Prêche #8 « La contemplation et la connaissance en islam » (Eva Janadin, 28 février 2020)

« Aujourd’hui en islam, on se concentre souvent sur les cinq piliers, et en particulier sur les quatre pratiques rituelles : la prière, le pèlerinage, l’aumône et le jeûne. Or, cette liste place une hiérarchie dans les pratiques spirituelles qui n’existe absolument pas dans le Coran mais que dans les hadiths. D’autres rites évoqués dans le Coran sont jetés aux oubliettes alors qu’ils permettent aussi de cheminer vers Dieu au même titre que ce que l’on appelle les pratiques fondamentales de l’islam. On va s’intéresser aujourd’hui à une de ces pratiques qui est négligée, à tort : la contemplation et la méditation des signes divins. Ces derniers se retrouvent partout, notamment dans la nature ; au fil du temps les êtres humains ont cherché à représenter dans les arts islamiques ces signes, ces symboles qui nous aident à comprendre en profondeur des réalités divines.

La contemplation, une pratique coranique

De nombreux versets invitent le croyant à la méditation contemplative, en voici quelques exemples :

Vraiment, il y a dans la création des cieux et de la terre, dans l’alternance du jour et de la nuit, dans la course des navires sur la mer, dont les hommes tirent profit, dans l’eau que Dieu fait descendre du ciel et dont Il fait revivre la terre après l’avoir fait mourir, avant d’y répandre des animaux de toute espèce, dans la modulation des vents et des nuages disposés entre le ciel et la terre, il y a vraiment en tout cela des signes pour un peuple capable de raisonner (qawm yaʿqilûn). » (Coran 2 : 164)

Dans la Création des cieux et de la terre, dans l’alternance de la nuit et du jour réside un signe pour ceux doués d’intelligence (al-albâb). (Coran 3 : 190)

Lui qui exauce quand on L’invoque dans la nécessité, dissipe le mal, établit les hommes lieutenants sur la terre, avec Dieu peut-il y avoir un autre dieu ? Mais combien peu vous méditez (tadhakkarûn) ! (Coran 27 : 62)

Et parmi Ses Signes Il a créé pour vous des épouses à partir de vous-mêmes pour que vous demeuriez en paix auprès d’elles. Il a mis entre vous de l’affection durable et une miséricorde. Certes, il y a en cela des Signes pour ceux qui méditent (yatafakkarûn). (Coran 30 : 21)

Dans tous ces versets, Dieu incite le fidèle à contempler la beauté du monde pour Le trouver et contempler Sa Face.

Mais contempler le monde ne signifie pas chercher Dieu uniquement en dehors de l’être humain, dans une transcendance qui écraserait ce dernier. Au contraire, la notion de tawhîd, d’unicité divine abolit la séparation entre l’extérieur et l’intérieur, entre la transcendance et l’immanence. Dieu est aussi dans la conscience de chacun. Par ces appels à la contemplation méditative, Dieu incite à faire un retour sur soi, à méditer en faisant un examen de conscience régulier, pour observer avec attention ce qui se passe en nous-même.

Le Coran incite à contempler l’intérieur de notre âme également par la contemplation et la méditation. Prier ne vise pas à marquer sa soumission à Dieu mais à déclencher la connaissance de la Réalité, al-Haqq, et la connaissance de Dieu. La méditation permet de s’immerger dans une réalité où s’abolissent les frontières entre la conscience et le monde extérieur et d’accéder à Dieu.

Beaucoup de savants musulmans ont fait l’éloge de la méditation contemplative et de l’acquisition d’une compréhension profonde des choses.

Al-Ghazâlî rapporte que Luqmân avait l’habitude de se retirer durant longtemps seul pour méditer. Le Prophète Muhammad faisait lui aussi des retraites où il méditait profondément. De nombreuses traditions insistent sur le fait que deux unités de prière accomplies de manière courte mais avec concentration et méditation sont meilleures que de passer la nuit entière en prière sans aucune concentration.

