégrination ou « voyage en pays lointain » est une pratique spirituelle très développée dans les milieux soufies. Elle trouve sa justification dans le texte coranique.

Heureux ceux qui font retour, les adorateurs, les louangeurs, les itinérants, ceux qui s’inclinent et se prosternent, qui commandent ce qui est reconnu convenable et interdisent ce qui est considéré comme désapprouvé, ceux qui observent les limites fixées par Dieu. (Coran 9 : 112)

Le verset 5 de la sourate 66 évoque les épouses qui « s’abandonnent à Dieu, mettent en œuvre le Dépôt confié, louent leur Seigneur, se repentent, adorent leur Seigneur, et sont itinérantes dans l’ascèse. »

L’itinérance donc le voyage spirituel et l’ascétisme qui peut l’accompagner sont donc considérés comme une pratique à part entière, au même titre que la prière, l’adoration, le bon comportement et l’observance d’autres prescriptions divines. Le terme arabe sâ’ihûn de la racine sin ya ha renvoie à l’idée de voyager, d’accomplir de long voyages, parcourir, revenir, retourner. En somme ce terme renvoie directement à l’idée d’un voyage physique permettant un retour intérieur, une introspection. Le cheminement physique renvoie au cheminement intérieur. La pérégrination vise à la purification intérieure. Par l’Hégire, le prophète Muhammad a entreprit une pérégrination vers une ville lointaine. Et bien que celle-ci fut forcée par les circonstances et les hostilités à son égard, elle renvoie aussi à un cheminement intérieure. Le terme hijara renvoie à l’idée de « se séparer de quelqu’un, abandonner, quitter quelqu’un ou quelque chose, émigrer, s’éloigner, fuir ». La pérégrination permet un travail de détachement de notre univers quotidien, que ce soit de choses matérielles ou de personnes. Elle permet de se dépouiller de tout ce qui est autre que Dieu. En quittant la Mecque, le Prophète a laissé certains de ses amis proches et toutes ses affaires, sans savoir alors qu’il pourrait y revenir.Tous les Prophètes ont pérégriné au cours de leur existence, que ce soit des voyages forcés (Muhammad avec l’hégire, Moïse par la sortie d’Égypte) ou voulus (Jésus et Jean Baptiste). Jésus et Jean sont les modèles du pèlerin ascète, qui avait abandonné toute attache matérielle et affective en quittant leur famille pour accomplir leur mission prophétique et être au service de Dieu et de l’humanité.

La pérégrination : une intériorisation de la création divine et du pèlerinage

Le Coran invite en permanence à la contemplation de la beauté et la complexité de la nature, reflet de la magnificence divine.

Et c’est Lui qui a étendu la terre sur laquelle Il a mis des monts bien ancrés et des rivières. Et de chaque espèce de fruits, Il y a mis deux éléments de couple. Il fait que la nuit couvre le jour. Vraiment, cela : des Signes pour des tenants qui méditent ! (Coran 13 : 3)

Et certes Nous avons placé des tours (constellations zodiacales) dans le ciel et Nous l’avons embelli pour ceux qui observent. (Coran 15 : 16)

En définitive, c’est tout le cosmos qui est voué à un voyage perpétuel. La course des astres et la rotation des sphères célestes, rejoint le chemin des êtres humains qui traversent les cycles des saisons et de la vie. Ibn Arabi considère que la méditation de ces signes extérieurs amène l’être humain vers leur signification intérieure. Par leur grande proximité avec la nature, certaines pérégrinations favorisent la redécouverte de ce lien extrêmement puissant qui unie l’être humain à la nature, écho de son intériorité. La beauté et la complexité de la nature sont des sources permanentes d’inspiration et de méditation pour l’être humain. Il y a dans la nature des clefs sur la compréhension de notre propre intériorité que ce soit par les notions de cyclicité ou d’impermanence. Le lien à la nature aide à relativiser les difficultés qu’on peut rencontrer dans nos vies quand on sait que tout se régénère mais que rien ne meurt, que tout passe mais que rien ne change fondamentalement.

