Prêche #10 « L’éthique universelle du Coran » (Eva Janadin, 10 avril 2020)

« Aujourd’hui, je souhaite que l’on s’interroge sur l’éthique universelle que propose le Coran. On a trop souvent tendance à réduire les actes en islam aux actes rituels, à l’orthopraxie, alors que le Coran insiste bien plus sur les vertus que l’être humain peut cultiver pour améliorer son comportement au quotidien.

Une réflexion sur un passage de la sourate 31, Luqmân, versets 12-19 permettra de nous éclairer pour mieux comprendre le bel-agir universel que le Coran nous exhorte à adopter. Dans cet extrait, Luqmân donne alors plusieurs recommandations à son fils :

« 12. Et Nous avons donné la Sagesse à Luqmân : “Sois reconnaissant envers Dieu !” Or, qui est reconnaissant n’est reconnaissant qu’envers lui-même, et qui est ingrat alors, vraiment. Dieu est Autosuffisant, Digne de louanges !

13. Or, Luqmân parle ainsi à son fils en l’exhortant : “Mon cher fils ! Ne codéifie pas Dieu ! Vraiment, la codéification est un enténèbrement d’injustice sans commune mesure.

14. Et Nous avons recommandé à l’être humain (la bienfaisance envers) ses deux géniteurs. Sa mère l’a porté, fatigue après fatigue. Le sevrage de l’enfant se fait dans les deux ans. Sois reconnaissant envers Moi et envers ses deux géniteurs ! Jusqu’à Moi est le devenir.

15. Et si tous deux te forcent à Me codéifier ce dont tu n’as aucune science, alors ne leur obéis pas et comporte-toi avec eux avec convenance dans l’ici-bas. Et suis le chemin de qui se tourne vers Moi. Puis, jusqu’à Moi est votre lieu de réintégration. Alors, Je vous informerai de ce que vous faisiez.

16. Mon cher fils ! Vraiment, fût-ce le poids d’une graine de sénevé, qu’elle se trouve dans un rocher ou dans les cieux ou en terre, Dieu la ramènerait. Vraiment, Dieu, Subtil, Très-Informé !

17. Mon cher fils ! Élève l’action unifiante de grâce (i.e. la prière), et ordonne ce qui est reconnu convenable, et interdis ce qui est tenu pour désapprouvé, et sois endurant devant ce qui t’atteint ! Vraiment, cela relève des fermes décisions à prendre !

18. Et ne fais pas la moue par mépris des humains et ne marche pas sur la terre avec insolence ! Vraiment, Dieu n’aime pas tout infatué plein de gloriole !

19. Et sois modéré dans ta démarche et tempère la voix ! Vraiment, la voix la plus désagréable est bien celle des ânes ! »

Qui est Luqmân ? C’est le nom d’un sage préislamique qui aurait vécu au XIe siècle av. J.-C. et viendrait d’Abyssinie, d’Égypte ou de Palestine. Luqmân est toujours décrit comme ayant eu de grandes qualités morales. Un jour, il s’endormit sous un arbre et eut la vision d’un ange, venant jusqu’à lui, qui lui révéla que Dieu voulait lui faire un cadeau : soit le don de la sagesse, soit la prophétie. Luqmân choisit la sagesse et lorsqu’il se réveilla, il remarqua que ses sens et sa compréhension des choses avaient changé, il se sentait en complète harmonie avec la nature et pouvait comprendre le sens profond des choses, au-delà de leur réalité physique. Il se prosterna alors pour remercier Dieu et lui témoigner toute sa gratitude.