Al-Hassan al-Basrî s’adressa au calife ‘Umar b. ‘Abd al-‘Azîz :

Sache que la méditation invite à faire le bien et à le mettre en pratique, tout comme elle invite à regretter le mal commis et à le délaisser.

Autre remarque d’al-Ghazâlî :

Les sollicitations sont nombreuses dans le Coran au sujet de la méditation, de la contemplation, la concentration et de la réflexion. Il est inutile de préciser que la pensée est la clé de la lumière et le début de la clairvoyance. C’est le réseau des sciences et le filet des savoirs et des connaissances.

Le Prophète disait lui aussi, rapporté par Ibn Kathîr :

Malheur à celui qui récite ce verset et ne le médite pas.

Cette parole met le doigt sur un défaut qui se retrouve fréquemment chez les musulmans : celui de prendre le Coran comme un texte que l’on devrait simplement réciter correctement sans le comprendre, que l’on ne devrait pas interpréter avec l’intelligence humaine sous prétexte que celle-ci serait imparfaite, alors que le Coran ne cesse de faire appel à cette intelligence !

D’après ces interprétations, l’on devrait se contenter de réciter sans réellement comprendre, que l’on devrait rester effrayés par la crainte de déformer la parole divine alors que Dieu sans cesse répète et enjoint les fidèles à méditer et à réfléchir sur les signes divins ! Or, les âyât sont non seulement des signes divins présents dans la nature qui nous entoure mais sont aussi les versets coraniques eux-mêmes : tous doivent être passés au crible de la contemplation et de la méditation humaine, qui implique d’y réfléchir en profondeur pour les comprendre.

Ainsi, le plus important n’est pas d’apprendre le Coran par cœur mais de le comprendre et d’y trouver le sens profond.

Quels termes arabes dans le Coran au sujet de la contemplation ?

Plusieurs termes sont utilisés dans le Coran pour désigner l’activité de la contemplation méditative. Le Coran incite effectivement à regarder les Signes divins, donc à les contempler mais il ajoute systématiquement une activité à cela : la réflexion, c’est-à-dire l’analyse de ce qui a été vu pour en tirer des conséquences et comprendre en profondeur ce qui a été contemplé. Ainsi, la contemplation coranique n’est pas un exercice passif de l’esprit humain, il ne suffit pas d’observer et de se complaire de manière béate voire naïve devant la beauté du monde, il faut comprendre pour mieux connaître.

Ainsi, à chaque fois que Dieu dans le Coran demande à l’être humain d’observer, il associe un verbe qui qualifie une activité de l’esprit : celle de la connaissance et de la quête du savoir. Chose extraordinaire ! La manière dont la religion est comprise dans le Coran n’a rien à voir avec un systèmes de croyances infondées et de confusion entre sciences et croyances. Au sujet de l’analyse de l’œuvre de Mohammed Iqbal, Abdennour Bidar dit la chose suivante : « son véritable objet n’est pas le croire mais le savoir, la foi est davantage qu’un simple sentiment, elle recèle quelque chose comme un contenu cognitif », c’est-à-dire les processus par lesquels un être humain acquiert des connaissances sur son environnement (traduction et édition de Mohammed Iqbal, Reconstruire la pensée religieuse de l’islam, Paris, 2020, p. 26) :

La recherche de fondements rationnels dans l’Islam peut être regardée comme ayant commencé avec le Prophète lui-même. Sa prière constante a été : “Dieu ! Gratifie-moi de la connaissance de la nature ultime des choses !”. Or, poursuit-il, le Coran offre à la raison l’opportunité d’approfondir au maximum sa compréhension de la réalité grâce à ce qu’il nomme son “naturalisme” ou son “attitude empirique” (il dit aussi “anticlassique” en développant la thèse d’un antagonisme entre la métaphysique abstraite des Grecs antiques et de l’esprit de l’islam), c’est-à-dire son exhortation à peu près constante à l’observation de la nature. Iqbal cite ainsi de nombreux versets caractéristiques dans lesquels l’attention et la méditation de l’homme sont continuellement attirées du côté du “flux temporel des choses”. (…) Voilà comment “Le Qur’ân nous dévoile le grand fait du changement. (Abdennour Bidar, op. cit., p. 27)

De nombreux termes sont employés dans le Coran pour inciter à la quête du savoir et à une attitude empirique et scientifique par rapport à la Nature.