L’effet spirituel des pérégrinations se retrouve également dans les pèlerinages. Se rendre sur les lieux saints (et pas seulement La Mecque) permet de recevoir les grâces et les états spirituels acquis par le prophète ou le saint qui y est enterré ou qui a fréquenté ce lieu. C’est une sensation spirituelle extrêmement puissante qui nous relie à notre état divin intérieur. Ce dernier devient manifeste en présence de lieux sacrés, en témoigne cette expérience spirituelle vécue par Ibn Arabi alors qu’il était en train d’accomplir des circumambulations autour de la Kaaba. Arrivant devant la Pierre Noire, il rencontre un être mystérieux qu’il décrit comme « le Jouvenceau évanescent, le Parlant-Silencieux, celui qui n’est ni vivant ni mort, le composé-simple, l’enveloppé-enveloppant ». « Il se met alors à douter et dit « Ce processus ne serait-il pas autre chose que la Prière rituelle d’un vivant autour d’un cadavre (la Kaaba) ? ». « Regarde, lui dit le Jouvenceau mystique, le secret du Temple avant qu’il s’échappe. » Ibn Arabi voit alors le Temple de pierre devenir vivant. Il comprend alors le rang spirituel de son Compagnon et souhaite devenir son disciple et apprendre tous ses secrets. Il est alors submergé par une telle puissance d’Amour qu’il perd connaissance. En revenant à lui, son Compagnon lui dévoile : « Je suis la Connaissance, je suis ce qui connaît et je suis ce qui est connu 1. » » Henri Corbin qui relate cette histoire dans « L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi » conclut ainsi : « Il avait alors appris que la Kaaba mystique est le cœur de l’être. Il lui avait été dit : « Le Temple qui Me contient, c’est ton cœur. » Le mystère de l’Essence divine n’est autre que le Temple du cœur, et c’est autour du cœur que processionne le pèlerin spirituel. »

La pérégrination aujourd’hui

Aujourd’hui, nous pouvons envisager différents types de pérégrinations : les voyages en milieux naturels et les voyages urbains comme les pèlerinages. Les modalités adoptées pour ces voyages permettront de travailler différentes choses :

  • la confiance en Dieu : dans un voyage à l’étranger que nous organisons nous-mêmes tout est incertain. Et même si le voyage est préparé pour limiter les risques et le temps perdu par l’organisation logistique sur place, nous ne sommes jamais à l’abri d’imprévus et de désagréments. Ces voyages peuvent devenir des mises à l’épreuve et des tests d’endurance de foi. Il faut être prêt à perdre le matériel, à nous détacher de nos prévisions, de nos envies, de nos attentes, et accueillir ce que le Seigneur nous offre. Pour les voyages en milieux naturels, il faut accepter de ne faire qu’un avec une nature pas toujours favorable et de voir la majesté divine en cela aussi. Si des résolutions d’ascèses se combinent au voyage (jeûnes ou restrictions matérielles), là encore la confiance en Dieu est le seul secours.
  • Les épreuves auxquelles confrontent certains voyages permettent de mettre en exergue certaines peurs et blocages enfuies en nous et qui ne sont pas toujours décelables dans notre confort matériel quotidien. En sommes, les voyages révèlent l’état intérieur des individus. Le soufi marocain Ibn ‘Ajîba déclara : « Les pérégrinations spirituelles sont indispensables au faqîr qui débute dans la voie. Le voyage dévoile les défauts et purifie les âmes et les cœurs ; il élargit le caractère et, grâce à lui, la connaissance du Roi et Créateur suprême gagne en ampleur… On a dit que le faqîr est comme l’eau : s’il séjourne trop longtemps à la même place, il s’altère et devient putride…2 »

