« Quels usages de la raison pour la connaissance et la conduite spirituelles ? » (Abdennour Bidar)

« L’appel à la réflexion est un des thèmes les plus récurrents du texte sacré des musulmans. Sans relâche, il attribue à Dieu un discours qui oblige l’homme à réfléchir sur ses « signes ». L’univers entier est ainsi décrit comme un univers de signes, un livre de méditation sur le mystère de l’apparition même de l’être. Chaque verset est un signe de Dieu, autrement dit une invitation à réfléchir. En exhortant l’homme à se placer face à la nature, et face à sa propre nature, le Coran enjoint l’homme non pas à croire en un hypothétique au-delà – sur lequel notre raison est impuissante à dire quoi que ce soit – mais à construire des interprétations scientifiques du réel.

La raison en Islam a assumé depuis des siècles, avec des fortunes diverses selon les pensées et les contextes politiques et religieux, les deux grandes questions qui s’imposent à elle face au sacré : celle de sa participation possible à la compréhension de son mystère, et celle de sa revendication de liberté vis-à-vis d’une loi religieuse qui se veut souvent transcendante. Quelle place pour la raison humaine dans l’approfondissement du sens du sacré et de la sacralisation de l’existence ? Ici comme ailleurs, le dogmatisme religieux a cherché à réduire cette place de la rationalité. Mais la tradition religieuse ne se limite pas à cela. Elle a également préconisé l’ijtihâd (effort de jugement personnel) et, dans le domaine de la connaissance spirituelle, elle a fait la théorie d’une complémentarité entre raison et intuition susceptible de conduire l’être humain jusqu’à la station de ‘arîf bi-llah, c’est-à-dire de « connaissant par Dieu ».

Quel est le statut de l’usage de la raison dans la religion islamique ? Nous traiterons de cette question à deux niveaux : celui de la connaissance et celui de l’action. Plus précisément, nous nous demanderons si la raison est considérée en Islam comme une faculté spirituelle, susceptible d’une part de « faire connaître Dieu », d’autre part de déterminer un « bien agir ». Nous découvrirons, au cours de cette double réflexion, que les plus grands esprits de l’Islam, théologiens, philosophes, mystiques, étaient absolument étrangers à l’idée qu’il puisse y avoir un conflit entre foi et raison, parce que leur foi n’était pas irrationnelle, c’est-à-dire contradictoire avec les exigences de la raison. Il s’agissait chez eux d’une foi rationnelle, autrement dit d’une foi qui trouvait dans l’usage de la raison un moyen d’interroger son propre mystère, donc de s’élucider elle-même jusqu’à un certain point, de s’expliquer ou de se justifier dans une certaine mesure.

Al Fârâbî (870-950) par exemple écrit dans Le livre de la religion qu’une conviction religieuse qui ne s’appuie pas à la fois sur une « science première » (‘ilm awwal), autrement dit sur une intuition profonde, et sur la « démonstration » (burhân) est une « religion fourvoyée ». Il poursuit en proposant de considérer que « la religion vertueuse ressemble à la philosophie ». Et plus loin, lorsqu’il distingue entre les opinions théoriques et les opinions pratiques de la religion, c’est encore pour montrer que dans les deux cas l’exigence de démonstration philosophique ou scientifique doit s’appliquer. Notons que ces deux domaines de l’opinion humaine sont bien ceux – connaissance et action – à partir desquels nous voulons réfléchir ici. Pour Al Fârâbî, les opinions théoriques de la religion sur la naissance et les fins de l’univers, sur les lois ou le système de la nature, sur la place ou le statut de l’homme dans la création, « leurs démonstrations se trouvent dans la philosophie théorique ». Elle a donc pour fonction nécessaire d’argumenter et de prouver, autant que possible, les affirmations religieuses du texte sacré à leur sujet. Quant aux opinions pratiques de la religion, c’est-à-dire ses préconisations sur le bien et le mal agir, c’est encore à la raison qu’il revient de déterminer si cela doit avoir un caractère de commandement ou de conseil, et comment cela peut être adapté à chaque époque ou lieu. La foi se vivait chez ces hommes de l’approfondissement spirituel comme le contact avec un mystère profond de l’existence, et dont la difficulté est telle qu’il faut unir toutes ses facultés pour se donner une chance de l’éclaircir quelque peu : raison, intuition, imagination, désir, aucune faculté n’est de trop face au sacré. Par conséquent, même si la vie spirituelle n’est pas totalement rationalisable, pas plus en Islam que dans n’importe quelle autre tradition religieuse, ce n’est pas parce que la foi serait ennemie de la raison ou que leurs chemins divergeraient tôt ou tard : c’est que leur visée commune, ce sacré, se situe au-delà de l’une comme de l’autre, au-delà du sentiment nourri par la foi, et au-delà des raisonnements construits par la raison.