La racine ‘aqala est fréquemment utilisée : par exemple, qawm yaʿqilûn, c’est-à-dire un peuple qui réfléchit : le ‘aql est l’activité principale de l’intelligence qui consiste à faire des liens pour tirer des conséquences et une compréhension fine des choses ; le fidèle est incité à faire le lien entre ce qu’il voit dans la Création et ce qui est à l’origine de la Création, Dieu. Il est incité à utiliser sa raison, son intuition et son discernement dans ce qu’il voit pour mieux comprendre et concevoir Dieu à travers une meilleure connaissance de Sa Création.

Autre racine arabe fréquemment utilisée dans le Coran pour indiquer l’activité d’une méditation contemplative : dhakara, cette activité de l’esprit implique de se souvenir, de se remémorer l’alliance entre l’humanité et Dieu pour reprendre conscience que nous sommes responsables de la Création qui nous entoure :

Souvenez-vous de moi et je me souviendrai de vous. (Coran 2 : 152)

Cette activité de l’esprit qui consiste à méditer sans cesse et à se souvenir de ce pacte avec Dieu crée un lien direct avec Lui.

Autre terme arabe coranique : al-albâb, on peut le traduire par ceux qui sont doués d’intelligence et d’une conscience profonde, voire d’une sagacité, c’est-à-dire une vivacité d’esprit.

Le terme qui revient aussi fréquemment dans le Coran au sujet de cette contemplation est la racine arabe fkr : réfléchir avec attention sur une chose et penser profondément ; c’est-à-dire apprendre à la connaître sous toutes ses coutures, à connaître ses causes d’existence et ses lois, son organisation mais aussi à connaître avec le cœur et l’intuition.

Les soufis ont appelé cette pratique le tafakkur, la contemplation méditative qui consiste à réfléchir, observer avec attention et méditer sur les créations divines, sur Ses signes. Cela implique d’arrêter notre rythme effréné du quotidien, de prendre le temps de contempler le monde qui nous entoure et de le comprendre en profondeur. Mais cette pratique n’est pas le monopole des soufis et des confréries, elle est l’essence même de la démarche de connaissance divine incitée par le Coran.

Dans tous ces termes coraniques, on retrouve une unité lexicale : l’appel à l’intelligence et au savoir, sous toutes ces formes ; le fidèle dans le Coran est donc invité à contempler et comprendre ce qui l’entoure : autant la nature que les comportements humains, non dans une forme de passivité et d’admiration béate mais en accompagnant continuellement cette contemplation par un effort de compréhension profonde des choses, de leurs causes premières et de leur fonctionnement. Ainsi c’est la recherche du sens profond qui prime dans le rite de la contemplation et non l’arrêt de l’intelligence et son écrasement face à la grandeur du monde.

Mohammed Iqbal va très loin dans l’analyse de ces injonctions à l’observation et à la méditation. Pour lui, l’attitude empirique incitée par le Coran engendra même les fondements de la science moderne : celle qui consiste à connaître le monde par l’induction : observer le réel pour atteindre des réalités métaphysiques. Contrairement à la pensée grecque, les sens et l’expérience physique et matérielle du réel, sont des méthodes d’accès au divin dans le Coran, alors que chez les Grecs les sens ne sont que des obstacles pour atteindre la Vérité.

Cette démarche d’observation et de contemplation trouve ses racines dans le contexte social de la Révélation. Renoncer au visible était impensable pour les bédouins de l’époque du Prophète. C’est l’observation des faits physiques et réels qui garantissait la survie des tribus nomades dans le désert. Sans l’observation attentive des signes qui pouvaient alerter l’homme d’un danger imminent, c’était la mort assurée.