Le voyage intérieur

D’aucun pensent qu’au contraire les voyages physiques sont inutiles car Dieu est présent en tout temps et tout lieu « Il est avec vous où que vous soyez ! » (Coran 2 : 115) et qu’il faut le chercher en nous. En sommes, les bienfaits exotériques du voyage (la nature, un lieu saint, les déplacements) seraient des freins ou des distractions à la recherche intérieure. Tout dépend de ce que nous souhaitons travailler pendant la pérégrination ou la retraite. Avec une pure intention, ces éléments deviennent des déclencheurs d’expériences spirituelles. Ils sont donc l’outil qui nous permet d’arriver au but. Encore une fois, l’outil ne doit pas être confondu avec l’objectif. Un voyage peut être inutile si on ne fait de ses grâces physiques que des objets de curiosité et de contemplation extérieure à nous. Autrement dit, un travail doit être effectué pour établir un lien entre l’état émotionnel ou intellectuel dans lequel nous plonge la présence à ces objets et l’expérience spirituelle intérieure. Ibn ‘Atâ’ Allâh (m. 1309) de la Shadhiliyya met en garde contre une conception trop formelle de cette pratique : « N’envie pas celui qui pérégrine à travers les contrées isolées et les déserts jusqu’à Ceylan, qui parcourt la Perse ou l’Occident extrême, tout en gardant son âme avec lui. Celui qui part en emportant avec lui les causes du mal, il n’est pas réellement parti 3. » Le voyage doit être transformatif. Nous devons en revenir différent de notre départ.

Les récits des Prophètes regorgent d’épopées évoquant le voyage intérieur qu’ils ont traversé. Là encore, il ne s’agira pas de les lire comme des histoires extérieures à nous mais de les vivre comme si nous les vivions.

Par le récit liturgique des versets coraniques, le récitateur va revivre le drame des prophètes ; son voyage jusqu’au Sinaï mystique se poursuivra de prophète en prophète de son être, en s’involuant de ciel en ciel de son être, jusqu’à l’astrum in homine.

Successivement le récitateur est Noé, Loth, Moïse, Zûl-Qarnayn (Alexandre), Salomon… Il est Noé que les flots séparent de son fils, parce que ce fils n’était pas réellement de sa famille. (…) Le récitateur est Loth qui sait que son peuple, livré aux turpitudes, sera anéanti au prochain matin. Il est Moïse voyageant en compagnie du mystérieux prophète Khadir, son initiateur. Le vaisseau de Noé vogue si rapidement qu’il franchit ici le hiatus qui, dans la sourate 18, sépare l’épisode de Moïse de l’épisode d’Alexandre, et voici que le pèlerin atteint à la montagne al-Judi (où atterrit l’arche de Noé), face au peuple de Gog et Magog. Là il est Alexandre construisant une digue mettant le microcosme humain à l’abri des assauts des infra-humains, et il le fait, parce qu’il est lui-même Salomon, ayant à sa disposition la source de cuivre en fusion et que les génies travaillent à son service 4.

Le voyage et la retraite spirituelle sont opposés sur le plan exotérique. Le premier utilise le mouvement, la seconde l’immobilité. En réalité, l’état dans lequel ils nous plongent sont similaires. Les règles d’ascétisme sont également souvent proches. Et elles peuvent même, dans le cas du désert se confondre. Car le désert permet un retrait du monde et une pérégrination.

Ibn ‘Arabî indique que « le voyage et son abandon procèdent tous deux d’un aspect divin, l’un représenté par la descente de Dieu vers le ciel de ce monde ; l’autre, par l’établissement sur le Trône. Ces deux aspects, le mouvement et le repos, se retrouvent dans le voyage du Prophète qui s’élève, transporté, ne se mouvant donc pas de son propre chef 5. »

2. Le sens du désert

Tous les prophètes se sont retirés et/ou ont traversé le désert. Le désert est le lieu de l’isolement, le lieu des rendez-vous avec Dieu mais aussi des épreuves. Expérimenter le désert permet de se mettre dans les conditions des Prophètes, de se relier à eux.