Le rôle de la raison dans la connaissance spirituelle

Le Coran est-il un appel à l’usage ou à l’abandon de la raison ? Allah, le Dieu de l’Islam, a-t-il voulu que l’homme réfléchisse à son mystère, ou bien qu’il se contente de croire en lui de façon aveugle et soumise ? L’appel à la réflexion est un des thèmes les plus récurrents du texte sacré des musulmans. Sans relâche, il attribue à Dieu un discours qui oblige l’homme à réfléchir sur ses « signes ». L’univers entier est ainsi décrit comme un univers de signes, un livre de méditation sur le mystère de l’apparition même de l’être. Leibniz puis Heidegger disaient que la plus grande question métaphysique à laquelle la raison humaine est confrontée est celle-ci : « Pourquoi y’a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Or continuellement c’est là-dessus que le Coran dirige et dirige encore la curiosité et la pensée du croyant. Pourquoi l’Univers existe-t-il ? À quelles finalités répond sa création ? Lisons l’un de ces passages: « Dans la création des cieux et de la terre, dans la succession de la nuit et du jour, dans le navire qui vogue sur la mer portant ce qui est utile aux hommes, dans l’eau que Dieu fait descendre du ciel et qui rend la vie à la terre après sa mort – cette terre où il a disséminé toutes sortes d’animaux –, dans les variations des vents, dans les nuages assujettis à une fonction entre le ciel et la terre, il y a vraiment des signes pour un peuple qui comprend » (II, 164).

Deux remarques de vocabulaire tout d’abord pour commencer le commentaire de ce passage. Le mot « signe » (ayât) employé ici veut également dire « verset » en arabe. Par conséquent, chaque verset est un signe de Dieu, autrement dit une invitation à réfléchir. La raison est donc conviée à s’exercer non pas seulement à propos de quelques passages, qui seraient plus mystérieux ou obscurs, mais, par le choix même de ce terme à double sens, sur chacune des phrases du Coran. D’autre part, seconde remarque de vocabulaire, le mot que l’on traduit ici par le verbe comprendre – « un peuple qui comprend (ya‘qiloûn) » – est de même famille que le terme « intellect » (‘aql). Or ce terme a été promu à une dignité exceptionnelle par de nombreux philosophes et mystiques de l’Islam. Selon eux, cet « intellect » désigne une faculté de connaissance dont la raison est une partie, l’autre étant l’intuition : l’intellect voit la vérité de façon synthétique (intuition qui saisit le vrai au-delà de tout concept) et l’explicite de façon analytique (raison qui démontre ou argumente). L’intellect est ainsi une faculté double, qui procède à la fois par intuition et raisonnement. Et pour des auteurs comme Ibn Sînâ (Avicenne, 980-1037), Dieu lui-même est l’intellect souverain (Le Livre de la guérison, Métaphysique), modèle de l’intellect humain qui en est comme une émanation ou une étincelle. Dieu pur intellect, intuition et raison suprême, qui à la différence de l’intellect humain non seulement contemple la vérité, mais la crée. Chez Dieu, la connaissance est créatrice, ou pour dire autrement cette idée étrange, son acte créateur est simultanément un acte cognitif. Sa contemplation du monde est créatrice. C’est son acte de contemplation qui crée l’univers. Cette précision faite, voyons maintenant de façon plus approfondie ce que le verset que nous avons cité peut nous apprendre sur l’usage de la raison en Islam. Le poète et philosophe Mohammed Iqbal (1873-1938) insistait sur ce qu’il appelait « le naturalisme du Coran » (Mohammed Iqbal, Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam, Paris, Éditions du Rocher/UNESCO, 1996), c’est-à-dire sur sa tendance constante à diriger le regard de l’homme vers le monde sensible, la nature, au lieu comme on s’y attendrait plutôt de la part d’un texte sacré, de diriger le regard de l’homme vers un au-delà. Comment l’expliquait-il ? Il écrit ceci : « Sans doute, le but immédiat du Coran, dans cette observation réfléchie de la nature, est-il d’éveiller en l’homme la conscience de ce dont la nature est considérée comme un symbole » (Mohammed Iqbal, Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam, Paris, Éditions du Rocher/UNESCO, 1996), autrement dit de faire du monde sensible seulement la copie du monde intelligible, et ainsi de conduire le croyant à méditer sur l’autre monde. Cependant, précisait-il aussitôt, la vocation propre du texte coranique est tout autre que cette fonction classique des textes sacrés : « Mais ce qu’il y a lieu de noter, c’est l’attitude empirique du Coran en général, laquelle engendra chez ses adeptes un sentiment de respect pour les faits et fit d’eux en définitive les fondateurs de la science moderne. Il était d’une grande importance d’éveiller l’esprit empirique à une époque qui renonçait au visible considéré comme dénué de valeur pour l’homme à la recherche de Dieu ». De ce point de vue, le Coran est anti-platonicien : en invitant l’homme à réfléchir sur ce monde, il est non métaphysique et enseigne que « la réalité réside dans ses propres apparences ». Or c’est précisément en ce sens qu’il est une invitation à l’usage de la raison : en exhortant l’homme à se placer face à la nature, et face à sa propre nature, il l’enjoint non pas à croire en un hypothétique au-delà (sur lequel notre raison est impuissante à dire quoi que ce soit, et doit laisser place à l’imagination) mais à construire des interprétations scientifiques du réel : des analyses historiques sur le passage du temps, physiques sur les lois de succession et de causalité des phénomènes naturels, sociologiques et ethnologiques sur la structuration des sociétés et cultures humaines, psychologiques sur les profondeurs de l’intériorité humaine, philosophiques sur le statut de l’homme dans cet univers.

