« La fidélité dans le mouvement » (Souleymane Bachir Diagne)

« Les masses n’aiment pas la raison ? Pourquoi donc ne pas rester entre soi, à pratiquer la discipline de l’arcane selon la tradition des falāsifa et des soufis, entre « bons esprits » ? Tout ce que demandait Averroès, c’était que la communauté en général fût protégée de la philosophie et les philosophes de la misologie (haine de la raison) des foules. (…) Afghani est avant tout un réformiste qui ne peut s’en tenir à la séparation entre une élite, naturellement cosmopolite parce qu’elle parle le langage universel de la démonstration, et des masses qui seraient constitutivement enclines à détester ce langage et à se crisper sur une fidélité de répétition.

La réforme que la situation du monde musulman commande d’engager est, avant tout, un mouvement d’éducation (d’e-ducation pourrait-on écrire, en insistant sur l’étymologie d’une sortie de l’enfermement) de ce monde et non une conversation entre gens éclairés. (…) L’intellectuel ou le savant a ainsi une responsabilité d’éducation, c’est-à-dire de reconstruction continue de la fidélité dans le mouvement contre la pétrification ou ce que l’on peut appeler, pour utiliser l’heureuse expression du philosophe Gaston Berger, un entêtement rétrospectif. C’est pourquoi, même s’il rappelle que l’histoire intellectuelle du monde islamique est en soi un contre-argument à opposer aux affirmations de Renan, la vraie réponse se situe pour Afghani dans la décision de se donner un avenir différent, en comprenant ce que signifie réellement la fidélité. Il ne s’agit pas de contrer Renan en évoquant le passé, mais en décidant de cesser de lui donner raison. (…) Il s’agit au contraire d’effectuer le mouvement antiscolastique de lever les yeux pour les porter sur le livre du monde. Descartes avait dit de la philosophie qu’elle est le geste d’ouvrir les portes et les fenêtres. Dans le même ordre d’idées, Afghani déclare qu’« est philosophe celui dont l’esprit est sensible au moindre incident et au moindre détail survenu dans l’univers et non point celui qui – semblable aux aveugles – suit une route dont il ignore le commencement et la fin. (…)

« Rompre avec une scolastique sclérosée est la manière dont il faut renouer avec le mouvement que la religion est d’abord. Si la réforme, comme on le voit, a pour but de faire advenir la modernité, quel contenu faut-il donner à celle-ci ? C’est sans doute le disciple égyptien Mohammed Abdou (1849-1905) qui indique avec la plus grande netteté ce qu’il faut entendre par modernité. Il s’agit explique-t-il dans son Exposé de la religion musulmane, de libérer la raison des chaînes que constitue l’imitation, c’est-à-dire la répétition aveugle et mécanique d’une tradition, et d’affirmer que l’humain est libre et a atteint sa majorité ; qu’il n’y a pas de maître dont le rôle aille au-delà du simple fait de réveiller l’intelligence à elle-même et à ses capacités propres de juger. (…) Le troisième aspect de l’affirmation d’Abdou est ce que l’on pourrait appeler la reconstruction rétrospective du sens de la religion. On le voit ici, en effet : c’est parce que l’autonomie du jugement individuel apparaît aujourd’hui comme une valeur et une exigence qu’elle est projetée comme un sens dont la religion était toujours déjà porteuse. Cette démarche de revisiter les fondations pour leur faire porter les exigences de progrès que pose le présent est caractéristique de la philosophie réformiste. On pourrait la qualifier de fondamentalisme progressiste pour l’opposer alors à un fondamentaliste réactif. L’évocation des origines peut se traduire en une crispation sur la volonté à tout prix de reproduire ce qu’il en était en ce temps-là, celui de l’âge d’or, de la première génération. Cette attitude revient à croire que la fidélité signifie l’imitation servile d’un modèle. Ce qui est tout simplement impossible car le modèle que l’on se donne ainsi est toujours reconstitué, c’est-à-dire fabriqué. (…) De la manière de vivre et de penser de ceux qui étaient là à l’origine, nous ne savons que peu de chose. Vouloir faire comme eux, c’est inévitablement inventer. Prétendre reproduire le modèle de ce qu’ils furent, sans aucune innovation, c’est se mentir. Car la vie elle-même, d’abord est innovation. Voilà pourquoi il y a un retour aux fondements qui signifie que l’on cherche à s’inspirer de ce qu’il en était à l’origine, pour essayer de capter ainsi l’esprit de la religion, de le retrouver dans son jaillissement premier et libre, révolutionnaire, afin de mieux répondre aux exigences du présent et se diriger vers l’avenir. Ce qui définit alors le « fondamental » est qu’il se distingue de l’accessoire, des interprétations pétrifiées qui sont venues s’interposer entre lui et les exigences du présent. À ce fondamental on demande de redonner l’élan, de rouvrir l’avenir. C’est là le fondamentalisme progressiste.