Dieu s’est donc d’abord adressé à une société profondément attachée au monde visible et à la matérialité. Dieu utilisa cette caractéristique pour faire comprendre aux bédouins de l’époque que leur contact réfléchi avec le flux temporel des choses leur permettait d’atteindre une vision métaphysique et intuitive de l’intemporel.

Pour Iqbal :

La réalité réside dans ses propres apparences ; et un être tel que l’homme, obligé de maintenir son existence dans un milieu adverse, ne peut se permettre d’ignorer le visible.

Le terme « signes », les âyât, est fondamental dans le Coran qui voit des signes de la Réalité ultime dans le soleil, la lune, l’allongement des ombres, l’alternance du jour et de la nuit, la diversité des couleurs, des langages de l’homme.

Les signes divins résident dans tout ce que la perception sensorielle que l’homme découvre dans la nature.

C’est le devoir du musulman que de réfléchir sur ces signes et non de passer à côté d’eux comme s’il était sourd et aveugle. La surdité et l’aveuglement sont d’ailleurs fréquemment des défauts dans le Coran. C’est à partir de ses sens et du concret que l’être humain accède à des réalités plus subtiles.

Ainsi, le Coran reconnait que l’attitude empirique que l’on retrouve dans l’observation méditative et la réflexion rationnelle sont une étape indispensable pour la vie spirituelle de l’humanité.

Ce travail de l’esprit humain par induction est inhérente à son fonctionnement, comme le disait Aristote (De l’âme), l’être humain « ne pense jamais sans images », c’est en cela que le Coran est profondément aristotélicien car il ne s’adresse pas à l’être humain uniquement sur le plan des idées abstraites comme pouvait le suggérer Platon.

Pour faire comprendre l’unicité divine, le Coran incite donc son lecteur à regarder le monde qui l’entoure, à lever les yeux du livre et à regarder au-delà du livre pour comprendre les lois scientifiques qui régissent ce monde, par l’observation.

On pourrait dire que le Coran incite comme pratique spirituelle la science, que ce soit les sciences dures ou humaines, puisqu’elle consiste justement à réfléchir sur les signes divins et à les comprendre en profondeur.

Cela permet de mettre à mal les idées créationnistes du Coran incitant à penser que toutes les idées scientifiques résideraient depuis le début dans le Coran : non, le Coran ne contient pas de vérité scientifique, au contraire, il enjoint à aller chercher la connaissance en dehors de lui-même, cette connaissance n’est pas donnée toute crue dans le livre sans faire aucun effort, mais elle est au-delà du livre, le Coran n’incite qu’à avoir une attitude scientifique de découverte et de compréhension du monde et à compléter cette connaissance par la perception sensible et intuitive du monde pour saisir son aspect métaphysique. Le Coran est un livre de signes à décrypter par la raison humaine et non un livre de sciences. Dieu dans le Coran donne au contraire un sens spirituel inédit aux sciences physiques, puisque ce serait par la connaissance de la Nature que l’on peut comprendre le comportement de Dieu.

Les signes, les symboles

Le Coran est un livre de signes et de symboles. L’étymologie de âyât vient de la racine aw’â qui signifie le fait de se retirer dans un refuge pour s’abriter ; la racine a donné le nom âya, un signe laissé à dessein pour indiquer quelque chose.

Le terme de âyat rejoint la thématique de la guidance, très présente dans le Coran, celui qui sera guidé est celui qui sait suivre les signes, les indications de la nature : le bédouin qui est guidé et échappe à une mort certaine dans le désert est celui qui est attentif à tous les signes de la nature pour se repérer.

Transposés dans le monde métaphysique, ces signes indiquent et signalent quelque chose de plus grand que l’enveloppe matérielle ; se contenter de cette matérialité, revient à enfermer et à limiter des réalités ultimes et donc à idolâtrer des objets.