D’où vient ce passage coranique ? Cet ensemble de verset s’inspire d’une œuvre littéraire originaire de Mésopotamie antique, rédigée en araméen au VIIe siècle av. J.-C. sous l’empire assyrien : le roman d’Ahiqar, un sage assyrien-araméen et dignitaire de la cour royale assyrienne. Les sagesses de ce roman ont ensuite été intégrées dans les milieux juifs et chrétiens et ont circulé de l’Inde jusqu’à la Méditerranée et ils nous reviennent ici dans la Révélation coranique. Cela souligne le caractère profondément universel de ce passage. Le Coran reprend en les adaptant à son contexte local ces sagesses et ces textes venant des milieux juifs, chrétiens, zoroastriens, mazdéens, etc. C’est pourquoi Eva de Vitray-Meyerovitch disait avec grande justesse :

« On ne se convertit pas à l’islam, on embrasse toutes les autres religions. »

Revenons au passage coranique en question, plusieurs principes éthiques sont énoncés par Luqmân à son fils. On est face à une véritable leçon d’éthique universelle qui nous permet de lire l’islam en dehors de toute lecture ethnocentrique. On peut faire la liste de sept grandes vertus qui sont évoquées dans ces versets ; bien sûr cette liste n’est pas exhaustive.

Se détourner de l’idolâtrie

Dans le verset 13 : « Or, Luqmân parle ainsi à son fils en l’exhortant : “Mon cher fils ! Ne codéifie pas Dieu ! Vraiment, la codéification est un enténèbrement d’injustice sans commune mesure. »

Codéifier en arabe fait référence au shirk, c’est-à-dire l’association d’une divinité éternelle à une autre éternité. Or, il ne peut y avoir deux co-éternités car celles-ci se limiteraient nécessairement et donc elles ne seraient pas éternelles. Néanmoins, dans ce verset, la question du shirk ne se limite pas à la spéculation théologique. Elle implique une mise en action éthique et pragmatique de ce dogme : faire du shirk revient ici à commettre de l’injustice, car cela revient à vénérer des objets ou des concepts, comme l’argent ou le pouvoir, qui risquent de nous faire commettre des injustices envers les plus démunis. L’idolâtrie est le fait de rendre un culte à quelqu’un ou quelque chose comme s’il s’agissait de dieu en personne. Par extension, l’idolâtrie revient à vouer un amour et une admiration excessive envers une personne ou une chose. Autrement dit, c’est faire du fétichisme. Pour autant, il ne s’agit pas là de condamner sans réfléchir tout polythéisme et tout paganisme : les païens et polythéistes n’adorent pas tous littéralement les objets eux-mêmes mais ce qu’ils représentent, en cela ils ne limitent pas la divinité dans un objet. L’idolâtrie condamnée dans le Coran consiste à véritablement croire en des faux dieux, qu’ils soient des personnes ou des objets et à leur accorder une force et une puissance en risquant de les utiliser comme outils pour faire du mal et accroître les injustices.

Exprimer sa gratitude

Dans le verset 14 : « Et Nous avons recommandé à l’être humain (la bienfaisance envers) ses deux géniteurs. Sa mère l’a porté, fatigue après fatigue. (…) Sois reconnaissant envers Moi et envers tes deux géniteurs ! Jusqu’à Moi est le devenir. »

Cette exhortation coranique ne fait que prolonger la Bible : « Honore ton père et ta mère afin que tes jours se prolongent dans le pays que l’Éternel, ton Dieu, te donne. » (Exode 20, 12). Dans les hadiths, le Prophète Muhammad revient à de nombreuses reprises sur la gratitude en particulier envers la mère. Dans l’un de ces récits prophétiques, un homme se présenta à lui et lui demanda :

« Envoyé de Dieu, quelle est la personne qui a le plus de droit à ma bienveillante compagnie ? Le Prophète répondit : « Ta mère. » Et ensuite ? » demanda l’homme. « Ta mère », répondit à nouveau le Prophète, « Et ensuite ? » – Ta mère » répondit le Prophète une troisième fois. « Et ensuite ? » Ensuite ton père », conclut le Prophète, sur lui la Grâce et la Paix. » (Imâm al Nawawî, Les jardins de la piété, vol. I, p. 258)