Iqbal, comme d’autres avant lui, veut déduire de cette invitation coranique à l’usage de la raison l’explication du fait que la civilisation islamique a constitué une matrice majeure de la formation et du développement de l’esprit scientifique entre le VIIIe et le XIVe siècle – sur cette question une référence majeure est l’ouvrage de l’historien des sciences Ahmed Djebbar, L’âge d’or des sciences arabes. L’usage de la raison semble ainsi consubstantiel à la vie spirituelle en Islam. D’ailleurs la première école théologique constituée à Basra dès la première moitié du deuxième siècle de l’Hégire, celle des motazilites, a toujours été définie comme rationaliste. Elle l’était effectivement à plusieurs égards. Rappelons-en au moins deux essentiels. En premier lieu leur conception très complexe de l’unité divine (tawhîd), tendant à établir par la voie argumentative que l’essence de Dieu se tient au-delà de tous ses attributs et qualités énoncés dans le Coran (comme sa Miséricorde, sa Puissance créatrice, sa Sagesse, etc.). Ensuite vient leur affirmation de la liberté et de la responsabilité de l’homme vis-à-vis de ses actes. Là encore, ils sont rationalistes en ceci qu’ils essaient de démontrer que cela n’est pas incompatible avec l’idée de la toute-puissance de Dieu : pour que Dieu soit considéré comme juste, il faut nécessairement, expliquent-ils, qu’il laisse à l’être humain la possibilité de bien ou de mal agir ; la liberté humaine n’est donc pas le signe que quelque chose « échappe » à la volonté de Dieu, mais témoigne au contraire de sa volonté de justice et de la bonté de sa nature. Les motazilites, cependant, seront combattus ensuite par les écoles théologiques ultérieures, à commencer par celle qui se forme autour de la grande figure d’Al Asharî (né en 873). Comme le soulignera Henri Corbin, dans sa magistrale Histoire de la philo- sophie islamique, « Al Asharî est profondément heurté par le rationalisme excessif des docteurs motazilites » (Henri Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Paris, Gallimard, 1964). Dès lors la raison va souffrir en Islam… Et donc naturellement avec elle les philosophes qui en usent. Nous pensons notamment aux tribulations d’Averroès qui, au XIIe siècle, a dû se battre contre le dogmatisme religieux pour faire valoir, comme le rappelle Ali Benmakhlouf dans le livre qu’il lui consacre, qu’ « il ne s’agit pas de lire le Coran comme un texte clos sur lui-même donnant le savoir matériel et positif une fois pour toutes, mais comme un texte-programme qui incite l’homme à user de sa raison pour connaître », c’est-à-dire « comme un texte où se lit un projet de connaissance, non pas au sens où on y trouverait le savoir mais au sens où on y trouve une injonction à connaître » (Ali Benmakhlouf, Averroès, Paris, Les Belles Lettres, 2000, p. 58).

