« Les leaders religieux musulmans gagneraient à faire leur critique historique » (Omero Marongiu-Perria)

« Jeudi 3 décembre, Saphirnews publiait une tribune de mon ami et confrère Michael Privot, sous le titre « Aux musulmans, de l’urgence du débat sur le salafisme ». Je rejoins parfaitement le propos consistant à inviter les musulmans au débat intra-communautaire, non pas en catimini, comme le souhaitent certains coreligionnaires, mais au sein même de la société pour dépassionner enfin les débats sur l’islam.

Michael Privot a pris soin de poser la problématique ; il s’agit non pas de stigmatiser le conservatisme religieux en soi, mais bien d’analyser les dérives auxquelles a conduit la stratégie saoudienne de diffusion du wahhabisme dans l’ensemble du monde musulman. Parallèlement, il faut approfondir l’impact de la doctrine salafiste sur des publics musulmans qui tombent dans une approche dichotomique de la religion. Je saisis donc ici l’occasion pour apporter un éclairage particulier sur une situation certainement parmi les plus sensibles pour les musulmans en ce début de siècle, notamment en contexte européen.

Pour être franc et direct, je ne pense pas qu’une simple analyse critique du salafisme puisse apporter un éclairage suffisant sur l’évolution actuelle de l’islam contemporain, sauf à considérer le terme dans une acception plus globale que celle du salafisme lié au wahhabisme. La problématique du radicalisme religieux, dans le champ musulman, s’ancre en effet à la fois dans l’histoire de la production d’une vision du monde fondée sur l’hégémonie et la domination, dans l’exégèse et le droit musulman, avec laquelle la plupart des leaders religieux n’ont pas rompu, mais également dans le réformisme tel que l’islamisme du XXe siècle va le promouvoir de par le monde musulman.

Sur le premier aspect, historique, j’ai émis dans plusieurs articles l’hypothèse que le discours religieux musulman contemporain, toutes tendances doctrinales confondues, est encore largement empreint d’un paradigme, forgé par les théologiens musulmans dans le contexte d’un empire émergent, qui visait à légitimer l’idée que l’islam est une religion ayant pour vocation de dominer le monde, au sens concret et territorial du terme.

Sur ce plan, le salafisme est du pain bénit pour pas mal de leaders religieux musulmans, dans le contexte français notamment, qui sont plus dans des stratégies d’acteurs que dans une rupture réelle avec ce paradigme. Ces leaders religieux donnent l’image de musulmans branchés et ayant adopté les codes culturels de la société, et ils développent un discours de négation de ce paradigme tout en maintenant ses fondements doctrinaux.

Je m’explique : pour tout un ensemble de questions touchant aux différents aspects de la vie sociale – rapports de genre et mixité, vie sociale et travail de la femme, mariage et divorce, rapports aux non-musulmans, arts, loisirs (dont la musique, au passage), etc. ‒, on ne trouve aucune différence notoire entre les avis prônés par les différentes obédiences salafistes et les avis diffusés sur une multitude de sites Web situés dans des appartenances idéologiques diversifiées, des Frères musulmans aux obédiences ethno-nationales se revendiquant des différentes écoles juridiques musulmanes.

Je sais que certains acteurs associatifs me font le reproche d’amalgamer de la sorte des responsables musulmans ancrés dans un discours citoyen et ouvert sur la société avec d’autres acteurs musulmans prônant un islam de rupture avec l’environnement. Cet argument serait valable si les salafistes n’avaient aucun discours sur la citoyenneté et la participation à la société, ce qui aujourd’hui est faux, et si les autres acteurs musulmans précités avaient rompu avec les références interprétatives de l’islam issues du paradigme hégémonique, ce qui là aussi est faux.

J’irai même plus loin ; bien des leaders religieux musulmans accusent les salafistes de faire un catalogue de versets et de hadiths, pour prôner leur idéologie, sans passer par le filtre des savants de l’époque classique, hormis le fameux Ibn Taymiyyah. Pourtant, curieusement, sur certains sujets comme la liberté de conscience, de religion – incluant la possibilité de quitter l’islam sans être « inquiété » – on ne trouve sur les sites et dans les discours de ces leaders « éclairés » que des compilations de versets et de hadiths, bien entendu choisis à dessein, sans qu’ils donnent accès aux avis référencés de savants anciens et contemporains légitimant la liberté de conscience et de choix de vie, comme la citoyenneté politique pleine et entière aux non-musulmans en pays d’islam. Ils ne le peuvent pas car les avis les plus autorisés, dans l’exégèse comme dans les différentes écoles juridiques musulmanes, prônent justement le contraire. Il leur faudrait pour cela remettre en cause une bonne partie de cet héritage, ce qu’ils ne veulent pas assumer.