Le philosophe Abdennour Bidar parle d’aider à transmettre un « sens de la dette » (Quelles valeurs partager et transmettre aujourd’hui ?, Paris, Albin Michel, 2016). L’exemple des parents est particulièrement éclairant, puisque ce sont les premières personnes dans une vie qui nous aident à nous en sortir et donnent de leur temps pour leurs enfants. Mais attention, il ne s’agit pas là de tomber dans une gratitude qui serait synonyme de culpabilisation permanente, comme si nous ne méritions pas l’aide qui nous est donnée ; de même qu’il ne s’agit pas non plus d’idéaliser et de sacraliser la personne qui nous aide au point d’en faire un modèle intouchable et ainsi une idole. Le verset 15 dans la sourate de Luqmân nous alerte des excès, l’obéissance aux parents se limite tant que ceux-ci ne sont pas indignes et poussent leurs enfants à commettre des injustices et du mal. Mais, malgré ces divergences qui peuvent exister entre les parents et leurs enfants, Dieu nous exhorte à avoir un comportement convenable avec les parents même dans le conflit : l’affection et le bel agir doivent rester la règle des relations filiales malgré la mésentente.

Il y a un sens littéral bien sûr à cette exhortation, honorer sa mère en raison de ses sacrifices, parce qu’elle nous a portée dans son ventre et allaités. Mais la mère est aussi un symbole pour la vie spirituelle : elle représente la matrice, al-Rahman, l’utérus matriciel dans lequel nous avons grandi. La leçon à retenir à cela est que nous avons tous besoin d’un environnement et d’un écosystème social pour nous développer. Cultiver la gratitude nous fait prendre conscience de cette réalité : l’être humain n’est rien sans les autres. C’est pourquoi cette période de confinement où nous pouvons nous sentir très seuls ou en conflit avec les membres de notre famille est une grande épreuve pour nous, car nous sommes justement des êtres sociaux en quête de lien. Lorsque nous naissons, nous ne pouvons pas nous débrouiller seuls sans les adultes. Tout au long de la vie, nous avons besoin des autres, de notre famille, de nos amis et de la société pour nous développer. Seul Dieu est autosuffisant, nous ne sommes pas autosuffisants ! La gratitude est donc plus que nécessaire dans nos vies.

En réalisant que la source de notre bien-être se trouve en dehors de nous-mêmes, nous nous rendons compte de la chance que nous avons, ce qui permet d’ailleurs de modifier notre rapport au monde et aux autres, vers davantage d’optimisme. Prendre conscience de ces aides extérieures, grâce à des temps de prière, de contemplation par exemple, permet de nous transformer intérieurement. Ce sentiment de gratitude nous permet de diriger notre attention vers des choses positives, et non pas de nous focaliser sur ce qui nous manque. Le Coran stigmatise à de nombreuses reprises les ingrats, qui se plaignent lorsqu’ils n’ont pas ce qu’ils désirent et oublient Dieu et les autres lorsqu’ils vont bien et obtiennent ce qu’ils souhaitent sans être capable de remercier de ces bienfaits. Il s’agit aussi de prendre conscience que cela crée un manque et du malheur que de ne vivre que dans l’optique de désirer sans arrêt de nouveaux plaisirs, de nouvelles acquisitions en nous contentant de ce que nous avons. Épicure (m. 270 av. J.-C.) ne disait pas moins que cela : « Celui qui ne sait pas se contenter de peu ne sera jamais content de rien. » La gratitude nous permet ainsi de sortir de l’égoïsme et de l’individualisme en prenant conscience que l’autre est présent pour nous, en acceptant son aide et en le remerciant.