C’est en ce sens qu’Averroès se proposait pour objectif, dans son fameux Traité décisif sur « L’accord de la religion et de la philosophie », de montrer que la raison philosophique dont il avait trouvé le modèle chez Aristote devait être légitimée ou autorisée à questionner le sacré : « disons que notre but, dans ce traité, est d’examiner, du point de vue de la spéculation religieuse, si l’étude de la philosophie (falsafa) et des sciences logiques est permise ou défendue par la Loi religieuse, ou bien prescrite, soit à titre méritoire, soit à titre obligatoire » (Averroès, Le discours décisif, trad. Marc Geoffroy, Paris, Flammarion, 1996).

Le rôle de la raison dans la conduite spirituelle

Qu’en est-il maintenant de l’usage de la raison dans la vie pratique du croyant musulman ? Averroès vient de faire référence à la Loi islamique (Sharia) qui s’est définie historiquement comme la détermination juridique et morale du bien et du mal agir. Elle comporte traditionnellement cinq catégories de qualifications légales explicites (ahkâm) : l’interdit, le déconseillé, le permis, le recommandé, l’obligatoire. Or cela ouvre naturellement la voie à l’usage de la raison. En l’occurrence son rôle va être de classer chacun des actes, chacune des conduites possibles, dans l’une ou l’autre de ces catégories. Sur quelle base ? Deux références, deux ressources normatives, sont ici considérées comme majeures pour aider la raison à décider si tel acte est spirituellement blâmable, tolérable ou exigible du croyant. C’est le Coran d’une part, le hadith d’autre part, c’est-à-dire l’ensemble des paroles, faits et gestes du prophète considéré comme « le plus beau des modèles ». Comme le dit Mohammed Iqbal, « La première source du droit de l’Islam est le Coran » (Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam, VI), même s’il précise aussitôt après que « le Coran n’est pas un code légal ». Telle est d’ailleurs la première question que doit se poser la raison islamique et la première décision qu’elle doit prendre : le Coran est-il un ensemble de prescriptions destinées à devenir l’objet des mêmes obligations légales pour tous les musulmans ? Ou bien est-il constitué d’exhortations à la vie spirituelle qu’il appartient ensuite à chaque musulman de mettre en pratique selon sa propre raison et liberté ? L’Islam historique a tranché entre les deux, en se définissant une fois pour toutes comme « religion de la loi ». Or cela pose un problème du point de vue de l’exigence de raison, qui va de pair avec l’exigence de liberté personnelle : si l’on considère en effet que le Coran « donne des ordres », énonce des commandements, alors en face d’eux la raison individuelle devrait se taire. Cela explique que la culture islamique donne si souvent l’image, objective, d’une foi passive qui tient pour une vertu spirituelle la soumission à une multitude de dogmes et principes installés par la coutume sociale, et dont tout le monde croit savoir qu’ils ont pour origine le Coran lui-même – alors qu’ils sont le résultat, comme nous venons de l’expliquer, d’un choix d’interprétation originel du texte comme « texte de loi », « texte de vérité » ce qu’il n’est pas en lui-même comme Averroès ou Iqbal auraient voulu le rappeler avec une chance d’être entendus. Mais alors qui a droit à l’usage de la raison en Islam, sur les questions de pratique spirituelle ? Exclusivement les savants en sciences religieuses, qui connaissent les hadiths et les différentes élaborations historiques de la Loi par les principales écoles juridico-théologiques. La raison en Islam, pour tout ce qui concerne la conduite de la vie spirituelle, est la propriété des clercs. Depuis des siècles, ceux-ci mettent en œuvre trois instruments qui leur permettent d’exercer ce magistère de la raison : le qiyâs, l’ijmâ et l’ijtihâd. Le qiyâs, c’est le raisonnement par analogie. Face à chaque situation nouvelle, la rationalité savante se mobilise pour déterminer si, dans le Coran ou dans le hadith, il est possible de trouver une situation correspondante ou ressemblante qui servirait de modèle. Prenons un exemple de cette méthode à la fois légaliste, cléricale et déductive de détermination du bien et du mal. Nous l’empruntons à un petit livre paru en 2002 (Conseil européen des fatwas et de la recherche, recueil de fatwas, édition Tawhid, 2002) par un Conseil européen des fatwas et de la recherche présidé par Yûsuf Al Qardâkî, et dont l’objectif explicite est de fournir aux musulmans européens une « expertise » rationnelle venant de savants reconnus du monde musulman et spécifiquement adaptée à leur situation dans des sociétés non islamiques. Voici cet exemple : « Si la femme qui s’est convertie à l’Islam éprouve une gêne et des difficultés à utiliser le couvre-chef légal (khimâr, le foulard), doit-on l’obliger à le faire et insister, même si cela doit la mener à s’éloigner définitivement de l’Islam ? » (Recueil de fatwas, Avis juridiques concernant les musulmans d’Europe). Question à laquelle ce collège des savants répond par qiyâs, c’est-à-dire en déduisant le bien dans cette situation singulière (une femme convertie dans un pays non musulman) de ce que préconisent certains versets coraniques. En l’occurrence, l’avis juridique sera rendu ici à partir d’un choix d’interprétation de plusieurs versets dans un sens légaliste et traditionaliste, qu’une musulmane qui ne porte pas le foulard commet un « méfait » et que face à cette conduite « illicite » ou proscrite, « on ne doit pas désespérer du retour de cette musulmane vers le droit chemin, priant Dieu de la guider vers la voie du repentir ». Quelles observations peut-on faire au sujet d’une telle conception de l’usage de la raison ? Essentiellement deux :