Quant au fondamentalisme réactif, celui de la crispation, il exprime l’horreur du temps, conçu par lui comme ce qui nous sépare de l’original, plutôt que du fondamental. Il est réaction, aux portes de la violence, contre l’œuvre du temps en quoi il ne voit que déperdition de ce qui fut « en ce temps-là », celui des pieux ancêtres. Le fondamentalisme réactif hurle à la mort contre le temps. En bien des passages, le Coran parle de ceux qui s’opposent à la prédication des prophètes au nom de leur fidélité à la manière des « pères ». Ainsi Mohammed Abdou cite-t-il le verset 43 : 21 qui décrit le raidissement de ceux qui idolâtrent les ancêtres : « Nous avons trouvé nos pères sur une voie et nous nous laissons guider par leurs traces. » Et il le commente en affirmant, en substance, l’actualité de cette attitude. En effet, ceux qui sont dans l’ignorance que le projet de libérer l’humain et sa raison des chaînes d’imitation est un mouvement continu oublient aisément que cette parole de refus n’a pas été seulement proférée dans un moment historique dépassé où la parole de Dieu n’arrivait pas encore à trouver un chemin dans des esprits et des cœurs obstrués par l’idolâtrie : elle est intemporelle au sens où elle est encore la nôtre, aujourd’hui, alors que nous sommes, toujours de nouveau, appelés au mouvement de sortir de l’enfermement dans la tradition des pères, dans les interprétations pétrifiées. La modernité n’est rien d’autre que la compréhension que la vie est ce mouvement d’être toujours en train de sortir de la tradition, de sortir, pour la raison, de sa minorité. En outre, l’intelligence de ce mouvement doit elle-même être favorisée par la méditation de l’histoire passée. Et ainsi, loin d’être simplement ce qui nous éloigne de l’âge d’or, le temps comme histoire est maître de vérité pour diriger vers l’avenir. Faire un retour sur le passé pour y lire un esprit de mouvement et ainsi ouvrir le futur est un geste de réforme que l’on retrouve dans l’intitulé même du livre majeur d’Ameer Ali, philosophe moderniste indien d’une dizaine d’années plus jeune qu’Afghani (L’Esprit de l’islam. Une histoire de l’évolution des idéaux de l’islam, ainsi que la vie du Prophète). (…)

Il s’agit alors de comprendre le devenir autrement, en réalisant que le temps n’est pas à l’extérieur de la religion mais sa texture. Le temps n’est pas – ou pas seulement, ou pas d’abord – l’épreuve qu’il lui faut surmonter, mais il constitue son autodéploiement même : le temps est Dieu. (…) La nécessaire « reconstruction de la pensée religieuse de l’islam » suppose la mise à jour d’une pensée du temps comme devenir créateur, d’une cosmologie qui soit émergence continue, élan vital. (…) Et s’il fallait un seul mot pour condenser toute la signification de la philosophie iqbalienne, ce mot pourrait parfaitement être inachèvement : inachèvement du monde, toujours en train d’advenir, inachèvement de l’humain, toujours à la tâche de s’accomplir en personne. (…) Penser autrement, pour le poète et philosophe indien, c’est donc relire le texte coranique en sachant retrouver son sens derrière cette image convenue dans laquelle on enferme l’idée de création : celle d’un acte fini par lequel Dieu aurait produit le monde d’un coup de fiat, un seul, pour ensuite le contempler, achevé. C’est saisir pleinement le sens d’une tradition prophétique qu’Iqbal cite souvent car elle contient, en effet l’essence même de sa pensée : « Ne dénigrez pas le temps, car le temps est Dieu. » Ce que dit cette tradition, c’est que le temps est l’être même et non pas son simple lieu. Que le réduire à l’espace, manquant ainsi de véritablement le penser, c’est aussi manquer de penser l’être dans sa tension essentielle.