Cultiver la vertu par la prière

Dans le verset 17 : « Mon cher fils, élève l’action unifiante de grâce (i.e. la prière, salât) ! »

Cette exhortation ne consiste pas à se perdre dans une orthopraxie aveugle et obsédée par la forme des rites. Le terme salât dans le Coran est à comprendre comme un moment de grâce unitive à Dieu pendant lequel l’individu se consacre à l’essentiel, pour se concentrer, faire une pause, mieux connaître et comprendre le sens profond des choses, travailler sur lui-même et ainsi changer son comportement. L’éthique n’est pas seulement à voir comme entièrement tournée vers les autres car pour être correctement orientée vers autrui et pour aider autrui, toute action doit partir d’un être humain qui est lui-même intérieurement centré et en paix. Comme le dit Mohammed Iqbal :

« La nature d’un acte quelle que soit sa portée séculière, est déterminée par l’attitude d’esprit avec laquelle l’agent le fait. C’est l’arrière-plan mental invisible de l’acte qui détermine ultimement son caractère. » (Mohammed Iqbal, La reconstruction de la pensée religieuse en islam, éd et trad. Abdennour Bidar, p. 37)

L’éthique ne peut donc être garantie selon les recommandations de Luqmân que par l’expérience de la prière, quelle que soit sa forme, pour fortifier, apaiser notre intériorité et ainsi bien diriger nos intentions vers les autres.

Ordonner le convenable, interdire le blâmable

Toujours dans le verset 17, Luqmân recommande à son fils « (d’ordonner) ce qui est reconnu convenable (al-maʿrûf), et (d’interdire) ce qui est tenu pour désapprouvé (al-munkar). »

Le penseur mutazilite al-Jâhiz ne définissait pas le Bien comme une chose en soi absolue mais plutôt comme ce qui se révèle bénéfique pour chaque être créé : ainsi, un médicament me soignera mais peut tuer mon voisin. Nous devons donc vouloir pour autrui ce qui lui est bénéfique. D’après un hadîth :

« Aucun de vous n’est croyant tant qu’il ne désire pas pour son frère ce qu’il désire pour lui-même. »

Agir avec bonté est un principe qui traverse toutes les cultures et toutes les religions qui respectent un adage universel :

« Ne fais pas à autrui le mal que tu ne voudrais pas qu’il te fasse, et fais-lui le bien que tu voudrais qu’il te fasse. »

C’est ce sentiment de l’interdépendance entre les humains que cette assertion coranique veut nous faire comprendre. Cela fait par ailleurs écho à la suite des recommandations de Luqmân au verset 18 :

« Ne fais pas la moue au mépris des humains. »

Ce verset nous recommande de ne pas nous détourner de nos semblables, de l’humanité pour nous mettre au service des autres, ce qui rejoint un autre hadîth :

« Le meilleur d’entre vous est le plus utile à ses semblables. »

Rousseau qualifiait « d’instinct divin » cet amour, cette préférence profonde pour le bien. Le bon incite chacun de nous à protéger notre semblable, à le reconnaître et à le considérer, ce qui se retrouve dans l’étymologie de maʿrûf, dont la racine ‘rf implique l’idée de connaissance et de reconnaissance. Inversement, l’étymologie de munkar signifie l’idée d’ignorer, de méconnaître ou de renier quelqu’un.

Rappelons par ailleurs que le mot islâm désigne l’idée d’être en paix ; de même que la racine du mot imân (foi) signifie la sauvegarde et la protection. L’islâm et l’imân sont deux attitudes éthiques qui nous incitent à faire le bien et à préserver autrui.

Faire preuve de persévérance et de patience

Dans le verset 17 : « Sois endurant devant ce qui t’atteint ! ».

Cette patience n’est accessible qu’avec un long travail sur soi pour cultiver l’apaisement. La persévérance et la patience sont des vertus souvent énoncées dans le Coran :

« Nous nous éprouverons pour connaître ceux de vous qui luttent, ceux qui sont constants et pour éprouver ce que l’on rapporte sur vous. » (Coran 47 : 31)

D’où vient cette force intérieure qui nous incite à prendre confiance et à ne rien lâcher alors que d’autres abandonneraient ? La persévérance naît aussi d’une confiance en ce qui ne dépend pas de nous mais aussi confiance en ce qui dépend de nous, confiance en soi pour se surpasser et réussir, comme nous le laisse entendre un hadîth :

« Celui qui persévère, Dieu lui donne la patience. Et aucun homme n’a jamais reçu de meilleur et de plus large don que la patience. » (Ghazali, L’éthique du musulman, p. 177)

La patience est ainsi la récompense de la persévérance de l’individu qui continue dans ses projets et malgré les obstacles. Cette endurance incite néanmoins à avoir un discernement sur soi, à bien connaître dans quels domaines insister et persévérer pour faire aboutir nos projets de vie et ne pas se leurrer sur nos capacités, c’est-à-dire ne pas les surestimer ni les sous-estimer. Ce travail sur soi doit aussi nous inciter à sentir quand persévérer, c’est-à-dire lorsque nos intentions sont correctement alignées avec nos aspirations les plus profondes.