En latin, le signum est la marque, l’empreinte, le sceau ou encore le cachet. Un signe est donc la marque en négatif d’une chose plus grande, comme le symbolon grec qui désigne un objet coupé en deux, le signe est incomplet : il ne fait que sous-entendre, évoquer, il ne peut pas tout dire d’un coup. Il suggère, ébauche et montre, il signale une direction.

Celui qui voit ce signe doit faire un effort supplémentaire pour terminer le chemin suggéré en interprétant et en cherchant à atteindre le point d’arrivée, la Réalité ultime, sans qu’il y ait de mode d’emploi et de balisage précis.

Le but du fidèle est de retrouver le négatif des empreintes laissées par Dieu, tout comme l’archéologue qui doit reconstituer des bâtiments anciens à partir des fondations.

Le philosophe George Berkeley (m. 1753) disait que le « monde sensible est un langage que l’esprit infini parle aux esprits finis » : le symbole évoque donc dans une forme finie et sensible quelque chose d’infini et d’immatériel, il invite une fois que la connaissance physique est acquise à percer le sens ultime et métaphysique des choses, leur essence.

Le sens métaphysique des signes de la nature

Tous ces signes permettent de saisir une seule chose : l’unicité divine. Chaque signe perçu renvoie à une réalité métaphysique et à une réalité intérieure de l’être humain dans sa façon de se tourner vers l’Absolu.

Prenons l’exemple du symbole du soleil. Il est présent sous de nombreuses formes dans le Coran. Abraham reproche à ses contemporains d’adorer le soleil et la lune comme des dieux, car ils s’arrêtaient au sensible et ne voyaient pas l’invisible qu’il y avait au-delà, faisant ainsi du soleil et de la lune des idoles. Les versets consacrés au rôle du soleil et l’alternance du jour et de la nuit nous invitent à le voir comme des signes, c’est-à-dire à comprendre ce qu’ils suggèrent pour toucher au Divin ; ne pas nous arrêter à l’aspect sensible du signe mais observer cet aspect sensible pour comprendre le divin, en l’occurrence Sa permanence au-delà de l’alternance du jour et de la nuit.Comme symbole, le soleil est traditionnellement considéré comme le « cœur du monde », le centre. Il représente l’unité divine, le point 1, ainsi que l’Âme universelle qui anime l’univers, qui revivifie l’âme et le corps.

Dieu dans le Coran est « l’Initial et le Final » (Coran 57 : 3), de la même manière, le soleil est la source du monde, l’énergie primordiale d’où tout rayonne et où tout converge.

Du soleil comme du divin surgit la création et sa multiplicité, qui finit toujours par revenir à Dieu. En islam, le divin est conçu comme une théophanie, c’est-à-dire l’émanation d’une pluralité infinie de mondes à partir d’un centre vital, comme une sorte de composition fractale du monde.

Ainsi le soleil est un symbole, une image mentale forte, qui permet de concevoir la relation de l’un et du multiple. Le soleil éclaire toutes les parties de l’univers mais ne perd pas son unité, il crée une pluralité de mondes et ne se disperse jamais. Le soleil est ainsi la meilleure image que l’on puisse donner à l’être humain pour comprendre ce concept compliqué qu’est l’unicité divine, le tawhîd.

Les signes divins représentés dans les arts islamiques

Les arts islamiques ont décliné à l’infini cette représentation du soleil pour en faire des supports spirituels de contemplation et de méditation afin de se relier à Dieu. Tous les décors architecturaux qui prennent la forme de cercles concentriques autour d’un centre représentent ce retour à Dieu, ce centre et l’Unité qui émane dans la diversité du réel.Ainsi, les dômes des mosquées imitent la forme rayonnante du soleil. Le dôme et la figure du cône font ressortir la relation entre le cercle et le point central, l’Essence divine. Parfois le sommet des coupoles est marqué par un trou, un oculus par lequel le soleil réel passe et éclaire le bâtiment ; c’est là une suggestion physique du Ciel divin, et du point de contact entre le visible et l’invisible, le terrestre et le céleste. De nombreux décors islamiques évoquent le soleil à travers des motifs circulaires rayonnant.

