« Islam progressiste : de l’urgence de déconstruire les clichés » (Eva Janadin)

« L’article publié par Sylvie Taussig et Karim Ifrak le 1er février 2019 sur le site The Conversation et intitulé « Des imams femmes pour la France ? » fait preuve de nombreuses inexactitudes, voire de procès d’intention, bien loin de l’expertise universitaire et de l’exigence journalistique dont le site The Conversation se réclame. Je saisis donc ici l’occasion de répondre aux co-rédacteurs de l’article.

Les nuances faites à notre argumentation pour justifier l’imamat des femmes sont fondées sur des sous-entendus douteux et qui demandent à être éclaircis par les auteurs. En voici un exemple : « Le mutazilisme est certes l’école de pensée la plus libérale et la plus raisonnée qui soit, mais pour autant, elle ne peut concéder aux néo-mutazilites, le droit de s’affranchir de ses préceptes fondamentaux. » Il est absolument stupéfiant de lire une pareille assertion sous la plume de chercheurs. Y aurait-il donc des lignes rouges infranchissables empêchant la raison personnelle et la conscience d’exercer son droit de regard ? Quels sont donc ces préceptes fondamentaux dont on ne devrait pas s’affranchir ? De quoi parle-t-on ici au juste ? Les deux universitaires co-rédigent donc un article au nom de leur affiliation professionnelle, tout en se permettant d’exprimer leur point de vue sur ce qu’ils estiment être une impasse « juridiquement et théologiquement parlant » concernant l’imamat des femmes, sans autre forme de problématisation à caractère heuristique.

Selon eux, les porteurs des deux projets de mosquées devraient décrire ce que serait cet imamat féminin, notamment pour la question des menstruations, en reprenant les poncifs relatifs au fait qu’une femme n’aurait pas le droit de prier et de jeûner pendant ses règles. Que répondre à cette affirmation prosaïque ? Ces deux chercheurs sont-ils également devenus des théologiens aguerris capables de dicter à la musulmane ce que sont les « bons » préceptes à suivre ? Nous avons déjà dénoncé les pressions qui sont faites sur le corps des femmes musulmanes. Nous rejetons formellement ces intrusions dans leur intimité, sur la base d’injonctions dénuées de fondement théologique. Les femmes imams, et n’importe quelle femme qui a ses règles, font absolument ce qu’elles veulent de leur vie spirituelle sans avoir à rendre des comptes. Les auteurs demandent d’ailleurs une précision sur les prérogatives de ces femmes imams : nous répondons qu’elles auront exactement les mêmes que celle des hommes, il n’y a aucune raison de faire des demi-mesures par rapport à cela et de ne donner aux femmes imams qu’une partie des fonctions qu’un imam homme fait habituellement.

Les deux chercheurs ne semblent pourtant pas avares en clichés ; selon eux, nous serions « adoubés par l’État » sous prétexte que nous aurions été invités en septembre 2018 aux Assises territoriales de l’islam de France. Précisons que de nombreux acteurs associatifs et institutionnels y ont été conviés, et certains sont très loin d’être en adéquation avec les valeurs républicaines. Il est peu rigoureux d’invoquer des arguments fallacieux qui ne font qu’encourager ce mythe attribué aux musulmans progressistes d’être « au service de l’État », voire parfois d’être des « collaborateurs », pour ne pas dire « collabeurs ». Signalons que ces Assises avaient pour but de rassembler les interlocuteurs de l’islam en France pour garantir le dialogue avec les cultes, interroger sur les besoins et élargir l’éventail de ces interlocuteurs, en y intégrant donc des acteurs associatifs comme les porteurs des mosquées Fatima et Sīmorgh, ce qui est tout à fait légitime.

De plus, nous n’avons jamais prétendu vouloir représenter « le vrai islam », qui n’existe pas de toute façon : l’islam est ce que nous en faisons. Notre but est en revanche d’acculturer l’islam à la France et de faire en sorte que les discours religieux et les pratiques cultuelles soient en total accord avec les valeurs fondamentales des droits humains, qui sont également les valeurs républicaines : liberté de conscience, égalité hommes-femmes, lutte contre toutes les discriminations, parce que nous sommes tout simplement français et nous tenons à ces valeurs permettant de faire société et de construire ensemble.

Les auteurs critiquent aussi le fait que ces projets tendent à « enfermer l’islam dans l’islam des mosquées ». Ayant déjà affronté pléthores de critiques sur les « musulmans progressistes » ou « libéraux » aux mœurs soi-disant dépravées et si éloignés des lieux de cultes, nous voici maintenant affublés de la critique exactement opposée. Nous sommes parfaitement conscients que l’islam ne se limite pas à celui des mosquées et que la pratique islamique dépasse le simple cadre des lieux de culte. Le réinvestissement du champ cultuel par les musulmans progressistes part d’un constat établi : l’absence totale d’alternatives cultuelles et le monopole de la pensée conservatrice dans les mosquées en France. Une partie croissante des musulmans français manifestent leur désir d’une pratique collective apaisée, dans un cadre structurant et en adéquation avec les fondements des droits humains. Or, qui sont les personnes qui monopolisent la question des pratiques islamiques et donnent des réponses à tout si ce n’est la frange rigoriste de l’islam ? Pour faire face à cette emprise, nous souhaitons offrir à nos coreligionnaires un cadre structurant tout en les incitant à s’interroger sur le sens de leurs pratiques, à sortir du suivisme, du formalisme cultuel et de l’enfermement dans une obsession des interdits.