Le vide et le silence : entre méditation et contemplation

Si le désert est si particulier par rapport à la forêt, à l’océan ou à la montagne, c’est qu’il est un des rares endroits sur terre où nous pouvons faire l’expérience du silence complet. Dans le désert, les formes de vie humaine et même animale sont fortement réduites et très discrètes. Il suffit de s’éloigner un peu du campement pour ressentir ce silence extérieur. Cette absence de bruit s’accompagne d’une absence d’objet physique, parfois une absence de relief, lorsque nous sommes dans de grandes plaines ou étendues de sable. En contemplant le paysage désertique, nous sommes happés par l’infinie étendue qui s’élance devant nous. Celle-ci rejoint l’infinie étendue céleste. Paradoxalement, ce vide visuel et auditif si fascinant pour nos sens corporels finit par annihiler ces derniers. L’absence de sollicitation sensorielle renvoie au vide intérieur. Il n’y a plus d’autre vie que notre propre vie, perdue dans ce néant. Inéluctablement, nous ne pouvons fuir face au désert et sommes obligé de nous plonger en nous-même.L’islam et les religions abrahamiques sont nées dans le désert. Ce lieu a contribué à façonner nos Prophètes qui ont compris le sens de ce vide et de ce silence. Car le désert est le reflet de la Réalité divine. Le vide est en réalité rempli de Sa Présence. Le silence est rempli de Sa Présence. L’immensité du paysage renvoie à la Grandeur de Dieu. Dans le désert, rien n’existe en dehors de Lui, il n’y a de réalité que la Réalité divine, il n’y a de dieu que Dieu. La profession de foi incarne cette prise de conscience que nous pouvons vivre au désert. Nous nions tout d’abord toute forme de vie ou de réalité, avant de nous apercevoir que ce vide est plénitude.

Le désert invite au dépouillement absolu. Nous limitons nos outils matériels pour nous déplacer dans un paysage parfois hostile et nous sommes confrontés à devoir restreindre l’élément naturel le plus indispensable à notre survie : l’eau. Par ces restrictions matérielles, nous délaissons le corps pour aller à l’essentiel ; à notre Esprit divin. Ainsi, nous nous tournons naturellement vers Dieu car comme le disait Balzac : « le désert c’est Dieu sans les hommes 6. »

Ce vide humain offre à nos yeux une nature vierge et pure, non attachée par l’influence humaine. Cela a conduit Pierre Loti à une méditation des origines : « Les montagnes sont de sable, d’argile et de pierres blanches: amas de matières vierges, entassées là au hasard des formations géologiques, jamais dérangées par les hommes, et lentement ravinées par les pluies, lentement effritées par les soleils, depuis les commencements du monde. » Il ajoute : « On est comme grisé de silence et de non-vie, tandis que passe un air salubre, irrespiré, vierge comme avant la création 7. »

Le Coran invite en permanence à méditer sur cette nature parfaite, reflet de l’image de son Créateur.Le naturaliste Théodore Monod (1902-2000) a également vécu cette quête spirituelle dans le désert. Il confie « J’ai eu la chance de rencontrer le désert, ce filtre, ce révélateur. Il m’a façonné, appris l’existence. Il est beau, ne ment pas, il est propre. C’est pourquoi il faut l’aborder avec respect. Il est le sel de la Terre et la démonstration de ce qu’ont pu être la naissance et la pureté de l’homme lorsque celui-ci fit ses premiers pas d’Homo erectus 8. »

La violence du désert : l’épreuve spirituelle

Mais le désert n’est pas que calme et sérénité. Il est aussi rudesse et violence dans le cas de tempêtes de sable, de fortes chaleurs ou de grands froids. Les tempêtes peuvent durer des jours sans interruption. Le sable vole partout, nous en recevons dans les yeux et la bouche. Le désert devient alors une véritable épreuve physique. Nous sommes face à face à la Toute Puissance divine. Les descriptions bibliques n’ont pas manqué de mettre en exergue cette violence du désert. Le livre d’Esaïe l’évoque ainsi : « Oracle sur le désert de la mer. Comme s’avance l’ouragan du midi, Il vient du désert, du pays redoutable » (Esaïe 21 :1).