Le motif des muqarnas est très évocateur et stimulant pour comprendre l’Unicité divine : il s’agit d’alvéoles géométriques disposées en gradins et éclairées par la lumière naturelle à travers un oculus creusé dans le dôme de la mosquée. Ce dispositif crée un jeu de réfractions lumineuses qui souligne la multiplicité des coupoles intérieures à partir d’une source unique de lumière venant du ciel. C’est encore là un symbole architectural sensible et matériel qui vient évoquer l’image du ciel et du rayonnement en cascade à partir du Soleil divin.

Des symboles mis en acte dans les rites

La Réalité ultime du tawhîd, de l’unicité divine est non seulement mise en scène et évoquée dans les arts islamiques mais aussi dans les rites. Prenons l’exemple de l’importance de la Kaaba et de La Mecque en islam à travers deux rites : la direction (qibla) vers La Mecque lors de la prière et les circumambulations (tawaf) autour de la Kaaba lors du pèlerinage.

Tawâf vient du verbe tâfa qui signifie encercler, là encore on évoque l’image du cercle et du soleil qui englobe toute la multiplicité du réel. La circumambulation consiste à tourner autour d’un pôle central qui représente sur terre la demeure céleste ou bien l’axe du monde (axis mundis).

Se diriger vers la Kaaba dans la prière est un réflexe instinctif qui vise à concentrer tout son effort spirituel vers un centre afin de s’unifier et de tendre vers le seul objectif d’élévation vers Dieu. Ce centre attire, il magnétise ; celles et ceux qui gravitent autour de lui sont comme aimantés par ce point vital et on le ressent très bien lorsque l’on observe toutes ces images des pèlerins tournant en masse autour de la Kaaba.

Il y a dans l’attitude du musulman qui cherche son orientation vers La Mecque un instinct universel pour trouver son centre, son but ultime.

La Mecque est identifiée en islam comme le « nombril de la terre » comme le fut Delphes dans l’Antiquité grecque, dans le Coran elle a pour nom Umm al-qurra (6 : 92), c’est-à-dire la Mère des cités, la ville primordiale à l’origine des cités du monde. La Kaaba au centre de la Mecque, se situe sur l’Axe du monde, elle est la représentation terrestre du Trône divin qui englobe toute la création.

La qibla et le tawaf sont des rites ne visent qu’à un seul objectif : faire comprendre et sentir au fidèle par les actes, l’expérience et la contemplation méditative que Dieu est Un : c’est-à-dire que tout ce qui existe s’unifie en s’orientant vers cette unique origine.

Al-Ghazâlî parle de himma, une « aspiration concentrative » vers le Centre : c’est-à-dire le fait que toutes les prières convergent sans interruption vers la Mecque avec les décalages horaires et que le tawaf soit permanent en ce lieu.

La circumambulation imite également la rotation du soleil ou des sphères célestes. L’individu se retrouve en lien avec le rythme du cosmos à son échelle microscopique. Il est le réceptacle de ce rythme céleste.

Très souvent les mystiques de l’islam ont insisté sur le fait que le cœur de chaque fidèle était une Kaaba autour duquel l’on pouvait tourner. Le derviche tourneur cherche ainsi inlassablement son point d’origine autour de son propre cœur.

Al-Hallâj avait même construit une réplique miniature de la Kaaba dans sa cour à Bagdad, pratique condamnée par les théologiens orthodoxes. Le pèlerinage intérieur est devenu chez les mystiques un moyen d’échapper à l’idolâtrie : la Kaaba n’est qu’un support d’adoration. Pour Ibn ‘Arabî, la Kaaba n’est qu’un être mort, la circumambulation est une « prière faite sur un cadavre ». Cette spiritualisation du rite est un dépassement ésotérique de la pratique exotérique : démarche que l’on retrouve dans un hadith qudsi :

Mon ciel et Ma terre ne peuvent Me contenir, mais le cœur de Mon serviteur croyant Me contient.