De ce point de vue, on peut toujours rassurer les sociétés occidentales sur le fait que Daesh est un groupe sectaire dirigé par des fous furieux dont on retirera avec véhémence la qualité de musulmans, sauf que ce dernier puise ses références dans des avis doctrinaux faisant autorité dans le droit musulman traditionnel. Juste à titre d’exemple, je consultais récemment un site Web prônant la diffusion du malékisme – l’une des quatre principales écoles juridiques musulmanes – auprès du public musulman francophone ; l’un de ses promoteurs, se réclamant d’un islam des lumières, n’a pourtant pas hésité à mentionner le fait que, dans l’avis juridique faisant autorité chez les théologiens malikites, parmi les conditions pour être le témoin légal d’un mariage était le fait d’être un homme, musulman pratiquant, et libre (c’est moi qui souligne), sans aucune autre forme de précision sur la dimension historique et révolue de l’esclavage en islam.

C’est pour cela que, de mon point de vue, on ne pourra jamais faire avancer les questions relatives à un islam ancré dans le monde sans assumer et dépasser cet héritage dont une bonne partie est purement et simplement obsolète, voire dangereuse.

Sur le second aspect, il existe un argumentaire assez subtil consistant à inscrire les mouvements islamistes contemporains, les Frères musulmans au premier chef, dans la filiation des réformistes du XIXe siècle. Ces mouvements auraient porté, à l’échelle de groupes constitués, les idéaux de réforme de l’islam tels que portés par des personnages à l’instar de Jamâl ad-Dîn al-Afghâni et Muhammad Abduh. Cette interprétation est, certes, plaisante, elle a même connu une tentative de formalisation dans la thèse de doctorat d’un prédicateur musulman francophone notoirement connu ; elle n’en demeure pas moins fallacieuse comme elle ne résiste pas à l’analyse historique.

Bien au contraire, l’islamisme contemporain repose sur le couplage entre un fort conservatisme religieux – qui, au demeurant, s’accommode fort bien du libéralisme économique – relevant du salafisme et la volonté de mise en œuvre d’un idéal de société fondé sur le paradigme hégémonique précité. Personnellement, je fais partie d’une génération de militants islamistes qui a été socialisée dans cette matrice, dans le contexte français, avec un discours et des pratiques ne se démarquant pas fondamentalement des leaders estampillés aujourd’hui comme salafistes. La seule différence notoire résidait peut-être dans l’habit mais nous partagions, finalement, le même habitus et, pour nous, il s’agissait de mettre en pratique l’islam « totalisant » défini par Hassan al-Banna.

Depuis, « de l’eau a coulé sous les ponts », pour reprendre l’adage, mais ce serait une erreur monumentale de nier ce pan important de l’histoire de l’islam en contexte occidental, car il continue à impacter la façon dont une partie des musulmans pensent et structurent leur rapport à la société. Plus récemment, si l’on reprend le fil des « Printemps arabes », ce ne sont pas, encore une fois, les leaders salafistes français qui ont été les fers de lance des discours vindicatifs à l’encontre des régimes arabes, et plus précisément du régime syrien, ce sont les associations et les leaders religieux proches des milieux islamistes.

L’erreur stratégique majeure, pour les musulmans comme les pouvoirs publics français, réside à la fois dans le fait de se tromper de débat et de cible. Les porosités évoquées par différents experts entre le salafisme quiétiste et le basculement vers un radicalisme de rupture violent ne se résument pas, à mon sens, au passage d’une islamité visible conservatrice vers une islamité prônant la destruction de la société, ou encore de l’adhésion aux discours de prédicateurs islamistes quiétistes francophones à l’adhésion au registre daeshien. La problématique concerne, in fine, tous les leaders religieux, et toutes les obédiences musulmanes.

Aussi, en pointant du doigt l’islamité visible exacerbée comme l’antithèse d’un islam apaisé et intégré à la société, on risque d’exonérer les musulmans d’une réflexion profonde sur les discours et les pratiques de leurs leaders religieux, toutes doctrines et obédiences confondues, et sur leur continuité avec une Histoire et des références doctrinales qui doivent être reconnues, assumées mais, espérons-le, dépassées. »

Omero Marongiu-Perria
Source : « Les leaders religieux musulmans gagneraient à faire leur critique historique », Saphirnews, 4 décembre 2015