Ainsi, ce lieu appelle à l’humilité, à nous rappeler que nous ne sommes rien sans Lui. Là encore, il invite au travail intérieur. Si nous arrivons à nous apaiser intérieurement, à calmer notre mental, à méditer dans et pendant ces tempêtes de sables, nous découvrons qu’une paix immuable demeure et que ces fluctuations météorologiques reflètent les changements de nos émotions et de nos pensées. En réalité, dernière tout cela, Dieu est toujours là. Il n’y a alors aucune différence entre la beauté apaisante de cette nature sauvage et sa force déchirante. Elles ne sont que diverses facettes de Dieu et de nous même.Paradoxalement, le désert est aussi le lieu de l’épreuve spirituelle et de l’absence de Dieu. Les hébreux ont erré 40 ans dans le désert pour se dépouiller de tout ce qui est autre que Dieu.

L’Éternel parla à Moïse et à Aaron, et dit : Jusqu’à quand laisserai-je cette méchante assemblée murmurer contre moi ? J’ai entendu les murmures des enfants d’Israël qui murmuraient contre moi. Dis-leur : Je suis vivant ! dit l’Éternel, je vous ferai ainsi que vous avez parlé à mes oreilles. Vos cadavres tomberont dans ce désert. Vous tous, dont on a fait le dénombrement, en vous comptant depuis l’âge de vingt ans et au-dessus, et qui avez murmuré contre moi, vous n’entrerez point dans le pays que j’avais juré de vous faire habiter, excepté Caleb, fils de Jephunné, et Josué, fils de Nun. Et vos petits enfants, dont vous avez dit : Ils deviendront une proie ! je les y ferai entrer, et ils connaîtront le pays que vous avez dédaigné. Vos cadavres, à vous, tomberont dans le désert ; et vos enfants paîtront quarante années dans le désert, et porteront la peine de vos infidélités, jusqu’à ce que vos cadavres soient tous tombés dans le désert. De même que vous avez mis quarante jours à explorer le pays, vous porterez la peine de vos iniquités quarante années, une année pour chaque jour ; et vous saurez ce que c’est que d’être privé de ma présence. Moi, l’Éternel, j’ai parlé ! Et c’est ainsi que je traiterai cette méchante assemblée qui s’est réunie contre moi ; ils seront consumés dans ce désert, ils y mourront. (Nombre 14 : 26-35)

Cette punition face à l’adoration du veau d’or représente la souffrance endurée par l’épreuve à la fois physique et intérieure. Cette souffrance n’existe que si nous sommes coupés de Dieu. Le veau d’or évoque la matérialité, la richesse extérieure, la superficialité. En oubliant notre vie spirituelle, en nous souciant que de considérations matérielles, nous adorons le veau d’or et délaissons Dieu. En cela, nous nous punissons nous-même car cet oubli entraîne des souffrances psychiques, émotionnelles voir physiques. Le vide et la rudesse du désert sont alors perçus comme une conséquence du vide spirituel intérieur. Ce désert devient une absence de lien avec notre nature divine, une absence de perception de Dieu.

Le désert chez les Prophètes

Tous les saints et prophètes sont passés par le désert. Toutes les révélations des religions abrahamiques se sont faites au désert. Moïse a reçu la Torah dans le désert du Sinaï, David recevait les Psaumes dans le désert, Jean Baptiste prêchait dans le désert et Jérusalem incarne le désert et la solitude (« Tes villes saintes sont un désert ; Sion est un désert, Jérusalem une solitude. » Esaïe 64 : 9).