Certains mystiques comme Abu Yazid Bistâmî (IXe siècle) dissent :

Je processionnai autour de la Kaaba en cherchant Dieu ; lorsque je L’eux trouvé, je vis la Kaaba processionner autour de moi !

Rûzbehân Baqlî (XIIe siècle) enjoignait à ses disciples de faire la circumambulation autour d’eux-mêmes. Ibn ‘Arabî affirmait :

En te dirigeant vers sa Maison, Il agit comme quand Il te dirige vers toi-même par Sa parole : « Qui se connaît soi-même connaît son Seigneur. »En te mettant en quête de la Maison de Dieu, tu te mets en quête de toi-même.

Cela rappelle également l’épopée des oiseaux en quête de la Sîmorgh, qui finirent pas se contempler eux-mêmes avant de s’anéantir dans la Sîmorgh.

Ces expériences contemplatives grâce aux rites permettent d’atteindre des états spirituels.

Chez al-Jîlî, disciple d’Ibn ‘Arabî dans al-Insân al-kâmil (l’Homme parfait), la Kaaba est le symbole de l’Essence divine et la Pierre noire représente l’essence spirituelle humaine : par le tawaf, le mystique atteint son véritable soi, son origine et son principe, sa racine. Ainsi le tawaf devient un rendez-vous avec soi-même ; selon un hadith :

Je deviendrai son ouïe par laquelle il entend, la vue par laquelle il voit.

Tout l’art islamique est bâti sur cette symbolique du retour à la racine et au centre. Les fidèles sont incités à remonter jusqu’à ce centre à partir du monde des créatures. La prière finale du pèlerinage assure l’intégration dans la station d’Abraham qui est le gardien du 7e ciel, atteint symboliquement au terme des 7 circumambulations : le fait de pénétrer dans la Kaaba est un symbole de l’attribut de l’union, le point où le soi humain communie avec le Soi ultime et le principe universel.

Et nous en revenons à Abraham et son expérience : Abraham était considéré comme un hanîf muslim : cela ne veut pas dire comme on le croise souvent qu’il était un musulman avant l’heure ! Le terme muslim dans ce verset est à prendre dans son contexte coranique : le muslim est celui qui s’abandonne entièrement à Dieu dans la paix, le hanîf muslim est celui qui se tourne entièrement vers l’Absolu, au-delà des divisions confessionnelles et au-delà des limitations humaines.

L’expérience d’Abraham et des hunâfâ’ est un retour à la racine ; les rites du pèlerinage et de l’orientation dans la prière ainsi que toute méditation sur le thème du cercle et du centre invitent à un retour à l’expérience d’Abraham qui prit conscience de l’unité divine en abolissant toutes les frontières et les catégories de l’esprit humain qui ne font que limiter l’accès à l’Absolu.

Terminons sur un dernier exemple d’art islamique qui permet de se mettre dans un état de contemplation et de méditation. C’est celui de la calligraphie. Le calligraphe doit construire les lettres et respecter certaines proportions propres à son art. Chaque lettre est construite à partir d’une unité de mesure qui est le point, fait par l’application ponctuelle du calame sur la feuille. Le point est l’unité de mesure de la ligne, puis de la lettre ; le point, comme le centre, le soleil, donne la forme et la mesure des lettres.

De nouveau on voit apparaître à travers cet art la mise en pratique des signes divins par une contemplation active pour faire comprendre l’Absolu. Al-Hallâj disait ainsi à propos de la calligraphie :

Le point est le principe / De toute ligne et la ligne entière / N’est que points réunis. / La ligne ne peut donc se passer du point, / Ni le point de la ligne. / Et toute ligne, droite ou courbe, / Sort par mouvement de ce même point. / Et tout ce sur quoi tombe / Le regard est un point entre deux points. »

  • Seynabou

    Bonsoir, Une analyse profonde qui appelle à en apprendre plus sur notre rapport à la foi et à la pratique. Merci ?

    • Eva Janadin

      Merci beaucoup Seynabou :) que Dieu vous bénisse !