Venons-en maintenant au passage le plus problématique de l’article qui réside dans les procès d’intention dont les deux auteurs font preuve. La manière dont sont décrits les porteurs de ce projet est tout bonnement indigne de tout journaliste ou universitaire : « Par ailleurs, (ces projets) se focalisent aussi sur des figures charismatiques qui visent peut-être une gratification directe et immédiate. » De quel droit se permet-on ce genre de procès d’intention sur des personnes ? Il s’agit là d’un véritable enfermement manichéen dans des catégories d’analyse qui brouillent totalement le bon sens. Il semble devenu courant d’accuser quelqu’un de mégalomanie, d’égocentrisme ou d’opportunisme dès lors qu’il cherche à proposer des idées pour améliorer des problèmes de société. Cette réponse est donc l’occasion de rappeler quelques éléments de déontologie et de rigueur intellectuelle que les auteurs semblent avoir oublié. Ces attaques personnelles n’ont pas lieu d’être dans un média qui se prétend le garant « d’une expertise universitaire et d’une exigence journalistique ». Nos deux auteurs peuvent être fiers de cette attaque calomnieuse et gratuite qui prolonge voire cautionne les injures que nous subissons déjà de manière incessante sur les réseaux sociaux.

Faisant suite à la citation, ils accusent les porteurs de ces projets d’être « sous les auspices de la Sainte Ignorance décrite par Olivier Roy », sans aucune preuve tangible pour justifier de telles allégations et de tels raccourcis. Rappelons que l’ouvrage d’Olivier Roy alerte sur les dangers qu’entraîne la déculturation des religions sous l’effet des courants fondamentalistes et new age. À titre d’exemple, le salafisme s’est mondialisé en exportant à travers la planète une forme de vie religieuse standardisée et considérée comme étant « pure » car située en dehors de la sphère profane jugée « impure ». Ce fondamentalisme a fait émerger un islamic way of life homogénéisé sur le plan du mode de vie, alimentaire, vestimentaire et familial. Cependant, Olivier Roy insiste sur le fait que ces mouvements se méfient de la culture, de la littérature, de l’engagement social et se vivent en rupture avec un monde (re)devenu païen. L’article nous accuse donc ici de cette « sainte ignorance » : serions-nous donc dans cette logique de rupture et de déni du monde profane ? Il me semble inutile d’en dire plus tellement cette incrimination est grossière et vide de sens.

Les auteurs auraient gagné en crédibilité s’ils avaient daigné creuser cette problématique de la déculturation du religieux. Mais au fait, de quelle culture parle-t-on ? Cette notion recouvre une pluralité de significations, notamment ce que l’on appelle le folklore, autrement dit une culture « morte » qui ne sait plus s’adapter au temps qui passe. Selon Olivier Roy, le salafisme aurait déculturé l’islam en inventant un « pur religieux » loin du monde profane et loin de la culture. C’est effectivement de cette manière dont les salafistes se définissent. Mais le chercheur devrait-il se borner à croire sur parole un tel discours ? Ont-ils réellement mondialisé l’islam pour en faire une religion déculturée ? Ne peut-on pas prendre une autre piste interprétative, celle de l’islamisation des pratiques culturelles bédouines et arabes en faisant croire qu’il s’agirait du « vrai islam » ? Le problème n’est pas tant de dire qu’une religion est universelle, puisque cela ne l’empêche pas de l’intégrer dans sa culture d’accueil par des accommodements, que de sacraliser des habitudes folkloriques pour les rendre intouchables.

Le religieux étant adossé à la culture, comment cette dernière doit-elle être qualifiée ? Une culture spirituelle, une meilleure connaissance des textes, de l’histoire des religions et de ses productions intellectuelles ou bien un folklore sclérosé ? On fait croire bien souvent aux convertis à l’islam qu’ils devraient se déculturer pour suivre un islam universel. Ceux qui tombent dans le piège finissent effectivement par suivre cette voie et sombrent dans un véritable analphabétisme religieux. Ils rompent avec leur culture d’origine, non pas pour se diriger vers un « pur religieux » comme ils le croient, mais vers une autre culture arabe et bédouine. De ce point de vue, il faut s’écarter de l’idée qu’une religion serait intrinsèquement rattachée à une civilisation et à une culture originelle qu’il faudrait faire perdurer à tout prix. Les religions ont justement ce génie d’être naturellement déculturées et de pouvoir s’imbriquer et se fondre dans toutes les cultures. Il est donc tout à fait possible de se convertir à l’islam tout en restant culturellement français, sans que ces deux mondes se concurrencent.