Faire preuve d’humilité

Au verset 18 : « Ne marche pas sur la terre avec insolence ! Vraiment, Dieu n’aime pas tout infatué plein de gloriole ! »

Luqmân incite son fils à rejeter toute forme d’arrogance et de présomption et à être guidé par l’humilité et la modestie. La spiritualité nous incite à être humble envers Dieu et Ses créatures, l’arrogance ne fait qu’entraver le chemin vers autrui.

L’humilité nous incite à ne pas nous prendre pour ce que nous ne sommes pas. Mais l’humilité n’est pas synonyme d’humiliation ni de soumission. S’humilier excessivement pourrait même nous faire tomber dans l’arrogance et la présomption puisqu’il s’agit indirectement de se mettre en avant. L’humilité incite à avoir un regard juste sur soi-même, à se débarrasser des fausses images sur soi et à garder ce juste milieu entre d’un côté l’orgueil et de l’autre la honte de soi. Dans les deux cas, l’amour-propre est trop fort : l’orgueil est le fruit d’un excès d’amour-propre, alors que l’humiliation découle d’une absence d’amour-propre et de dignité. Admiration et sévérité envers soi ne donnent jamais de bons résultats. Il s’agit de toujours prendre conscience que nous ne sommes pas seuls, et que nous avons besoin des autres pour avancer. Abdennour Bidar le formule justement de la façon suivante :

« L’humilité ne serait donc pas de dire : “Je ne suis rien” mais : “Je ne suis rien sans les autres.” Il y aurait alors un deuxième contraire de l’humilité, en plus de l’orgueil : l’égocentrisme ou l’illusion de pouvoir exister et subsister sans la présence ni le secours d’autrui. (…) Au plus loin de cet extrême défaitisme et d’humiliation de soi, l’humilité nous fait refuser l’orgueil tout en nous invitant à jouer notre rôle et à prendre nos responsabilités au milieu des autres, et dans l’univers. Elle nous conduit ainsi à assumer notre dignité, au lieu de nous accabler du malheur d’une radicale indignité et nullité de notre existence » (Abdennour Bidar, Quelles valeurs partager et transmettre aujourd’hui ?, p. 119-120, 123)

Ce n’est qu’une fois notre capacité de décentrement rendue possible que l’on peut comprendre notre dette envers autrui et notre interdépendance, de notre place comme partie d’un grand tout.

Savoir se maîtriser

Le verset 19 conclue ces exhortations par une incitation à la maîtrise de soi : « Et sois modéré dans ta démarche et tempère la voix ! Vraiment, la voix la plus désagréable est bien celle des ânes ! »

Ne pas marcher de manière trop extravagante pour se faire remarquer, baisser le ton de sa voix quand on parle, c’est faire un effort sur soi-même. Hausser le ton de sa voix, se faire voir, c’est être dans l’arrogance, le mépris voire dans l’emportement lorsque l’on est en colère. Être capable de ne jamais hausser le ton de sa voix, c’est refléter une tranquillité intérieure, une capacité à ne pas être ébranlé par ses émotions.

Toutes ces exhortations rejoignent ce que l’on appelle en islam l’adâb, c’est-à-dire le bel-agir ou le bien-agir, cultivé chez les soufis par le principe de la chevalerie spirituelle, la futuwwa. Un hadîth rappelle cette éthique de vie :

« Ne te mets jamais en colère car l’homme fort n’est pas celui qui use de sa force mais celui qui se maîtrise en cas de colère. » (hadiths 1995 et 1996 cit. Al-Hussein Ben al-Mubarak al-Zubaidi, Le sommaire de Salihal-Boukhari, t. 2, p. 251).