Quant à Muhammad, il a également reçu les premiers versets coraniques dans le désert.Le désert est considéré comme le passage obligé pour s’accomplir spirituellement. Il est le lieu par excellence des retraites et des théophanies des prophètes.David associe l’aridité du climat désertique à sa difficulté de se relier à Dieu. L’extérieur résonne avec son intériorité.« Psaume de David. Lorsqu’il était dans le désert de Juda. O Dieu ! Tu es mon Dieu, je te cherche ; Mon âme a soif de toi, mon corps soupire après toi, Dans une terre aride, desséchée, sans eau. Ainsi je te contemple dans le sanctuaire, Pour voir ta puissance et ta gloire. Car ta bonté vaut mieux que la vie : Mes lèvres célèbrent tes louanges. Je te bénirai donc toute ma vie, J’élèverai mes mains en ton nom. Mon âme sera rassasiée comme de mets gras et succulents, Et, avec des cris de joie sur les lèvres, ma bouche te célébrera. Lorsque je pense à toi sur ma couche, je médite sur toi pendant les veilles de la nuit. » (Psaume 63 : 1-2)

En constatant l’évolution spirituelle vécue par David dans ces versets, nous pouvons aussi l’interpréter autrement : David ne sentirait plus Dieu non pas à cause de l’aridité désertique mais plutôt des épreuves qu’il vit en société. Le désert serait donc le refuse – et l’est souvent pour David – dans lequel il peut enfin trouver protection et proximité avec le divin. Le désert devient alors un sanctuaire, reflet des attributs divins. Ce lieu propice à la méditation, lui permet de retrouver la force nécessaire pour retourner agir dans le monde.

D’autres saints ont fait du désert leur lieu privilégié de méditation et de travail spirituel. Ainsi, un conte soufi rapporte :

C’était un homme droit, un amant véritable. Un jour, après avoir médité une pleine année dans une grotte du désert, il s’en alla frapper à la porte de sa bien-aimée. Derrière la porte close il entendit sa voix. Elle demanda :

– Qui est là ?

– C’est moi, dit l’homme, sur le seuil.

Il n’y a pas de place pour toi et moi dans la même maison, répondit la voix de sa bien-aimée, derrière la porte close.

Alors cet homme droit, cet amant véritable s’en retourna au désert où une pleine année encore il médita. Quand enfin il revient frapper à la même porte, à nouveau il entendit la voix de sa bien-aimée. A nouveau elle demanda : – Qui est là ?

Cette fois l’homme droit répondit : – C’est toi-même. Et la porte s’ouvrit. »9

Ici la bien-aimée représente Dieu, comme c’est souvent le cas dans les récits soufis. Par sa retraite méditative en solitaire, l’amoureux de Dieu fini par s’apercevoir tout d’abord de la présence de Dieu en lui-même. Néanmoins cette présence cohabite encore avec une illusion de séparation ou d’individualité. Il retournera méditer pour découvrir qu’il n’y a d’autre réalité que cette présence divine. Son ego, c’est à dire ce qui lui donne l’illusion d’être séparé de sa bien-aimée, n’existe plus. Cette séparation n’est qu’une illusion. Une fois celle-ci tombée, il ne reste que Dieu. C’est l’enseignement de la chahada : il n’y a rien d’autre que Dieu. En ayant accepté et réalisé cela, l’amoureux retrouve et s’unit pleinement à sa bien-aimée, l’être humain se relie pleinement à Dieu.

Moïse traverse le désert pendant 40 ans et reçoit la Parole de Dieu dans le désert. Dans la Bible, Moïse est considéré comme le Prophète le plus humble : « Or Moïse est le plus humble des hommes sur Terre. » (Nombres 12 : 3). Dieu l’a choisi pour libérer le peuple hébreu alors qu’il bégayait. Il manquait tellement de confiance en lui que Dieu lui a permis d’être assisté par son frère. D’après le rabbin Gabriel Hagai, « le désert reflète cette humilité et le dépouillement essentiel pour recevoir la Parole de Dieu. Cette Parole de Dieu, nous pouvons tous la recevoir en nous dépouillant intérieurement. Il ne s’agit pas de lire un texte sacré, qu’il soit la Bible ou le Coran, mais bien d’expérimenter ces paroles intérieurement. La racine du terme hébreu « midhbâr » qui signifie « désert » se retrouve également dans dâvâr (« parole » en hébreu). À l’instar de Moïse, pour recevoir la Parole divine l’être humain doit se faire désert, c’est-à-dire se vider de tout ego. »