Dieu est toujours à l’œuvre dans son acte créateur qui n’est pas épuisé et le monde qui continûment sourd de cet acte est un monde en mouvement. L’univers, écrit ainsi Iqbal, n’est pas « donné en bloc » comme un produit fini, immobile et incapable de changement. Et il ajoute cette phrase qui semble, dans ce texte en prose, lui être dictée par son tempérament poétique : « Dans les profondeurs de son sein repose, peut-être, le rêve d’une nouvelle naissance. (…) De cette cosmologie, il dit qu’elle est celle même du Coran, et il cite à cet égard plusieurs versets qui tous ont le sens de faire du monde inachèvement et création continuée. (…) D’autres versets peuvent aussi être évoqués qui tous découvrent le monde produit par Dieu comme innovation permanente, comme le rêve, toujours, d’une nouvelle naissance. Ce qui fait l’importance, considérable, de la pensée d’Iqbal (…) c’est précisément qu’elle est entièrement fondée sur cette lecture de la cosmologie coranique comme un mouvement d’émergence continue. Et c’est parce qu’il en est ainsi que la « reconstruction » de la pensée de l’islam doit se voir comme la libération d’un mouvement qui s’était pétrifié et non comme la greffe, de l’extérieur, d’une modernité – ramenée en général à ses signes techniques – sur une essence immobile. (…) Les forces conservatrices, si puissantes dans les sociétés musulmanes, ont installé la peur de l’innovation. (…)

En mettant au jour la cosmologie émergente qui interdit de dénigrer le temps, c’est-à-dire de nier son aspect créateur pour voir en lui ce qui vient corroder ce qui fut « en ce temps-là », l’ambition du poète indien est de remettre la pensée à l’endroit en montrant que ce n’est pas l’accueil de la différence mais au contraire le refus de l’innovation, du mouvement même de la vie, qui est infidélité. Dire du monde qu’il est inachevé, c’est dire qu’il est ouvert à l’action transformatrice de l’humain. Qui vise, dans cette action, son propre achèvement, lequel consiste à faire advenir un individu. (…) À la différence du divin « Je suis », celui de l’humain, imparfait encore comme unité vivante, est inachèvement, aspiration vers davantage d’unité et donc d’être. (…) Le « je suis » iqbalien se conquiert et se construit dans l’action de transformer le monde pour le mener vers son achèvement. La poésie du philosophe indien abonde en images qui expriment ce mouvement vers l’unité du soi en quoi consiste l’être. (…)

L’humain a vocation à être le collaborateur de Dieu dans l’œuvre infinie d’achèvement du monde. Puisqu’en lui le mouvement cosmique prend conscience de lui-même, cela lui confère la responsabilité de l’accompagner par son action. La face objective de cette action est l’entreprise de transformation du monde où l’ego humain découvre ce que signifie continuer la création. (…) Comme Afghani, mais de manière plus philosophique pourrait-on dire, Iqbal est en colère contre l’entêtement rétrospectif et l’attitude contemplative. Tous deux constituent en effet une trahison de ce que l’on a à être, une ignorance de ce qu’implique le dépôt confié à l’humain (Coran, 2 : 28 ; 6 : 165 ; 20 : 122 ; 33 : 72). (…) Pour Iqbal, ce dépôt est celui de la personnalité et de la liberté. L’humain est ainsi l’être dont la vocation est de prendre part à la vie et à la liberté de l’Ego ultime qui lui a accordé en cela toute latitude. Le soufisme, en particulier, voit en l’humain un pont vers l’humain accompli. Iqbal aime à entendre cela par comparaison avec ce que dit Nietzsche de l’homme comme auto-dépassement continu de soi vers une existence plus haute. (…) Le soufisme de la vita contemplativa qui croit que le but est de voir pour se perdre ensuite dans ce que l’on contemple, voilà le contresens sur ce que demande le dépôt qui est confié à l’humain. Il ne s’agit pas de voir mais d’être, en se confrontant à la dure réalité d’un monde ouvert et à transformer. »

Souleymane Bachir Diagne
Source : Extraits de Comment philosopher en islam ?, Paris, Philippe Rey, 2008