Dans le Coran, Dieu aime « ceux qui maîtrisent leur colère » et « qui pardonnent aux Hommes » (Coran 3 : 134). Dieu aime donc celui qui maîtrise ses instincts et ses émotions. Les stoïciens avaient déjà poussé cette transformation intérieure jusqu’au bout, au point d’être capable de ne plus ressentir aucun trouble. Cette paix inaltérable demande un grand effort sur soi. Celui qui se maîtrise est celui qui reste modeste, c’est-à-dire qui ne cherche pas à s’imposer aux autres, dans une forme de retenue et d’observation distante des événements, pour dominer ses passions, ses pulsions et ses emportements. Toutes les émotions excessives non seulement nous coupent d’autrui mais risquent aussi d’abîmer notre santé et de nous ronger de l’intérieur.

***

Pour finir, ce confinement peut être l’opportunité pour chacune et chacun d’entre nous de se transformer, de prendre le temps de réfléchir à toutes ces valeurs mais surtout de les appliquer au quotidien pendant et surtout de continuer après le confinement pour éviter que cette période ne soit qu’une situation éprouvée et difficile sans pouvoir en tirer un parti positif.

Récapitulons ces valeurs : toutes sont l’occasion de faire attention à l’autre. Mais aussi les sagesses de Luqmân nous incitent à une attention à soi, attention, non pas pour tomber dans l’égocentrisme et la mégalomanie, mais pour nous inciter à nous plonger dans la culture de l’action juste, autrement dit une culture du bon et du convenable, apprendre à discerner ce qui est convenable et ce qui est blâmable grâce à des exercices spirituels comme la prière. Comment discerner ce qui est bon de ce qui est mauvais ? La vertu selon Aristote est un juste milieu, l’action est morale lorsqu’elle ne tombe ni dans l’excès ni dans le défaut. Pourquoi agir de manière juste et bonne ? Toujours selon Aristote, la vertu apporte en elle-même un plaisir dans la joie des bonnes actions. La vertu serait donc libératrice et épanouissante pour les individus et l’humanité tout entière. Elle nous transforme, elle nous tempère et nous permet en acte de nous rapprocher de Dieu.

Ce plaisir dans la joie des bonnes actions d’Aristote se retrouve entièrement dans une des paroles du Prophète pour apprendre à distinguer le bien du mal dans l’action :

Un homme lui demanda : « Qu’est-ce que le bien et le mal ? » Il lui répondit : « Consulte ta propre conscience (qalb) ! Le bien, c’est ce qui procure une sérénité de l’âme, une confiance du cœur intérieure ; le mal est le contraire, il n’inspire aucune tranquillité de l’âme ni confiance du cœur. Après avoir consulté ta conscience, ne donne aucun crédit aux fatwas des gens. »

  • Nasser

    Très beau sermon, merci Eva. Si je puis néanmoins me permettre, une microscopique remarque qui n'est en rien sur le fond du message de ce sermon : cela me pique toujours particulièrement de lire des citations de Jean Jacques Rousseau. Loin de moi l'idée de contester la plume de ce grand philosophe des lumières, mais après avoir lu et appris de lui et des autres à l'ecole comme tout francais, le recul, d'autres sources d'information nous permettent d'attester que parmi ces hommes nous avions à faire à une horrible bande de racistes, supremacistes blancs de l'époque. Encore une fois cela n'enlève pas la qualité de leurs écrits, mais psychologiquement en tout cas pour ma part cela tend à discréditer pas mal de leur prétendues nobles pensées... Voilà désolé, mais j'ai viscéralement aujourd'hui du mal à supporter de lire des citations de ces anciens bourgeois abjects, surtout que vous avez un panel d'auteurs infini pour étayer ce genre de belle réflexion telle que celle amenée sur cette page ;)