1- elle est contradictoire avec la liberté de conscience et de pensée de la personne humaine. Comment légitimer qu’autrui pense ainsi à la place de l’individu, et décide pour lui du bien et du mal en prétendant que son avis constitue une « loi », qui plus est dans le domaine spirituel où une telle loi peut aisément, en se réclamant du Coran, se faire passer elle-même pour sacrée ?

2- non seulement la « raison savante » voudrait ainsi rendre captive la raison personnelle, de façon totalement illégitime, mais elle est elle-même une raison captive. Car son usage est manifestement soumis à des préjugés sur le bien et le mal qui relèvent de la simple coutume religieuse, c’est-à-dire de mœurs relatives à la tenue traditionnelle des femmes dans certaines régions du monde musulman, sans aucune vocation ou légitimité à s’universaliser.

Cela nous conduit à l’ijmâ‘, c’est-à-dire au consensus des savants. C’est la deuxième procédure de rationalité dans l’Islam : la détermination du bien et du mal est censée émerger, comme dans l’exemple que nous venons de donner, d’une réunion d’experts. L’usage de la raison est ici intersubjectif : par le dialogue, l’argumentation contradictoire, le débat, la controverse, les différentes positions cherchent entre elles des éclaircissements mutuels, se font des objections, se réfutent, trouvent entre elles le compromis le plus satisfaisant, de telle sorte qu’à l’arrivée une décision jugée par tous comme la plus objective se dessine. Toutefois les réserves faites à l’encontre du qiyâs sont les mêmes : ce sont certes l’une et l’autre des usages de la raison, mais des usages réservés. Or nous sommes là dans un domaine, celui de la vie spirituelle, où l’on peut raisonnablement douter que l’individu puisse légitimement être soumis à la raison d’autrui. La science est l’affaire de spécialistes, dont personne ne songerait à remettre en cause le privilège d’élaborer ce qui peut être tenu pour vrai ou non. Pour la religion, c’est différent : il y a certes là aussi des compétences acquises par l’étude au sein d’universités religieuses. Mais cela donne-t-il le droit de dire le bien ou le mal, le licite ou l’illicite ? La vie spirituelle doit-elle relever du domaine public ou du domaine privé, du droit ou du choix ? C’est le problème posé par la rationalité pratique telle qu’elle s’est développée dans l’histoire de l’Islam. Pourtant cette voie offerte à l’usage d’une rationalité libre, ouverte à tous, existe dans cette histoire de l’Islam. C’est celle de l’ijtihâd, défini par les théologiens comme le troisième instrument de réflexion sur le bien et le mal, à partir du Coran et du hadith. Le terme veut dire « l’effort de réflexion personnelle ». Mohammed Iqbal le définissait ainsi : « Dans la terminologie de la loi islamique, il signifie s’efforcer en vue de formuler un jugement indépendant sur une question légale (…) Je pense que cette idée a son origine dans un verset bien connu du Coran : « et à ceux qui s’efforcent Nous montrons Notre voie ». Nous la trouvons ébauchée d’une façon plus précise dans une tradition du saint Prophète. On remarque que lorsque Ma’ad fut nommé chef du Yémen, le Prophète lui demanda comment il jugerait des affaires qui lui seraient soumises. « Je jugerai des affaires selon le Livre de Dieu, dit Ma’ad. – Mais si le Livre de Dieu ne contient rien pour vous guider ? – Alors, j’agirai suivant les précédents du Prophète de Dieu. –Mais si les précédents ne te sont d’aucun secours ? – Alors je m’efforcerai de former mon propre jugement » (Mohammed Iqbal, op. cit.).