Jésus aussi a vécu le désert de différentes façons. Il s’y est tout d’abord retiré 40 jours en faisant un jeûne complet, avant de commencer son ministère. Le désert fut alors pour lui le lieu des épreuves, de la tentation, et du dépouillement de la dernière fine parcelle d’ego qu’il pouvait avoir.

Aussitôt, l’Esprit poussa Jésus dans le désert, où il passa quarante jours, tenté par Satan. Il était avec les bêtes sauvages, et les anges le servaient. (Luc 5 : 15-16)

Ce passage au désert permet la consécration d’un Prophète, et lui donne l’habilitation à délivrer son message. Après cela, il est invulnérable et peut tout supporter. Seuls l’hostilité de la nature et du jeûne permet de libérer l’individu de son attachement au corps. Les bêtes sauvages évoquent ici à la fois la nature littérale mais aussi les émotions intérieurs, l’ego à dompter. Néanmoins le verset précise que Dieu est toujours présent même dans ces moments difficiles. Il veille et protège son serviteur.

Muhammad quant à lui a grandi auprès d’une nourrice dans le désert. D’après la Sîra, vers l’âge de 40 ans, il prend l’habitude de se retirer dans une grotte dans le désert, sur le mont Hira où il reçoit les premières révélations. La Mecque est bâtie sur une zone de désert. Par son cube vide, la Kaaba représente le vide intérieur, Dieu sans forme manifestée. En s’orientant vers la Kaaba, on se tourne vers notre intériorité.

Conclusion

Il semble y avoir, d’après tous ces récits de saints et de prophètes un consensus sur les fruits spirituels générés par le désert. Ce lieu fascine et semble être le garant d’une réalisation spirituelle. Néanmoins, il ne faut pas absolutiser le potentiel d’élévation du désert. Un lieu peut favoriser cette dernière mais il reste un outil, au même titre qu’une pratique comme le jeûne ou la prière. Le désert ne peut rien si notre cœur n’est pas dans de bonne disposition. Le désert ne peut rien si nous n’avons pas la volonté et la rigueur nécessaire à toute progression spirituelle. David nous le rappelle dans le Psaume 75 :

Je dis à ceux qui se glorifient : ne vous glorifiez pas ! Et aux méchants : n’élevez pas la tête ! N’élevez pas si haut votre tête, ne parlez pas avec tant d’arrogance ! Car ce n’est ni de l’orient, ni de l’occident, ni du désert, que vient l’élévation. Mais Dieu est celui qui juge : Il abaisse l’un, et il élève l’autre.

1 Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi, Entre Lacs, juillet 2012.
2 J. L. Michon, « Un maître shâdhilî marocain : Ahmad Ibn ‘Ajîba al-Hasanî – Sa vie et son legs spirituel », dans E. Geoffroy, Une voie soufie dans le monde : la Shâdhiliyya, Paris, Maisonneuve & Larose, 2005, p. 224.
3 D. Gril, « L’enseignement d’Ibn ‘Atâ’ Allâh al-Iskandarî, d’après le témoignage de son disciple Râfi‘ Ibn Shâfi‘ », dans E. Geoffroy, Une voie soufie dans le monde : la Shâdhiliyya, op. cit., p. 97.
4 Henry Corbin, En islam iranien, Sohrawardî et les Platoniciens de Perse.
5 Ibn ‘Arabî, Le dévoilement des effets du voyage, op. cit., p. XI de l’introduction par D. Gril.
6 Balzac, Une passion dans le désert, Paris, 1832.
7 Pierre Loti, Voyage au Moyen-Orient.
8 Theodore Monod, Le pèlerin du désert.
9 Henri Gougaud, Contes des sages soufis.