Contrairement aux allégations des auteurs, nous sommes bien loin de la « sainte ignorance » dont ils nous accusent, puisque nous voulons au contraire rattacher notre islamité à notre culture française, sans qu’il n’y ait de contradiction avec les traditions et pratiques spirituelles de l’islam qui sont universelles. C’est d’ailleurs ce qui nous conduit à critiquer une partie de l’analyse d’Olivier Roy sur la question des convertis où il affirme que « la conversion est au cœur de la déconnexion entre le religieux et le culturel. » (Olivier Roy, La sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture, Paris, Seuil, 2008, p. 48).

De même, les arguments concernant notre soi-disant inscription dans la mouvance New Age sont précisément les mêmes que ceux des musulmans conservateurs. Même question aux auteurs : où sont vos preuves justifiant ces accusations ? Le New Age est un courant spirituel occidental caractérisé par une approche individuelle et éclectique de la spiritualité. Souvent accusé d’être un bricolage syncrétique de pratiques et de croyances, ce mouvement a pour but de transformer les individus par l’éveil spirituel pour changer l’humanité. Or, les auteurs ne peuvent nier le fait que nous nous référons à une tradition, l’islam, et à un ensemble de pratiques, celles proposées par le Coran. Ce réflexe systématique d’affilier toute nouvelle manière de vivre l’islam au courant New Age montre l’incapacité à sortir des catégories habituelles pour comprendre ces nouvelles manières de vivre sa vie spirituelle aujourd’hui.

Les lecteurs de l’article pourront également apprécier la hauteur de vue des auteurs lorsqu’ils affirment qu’« une mosquée inclusive ressemble à un selfie ». Voici l’exemple archétypal d’un cliché constamment ressassé : les courants libéraux et progressistes de toutes les religions sont accusés a priori d’individualisme et de glorification de l’ego. N’y aurait-il donc aucun juste milieu entre, d’un côté, un individualisme rejetant toute appartenance, et de l’autre, un communautarisme écrasant l’individu et ses besoins personnels ?

On trouve un exemple d’alternative dans le personnalisme initié par le philosophe français Emmanuel Mounier. En réalité, l’individualisme et le communautarisme ne sont que les deux faces d’une même pièce. Ils se nourrissent d’un réflexe anthropologique de défense : on cherche à se construire, en tant que groupe ou individu, en réaction à l’autre, parce qu’on le juge différent. Le personnalisme a trouvé une issue : devenir une personne – et non pas un individu isolé du reste du monde -, autrement dit un sujet pensant. Cette transformation permet de prendre conscience que ce qui nous sépare des autres n’est qu’une illusion et que tout est unité, ce qui est, par ailleurs, le principe fondamental en islam, al-tawḥīd. Emmanuel Mounier définit la personne exactement de cette manière : « La personne au contraire (se constitue) par un mouvement d’ouverture aux autres, de dépassement et de communion. Une générosité fondamentale dilate la personne au niveau de l’être par opposition à l’avarice foncière qui contracte l’individu sur son avoir. » C’est justement ce qui est au cœur du projet de la mosquée Sīmorgh, à savoir aider chaque fidèle musulman qui la fréquentera à faire germer cette personne : être capable de trouver son propre chemin tout en s’aidant de l’autre.

Une mosquée inclusive n’est donc pas réductible à un simple selfie, à un phénomène de mode ou une sorte de hype. Nous souhaitons que les fidèles reprennent le contrôle de leur vie spirituelle en recouvrant une véritable autonomie, par une quête de sens personnelle, une introspection pour connaître leurs besoins spirituels, afin qu’ils éduquent leur esprit critique pour distinguer ce qui est fondamental pour eux ou ce qui est superficiel. Ce n’est pas là le royaume de la facilité et de la paresse, bien au contraire, l’exercice de cette liberté et de cet esprit critique doit être sans cesse renouvelé, il est un effort d’interprétation constant. C’est tout l’inverse de quelqu’un qui s’endort sur ses lauriers et se complaît dans une paresse intellectuelle, ne cessant de demander l’avis des « experts en religion » pour que ceux-ci décident à sa place de ses normes de vie. Si l’avis de l’autre peut éclairer le jugement, s’il peut aider à diversifier les possibilités de réponses, c’est au final la conscience personnelle qui doit décider. L’islam aide à cultiver un lien personnel entre Dieu et le fidèle, éduquons donc notre capacité à écouter notre guide intérieur. Dans la mosquée Sīmorgh, cette vie spirituelle ne sera plus solitaire et individuelle mais collective : le fait d’ouvrir un lieu de culte montre que nous cherchons justement à aller au-delà des risques individualistes du New Age car nous avons besoin de vivre en commun ce culte, mais dans un groupe qui n’écrase pas les besoins individuels. Cet écosystème aura au contraire pour but de motiver l’entraide, le partage fraternel et le compagnonnage spirituel. »

Eva Janadin
Source : « Islam progressiste : de l’urgence de déconstruire les clichés », Oumma, 2 février 2019