Mais l’usage de l’ijtihâd fut, lui aussi, réservé très rapidement aux savants en sciences religieuses, alors que sa vocation initiale était infiniment plus large, et devait selon ce hadith être synonyme de jugement personnel. Iqbal poursuit, pour justifier que son usage ait été légalement restreint, en écrivant que « l’étudiant de l’histoire de l’Islam, cependant, se rend bien compte qu’en raison de l’expansion politique de l’Islam une pensée juridique systématisée devint une nécessité absolue ». Cette restriction de l’usage de la raison en matière religieuse aurait ainsi été indispensable à l’Islam durant toute la période de son histoire où il a voulu se constituer en système religieux et politique à la fois : si la justice et l’autorité de l’État voulaient se réclamer de l’Islam, il fallait que celui-ci soit défini comme religion politique, c’est-à-dire que le Coran soit compris comme « code légal ». Est-ce là cependant l’avenir de l’Islam ? L’Islam est-il destiné à se perpétuer comme religion et politique ? C’est dans cette question que se trouve le principal enjeu de l’usage de la raison en Islam. Si celui-ci est libéré, ou libéralisé, cela signifie que l’Islam ne peut plus se concevoir comme religion politique, ni d’ailleurs comme ensemble de dogmes dont la discussion est interdite, ou réservée aux savants. Pas de liberté démocratique, pas d’égalité des libertés, sans droit à l’usage personnel de la raison. L’ensemble des savants musulmans, et tous les pouvoirs politiques qui veulent fonder leur autorité sur une fonction de garants de la loi islamique, ont intérêt pour le maintien de leur propre pouvoir à ce que cette révolution n’ait pas lieu. Un certain nombre de penseurs contemporains considèrent qu’il y a là ce que Mohammed Arkoun appelle une « clôture dogmatique » entretenue par des pouvoirs religieux et politiques complices au service du maintien de l’ordre établi. Comment cependant sortir de ce régime de la « raison juridique » qui impose aux individus la tutelle de la sharîa, et développer en Islam la culture d’une raison libre ? Il faudrait reprendre l’effort entrepris par ces humanistes arabes du XIe siècle, notamment Tawhîdî et Miskawayh, dont Arkoun a montré qu’ils avaient conçu « la naissance d’un sujet humain soucieux d’autonomie, de discernement libre dans l’exercice des responsabilités morales, civiques, intellectuelles » – et de ses responsabilités spirituelles, serions-nous tentés d’ajouter (Mohammed Arkoun, Humanisme et Islam : combats et propositions, Rabat, Éd. Marsam, 2006).

Conclusion

La raison en Islam a assumé depuis des siècles, avec des fortunes diverses selon les pensées et les contextes politiques et religieux, les deux grandes questions qui s’imposent à elle face au sacré : celle de sa participation possible à la compréhension de son mystère, et celle de sa revendication de liberté vis-à-vis d’une loi religieuse qui se veut souvent transcendante. Quelle place pour la raison humaine dans l’approfondissement du sens du sacré et de la sacralisation de l’existence ? Ici comme ailleurs, le dogmatisme religieux a cherché à réduire cette place de la rationalité, c’est-à-dire d’un questionnement et d’une liberté personnelle qui mettent en danger son pouvoir. Mais la tradition religieuse ne se limite pas à cela. Elle a également préconisé l’ijtihâd (effort de jugement personnel) et, dans le domaine de la connaissance spirituelle, elle a fait la théorie d’une complémentarité entre raison et intuition susceptible de conduire l’être humain jusqu’à la station de ‘arîf bi-Llah, c’est-à-dire de « connaissant par Dieu » – Dieu étant comme nous l’avons vu chez Ibn Sînâ l’intellect même, raison et intuition souveraines. »

Abdennour Bidar
Source : « Quels usages de la raison pour la connaissance et la conduite spirituelles ? » dans La civilisation arabo-musulmane au miroir de l’universel : perspectives philosophiques, Paris, UNESCO, 2010, p. 221-228